Accidents du travail Justice Travaux publics
Régis Brugière de Barante était un cordiste chevronné, mais la mission qui lui a coûté la vie le 27 août 2018 n’avait rien à voir avec les travaux sur cordes. « Pionnière » dans ce domaine, son entreprise l’avait envoyé fragmenter des roches avec des cartouches pyrotechniques sans qu’il n’ait reçu la formation obligatoire pour les manipuler. Pas suffisamment à distance de l’explosion, un éclat de roche fatal l’a frappé à la tête. Ce jeune papa de 38 ans a rejoint la longue liste – pour une si petite profession – des 26 cordistes morts au travail, recensés depuis 2006 par l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires. Troisième volet de notre enquête sur les cordistes, une profession hautement mortelle.
Plus il tronçonne, en dégageant les arbres qui l’entourent, plus le tapis de verdure sous ses pieds devient précaire. A ce stade, l’homme en suspension ne sait pas que le fragile support qui le retient ne repose sur rien, cachant en réalité un précipice. « Je finis de saucissonner un tronc, lorsque, tout à coup, une trappe s’ouvre, écrit Samuel Marie dans Avance, bordel ! (Dunod, 2019). Le paysage s’éventre par le sol. Je confirme, le vide était bien là… »
« L’extraordinaire aventure d’un tétraplégique autour du monde » – sous-titre de son autobiographie – démarre par ce matin du 26 juin 2008, quand, « envoyé faire des opérations de débroussaillage au pied de la citadelle de Besançon », Samuel Marie chute six mètres plus bas. Un accident qui lui vaudra deux vertèbres cervicales brisées, trente opérations et quatre ans de rééducation.
A vingt ans, Samuel Marie apprend qu’il sera paralysé à vie.
La fin du temps des pionniers
Le malheur ne prévient pas toujours. Quand le drame qui a changé sa vie s’est produit, cela faisait moins d’un mois que le jeune homme venait d’être embauché par la CAN. L’entreprise, basée à Mirmande, dans la Drôme, se présente comme la « pionnière dans les travaux sur cordes ». Spécialisée dans les travaux d’accès difficiles et les risques naturels, la CAN, pour Corde à nœuds, a été fondée en 1977 par Michel Richard, un plombier-zingueur qui « a posé les jalons d’un métier qui n’existait pas en tant que tel et qu’il fallait inventer dans toutes ses dimensions », comme on le lit dans un livre édité à l’occasion des 40 ans du groupe.
Désormais, l’entreprise évolue dans une autre sphère, loin de cette époque des pionniers. L’actuel PDG de la CAN n’est pas issu de ce monde-là : ancien manager de Vinci passé par la Sorbonne Business school, Cédric Moscatelli dirige une société par actions simplifiée qui compte 450 collaborateurs et s’appuie sur quatorze filiales à travers le monde, pour un chiffre d’affaires annuel de 70 millions d’euros.
Mec, tu sais tout faire, t’es un héros !
Après son embauche, Samuel Marie avait suivi pendant trois semaines une formation en alternance à Formacan, une filiale voisine. Ses tout premiers chantiers en tant que cordiste, cet ancien charpentier et moniteur de ski les a effectués non encordé. Au sol. De toute façon, le jour du drame, on avait négligé de lui en fournir, des cordes, et même un harnais. Il ne portait même pas un pantalon de bucheronnage. « C’était un petit chantier »tampon » de trois jours pas très rentable, il fallait dépoter pour vite repartir sur un gros chantier de deux semaines, précise-t-il à Blast, 13 ans plus tard. Je n’avais jamais touché à une tronçonneuse, je n’avais aucune formation en élagage, et là on me demandait de couper des troncs de 70 à 80 centimètres de diamètre. On était deux pour débiter 150 mètres sur 30 de grands arbres. En formation, on t’apprend les techniques de corde et, pour le reste, on te dit : »Mec, tu sais tout faire, t’es un héros ! » »
« Aucune main courante pour accéder à la partie supérieure du chantier n’avait été installée, même pas une ligne de vie pouvant constituer un point d’ancrage lors de port de harnais de sécurité. » D’après le compte-rendu de son accident, consultable sur la base de données EPICEA, Samuel n’avait reçu « aucune consigne particulière de sécurité avant le démarrage du chantier ». Le plan particulier de sécurité et de protection de la santé (un instrument qui permet aux entreprises d’évaluer les risques sur un chantier) – « pas réactualisé » – n’avait pas même été porté à sa connaissance : « L’évaluation de la situation dangereuse ou non revenait aux ouvriers », peut-on encore lire sur cet outil de recensement mis en place par l’Institut national de recherche et de sécurité (l’INRS).
La chute d’un héros
En 2018, après dix ans de procédure judiciaire, la faute inexcusable de l’employeur est finalement reconnue par le tribunal des affaires sociales. « Mais que la compensation financière sera minime car mon métier n’est pas considéré »à risque ». Le coup de massue ! Mon avocat, lui-même, n’avait jamais imaginé un tel verdict. Je ne ferai pas appel », écrit Samuel Marie dans le livre où il raconte comment il a, depuis son accident, traversé plusieurs fois le monde – Antarctique compris – en fauteuil roulant au volant d’un « concept-fourgon » aménagé pour « casser les codes du handicap » et prôner « la mobilité embarquée ».
3 des 26 morts depuis 2006 embauchés par la CAN
L’aventurier de 33 ans l’assure : il ne court pas plus aujourd’hui qu’hier après une rancœur personnelle vis-à-vis de son ex-employeur, lui qui jusqu’à présent, ni dans son livre, ni lors de ses nombreux passages à la télévision, n’avait jamais associé son nom à son accident. Pour lui, « le problème est général » : « Je ne témoigne pas pour bâcher telle ou telle entreprise, précise-t-il, j’ai envie de soutenir ceux qui sont bousillés. » Samuel Marie fait ici référence aux accidents de travail qui continuent de secouer la profession. Des accidents mortels, l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires en a recensés 26 depuis 2006 (voir le précédent volet de notre enquête). Trois cordistes qui ont perdu la vie travaillaient dans l’entreprise qui employait Samuel Marie.
En février 2011, Pierre-Ange, cordiste intérimaire embauché par une société rachetée par la CAN, fait une chute de plusieurs dizaines de mètres du haut du barrage du Sautet, en Isère. La même année, en octobre, Lionel, lui aussi intérimaire, fait une chute mortelle aux Gorges-de-la-Bourne, dans le même département. « Ce sont des erreurs avant tout humaines, et non dues à une quelconque pression exercée par la direction, assure un cordiste qui a traversé les générations à la CAN. Le premier accident est dû à la précipitation du chef de chantier, qui n’a pas mis les moyens de communication nécessaires. Le second, c’est la victime elle-même qui avait pris l’initiative de marcher, non encordé, sur le parapet qui longe le vide pour éviter d’avoir à zigzaguer entre les pierres alors qu’un cheminement avait été mis en place. »
Enquêtes entravées
A dire vrai, ce n’est pas tant la nature de ces accidents qui a choqué les cordistes de la CAN de l’époque mais la réaction de la direction. Dominique* était membre du collège des salariés, au sein du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (le CHSCT, qui a fusionné depuis au sein du comité social et économique). Selon lui, « l’omerta » a commencé à régner dans l’entreprise après l’accident de Samuel Marie, en 2008, déjà. « Il fallait préserver l’image de marque du groupe, ne rien dire, confie-t-il. Même en faisant partie du CHSCT, c’était compliqué de faire un travail d’analyse, un retour d’expérience sur accident. J’ai dû me battre pour enquêter sur l’accident de Pierre-Ange, et je n’ai jamais pu me rendre sur le lieu de celui de Lionel. La direction faisait le forcing pour m’empêcher de me rendre disponible. Comme j’étais chef de chantier, il y avait toujours un prétexte : »Tu dois d’abord gérer ton chantier, tu ne peux pas y aller. » J’étais constamment entravé dans mon action syndicale, j’ai fini par démissionner du comité. »
Dominique a également quitté la CAN en 2013. La faute au comportement « accidentogène » d’un cadre de l’entreprise connu pour ses « sautes d’humeurs », ses « crises », sa façon de « rabaisser constamment le personnel ». Un jour, celui-ci l’oblige à « se taper 30 heures de boulot en deux jours et demi et à rouler toute la nuit pour se rendre, à la première heure le lendemain, à un autre chantier où rien n’était prêt ». Dominique « craque » et démissionne. Six autres salariés quittent la CAN au même moment, eux aussi à cause du « management contradictoire et dangereux » de ce cadre, tour à tour conducteur de travaux et chargé d’exploitation, et qui est aujourd’hui responsable d’agence. Toujours en poste, donc. « Personne ne comprend comment c’est possible », souffle notre témoin, qui a préféré partir « avant qu’il n’y ait un troisième mort… ».
Exploser des roches sans la moindre formation
Cinq ans plus tard, c’est ce qui est arrivé, ce troisième accident mortel : le jour de la rentrée des vacances estivales, le 27 août 2018, Régis Brugière de Barante est percuté à la tête par un éclat de roche projeté par l’explosion du dispositif pyrotechnique qu’il a déclenché. Ce père de famille de 38 ans meurt sur le coup. Martine Brugière de Barante, sa mère, résume la situation d’une formule : « La CAN a envoyé Régis dans l’illégalité la plus totale sur un chantier où il devait exploser des roches sans avoir reçu la moindre formation… »
Confiée par le département des Alpes-Maritimes (1), la mission consistait à briser un rocher qui obstruait un sentier dans le parc naturel départemental de la Brague, situé sur la commune de Biot. « D’autres opérations nécessitaient d’être encordé, mais pas celle-ci. Ça nous arrivait souvent de prendre des chantiers où il n’y a pas besoin de cordes », explique à Blast Loïc*. Arrivé à la CAN en 2007, Loïc était ce jour-là « chargé d’ouvrir le chantier avec Régis ». « Les promeneurs étaient obligés de faire le tour de ce caillou d’à peu près 1,50 mètre cube, se souvient-il, en prenant un petit risque puisqu’il y avait deux/trois mètres de vide à côté. Impossible de laisser le caillou tomber en bas, car le terrain appartenait à un particulier », poursuit notre témoin, reparti ce jour-là en début d’après-midi, peu de temps avant l’accident.
Cordiste depuis 2013, embauché fin mai 2016 par la CAN, Régis Brugière de Barante avait été désigné chef de ce chantier. Au moment de l’accident, deux autres cordistes titulaires occupaient les postes d’observation de vigie, à plusieurs dizaines de mètres, de part et d’autre du sentier. Un agent départemental en visite, seul témoin direct de l’accident, se trouvait près de Régis Brugière de Barante. Pour dérocter la roche éboulée, celui-ci devait utiliser un produit explosif disparu depuis de la circulation : le Mulvex.
Une obligation huit ans avant l’accident
En 2018, au moment du drame, un décret adopté huit ans plus tôt (2) précise que seules « les personnes physiques titulaires d’un certificat de formation ou d’une habilitation délivrés par un organisme agréé » par le ministère de la Transition écologique « sont autorisées à manipuler ou utiliser » les articles pyrotechniques de catégorie P2 – à laquelle appartient précisément le Mulvex (3).
Dans la pratique, la mise en application de ces préconisations obligatoires a pris du temps : la première formation aux techniques d’utilisation des cartouches P2 n’a été rendue effective que le 27 mars 2015. Mais, dès lors, à partir de cette date – près de deux ans et demi avant l’accident fatal –, toute personne maniant des cartouches P2 devait suivre au moins deux jours de formation (4) délivrés dans l’un des deux organismes reconnus par le ministère. Sollicités par nos soins, les responsables de ces deux structures – TSC Brault et Onex TNTP, basées respectivement dans les Alpes-Maritimes et les Pyrénées-Atlantiques – confirment à Blast que Régis Brugière de Barante n’a jamais été formé chez eux.
Si besoin était, un mail du bureau des risques des industries de l’énergie et de la chimie (le BRIEC) efface définitivement tout doute : « Monsieur Régis Brugière n’est pas mentionné dans les listes des personnes formées depuis 2015 par les organismes agréés », confirme dans ce message adressé en janvier 2021 à Martine Brugière de Barante ce service du ministère de la Transition écologique, chargé de veiller au respect du cadre réglementaire pour l’utilisation et la commercialisation des cartouches pyrotechniques P2. Par conséquent, il apparaît clairement que Régis Brugière de Barante n’aurait jamais dû être envoyé sur une telle mission par son employeur.
A la recherche d’un « fusible »
Pourtant, le groupe rhônalpin va tout faire pour se défausser en faisant peser le principal de la responsabilité de cet accident tragique sur les épaules de Loïc. Une tentative matérialisée par sa convocation, le 17 septembre 2018, à un « entretien préalable à son éventuel licenciement pour motif disciplinaire », suivi de trois jours de mise à pied conservatoire. Deux mois et demi plus tard, la direction de la CAN lui adresse une lettre de licenciement, pour faute grave (5).
Le 15 octobre 2020, après que le conseil des prud’hommes de Valence se soit déclaré incompétent, la cour d’appel de Grenoble a reconnu que Loïc « n’a[vait] commis aucune faute grave au préjudice de son employeur ». Dans la foulée, « sa mise à pied conservatoire infondée » est annulée et la CAN condamnée à lui verser plusieurs milliers d’euros de dommages et intérêts, d’indemnités de licenciement et de préavis (6).
L’arrêt de la cour d’appel apporte plusieurs précisions. Si Loïc était « responsable de chantier » et « responsable de travaux à titre probatoire », c’est un cadre « chargé d’affaires » qui « restait désigné en qualité de responsable des travaux pour le chantier du sentier de la Brague, et était seul titulaire de la délégation de sécurité afférente, consentie par la SA CAN ». Est-ce pour protéger ce dernier que l’entreprise se sert de Loïc comme d’un « fusible » ? C’est en tout cas la thèse du collègue de Régis Brugière de Barante, qu’il considérait comme son ami.
On est une grande famille
« Au lendemain de la mort de Régis, se rappelle Loïc, la direction m’a formellement interdit d’entrer en contact avec sa famille. Mais les trois semaines qui ont suivi l’accident, on me mettait quand même une main sur l’épaule, en me disant : ‘T’inquiète, on va t’aider, on est une grande famille »… Puis les avocats sont arrivés et, d’un coup, j’étais la bête noire. Au bout de trois semaines, ils se sont rendu compte qu’il fallait soudainement me dégager pour faute grave… »
Pour justifier cette décision, la lettre de licenciement adressée le 3 décembre 2018 le désigne responsable de l’oubli de la ligne de déclenchement, qui aurait permis à Régis Brugière de Barante de se cacher derrière un arbre, à 20 mètres du lieu de l’explosion. Au lieu de cela, la victime « n’a pu se poster qu’à distance d’environ quatre mètres », d’après un « recueil des faits » réalisé en interne. Ce « manquement fautif », que la CAN impute à Loïc, apparaît « insuffisant » à la cour d’appel de Grenoble. Le tribunal pointe surtout « l’absence d’échanges pourtant prévus expressément en pareille circonstance » entre Loïc et son « responsable logistique ». « S’il avait été formé, jamais [Régis Brugière] n’aurait fait exploser le Mulvex sans ligne de déclenchement, jamais il ne serait resté si près, c’est impossible ! C’est la première chose qu’on apprend en formation ! » affirme à Blast Olivier Brault, formateur agréé aux techniques d’utilisation du P2.
Le certificat… n’était pas le bon
Selon son ex-employeur, Loïc aurait aussi « enfreint » une autre règle : ne pas avoir tiré lui-même le Mulvex, comme sa lettre de licenciement le lui reproche. « Je ne pouvais pas car je devais ouvrir trois chantiers dans la même journée, se défend Loïc, rien que ce chantier m’avait pris une demi-journée. C’est pour ça que la CAN m’avait demandé de laisser un cordiste tirer le Mulvex ». Loïc, l’entreprise l’affirme, était « habilité » à utiliser cet explosif car, ce jour-là, lui seul était titulaire du certificat de préposé au tir (CPT).
Cette affirmation, une attestation est venue la confirmer : « Les personnes utilisant chez CAN des produits pyrotechniques doivent être titulaire (sic) du »CPT » et d’un »permis de tir » », écrit ainsi son responsable d’agence. Mais ces quelques lignes produites par le même cadre qui… avait provoqué la « vague de démissions » de 2013 reviennent pour la CAN à se tirer une balle dans le pied. En effet, si le CPT est obligatoire pour l’utilisation d’explosifs détonants (du type dynamite), il n’autorise pas en revanche l’usage de cartouches pyrotechniques P2, dont l’effet déflagrant n’est optimal que correctement confiné dans un matériau dur…
Dans ses réponses adressées par mail à Blast, le bureau des risques des industries de l’énergie et de la chimie est formel : le CPT n’a « pas de lien direct avec le certificat nécessaire à la manipulation des articles pyrotechnique de catégorie P2 (…) et ne permet pas, à lui seul, la manipulation de ce type d’article ». Ainsi, la CAN a beau exhiber toute sorte de documents pour démontrer qu’elle réservait à ses ouvriers titulaires du CPT les tirs de cartouches de déroctage P2, ces derniers n’avaient pas plus que Régis Brugière de Barante le droit de les manipuler… « Il n’existe pas d’équivalence entre ces deux certificats de natures différentes répondant à des réglementations différentes », précise encore le BRIEC.
Après, j’ai pas toutes les infos…
Pour se fournir en Mulvex, la CAN passait par Géonovation, un bureau d’étude géophysique de sols installé à Dijon. Une seule personne y travaille : David Eberard, son gérant. L’homme se présente comme le « distributeur » des Mulvex qu’il se procurait auprès de « l’importateur français » qui, lui, « les faisait venir d’Angleterre » après qu’elles aient été « fabriquées en Afrique du Sud ». Celui qui a donc vendu la cartouche fatale à Régis Brugière de Barante affirme à son tour, au téléphone, qu’« il n’y avait pas d’obligation de formation » et qu’un ouvrier titulaire du CPT « pouvait les utiliser ». Ce qui est faux, donc.
De toute façon, quand bien même le CPT aurait-il permis de manipuler le P2, le cordiste décédé ne l’avait pas : ni CPT, ni rien. David Eberard le savait-il ? « Après, j’ai pas toutes les infos… » botte-t-il en touche. Regrettable car c’est justement à lui qu’incombe ces vérifications : « Le vendeur de la cartouche P2 est obligé par la législation de demander à l’entreprise l’habilitation des personnes qui vont se servir de ses cartouches. Sinon, il doit refuser de les vendre », détaille Olivier Brault, formateur agréé.
Pas étonné du carton
L’arrêt de la cour d’appel de Grenoble recèle d’autres précisions intéressantes. Le fait notamment que les salariés de la CAN utilisaient les fameuses cartouches pyrotechniques P2 « de façon récurrente » même sans CPT. « Cinq de mes anciens collègues de la CAN ont produit une attestation dans laquelle ils déclarent sur l’honneur avoir manié régulièrement du Mulvex, sans avoir été formé ni au CPT, ni au P2. Quand il y avait besoin de tirer des cartouches P2, et qu’il n’y avait pas de titulaire sur place, le chef d’agence demandait au premier venu de s’en charger », affirme Loïc.
Après un temps d’hésitation, un cordiste, qui travaille encore de temps en temps pour la CAN, le reconnaît au téléphone : « Oui, on utilisait souvent du Nonex (produit pyrotechnique équivalent, ndlr) sur les chantiers. Les premières fois, quand on l’utilisait, on ne savait pas ce que c’était. Ça ne m’étonne pas qu’il y ait eu un carton avec ce truc-là. Tassé au fond d’un rocher, ça pète extrêmement fort. Et, non, pour le coup il n’y avait pas de formation. Et on travaillait souvent avec ça… »
Des cartouches distribuées illégalement ?
Une autre question mérite encore qu’on s’y attarde : si les cordistes qui les utilisaient n’étaient pas formés, les Mulvex respectaient-elles au moins la conformité européenne (CE), qui garantit qu’un produit répond à toutes les directives qui lui sont imposées ? Rien n’est moins sûr. Ainsi, la direction générale de la Prévention des risques (dont dépend le Briec) nous écrit n’avoir « jamais eu à disposition ni ce produit, ni la déclaration de conformité du fabricant, ni le certificat de conformité ». Si elles étaient marquées CE, ces cartouches n’ont fait l’objet d’aucune « contre-expertise » auprès du Briec, pour vérifier « la justification du marquage CE (la surveillance du marché étant réalisée par sondage) ». Doit-on en déduire que, passés au travers des mailles du « sondage » du principal organisme de contrôle français, les Mulvex étaient… distribuées illégalement sur le sol français ?
L’information devrait être facilement vérifiable. Il suffit de contacter l’organisme notifié chargé d’évaluer la conformité des produits qui doivent être mis sur les marchés de l’Union européenne (UE). David Eberard, lui, assure à Blast être passé par le BAM, l’Institut fédéral allemand de recherche et d’essais sur les matériaux.
« L’Agence fédérale BAM n’a pas fait de tests type », nous répond par mail Christian Lohrer, son chef du service « Évaluation de la conformité Explosifs et pyrotechnie ». Sans confirmer ou infirmer que la distribution de ces cartouches P2 de Mulvex était au final bien autorisée. Mais sur le registre officiel qui répertorie l’ensemble des articles pyrotechniques P2 certifiés par le BAM, nulle trace de Mulvex…
Si ce produit a désormais complètement disparu de la circulation, difficile de savoir précisément depuis quand, et pour quelles raisons. Ainsi, au ministère, le BRIEC n’a « pas [eu] connaissance d’une décision administrative relative à l’arrêt de son importation ou de sa distribution ». Il ne faut pas compter sur David Eberard pour l’apprendre. Lors de nos échanges téléphoniques, le gérant de Géonovation s’est évertué à rester le plus vague possible. Le produit aurait été retiré du marché par « les autorités » après « les attentats en Belgique et en France », d’après l’une des différentes versions qu’il nous livrera…
Sa disparition actée, ces spéculations pourraient sembler dérisoires s’il n’y avait eu la mort d’un cordiste. Une de plus. Avec pour celle-là une lancinante interrogation : savoir si, oui ou non, en plus des différentes fautes à l’origine de son décès, cet homme n’a pas été tué par un explosif interdit.
« Il (David Eberard, ndlr) n’a pas arrêté de distribuer du Mulvex à cause des autorités, corrige une source, puisqu’elles ne savaient même pas où chercher (après l’accident d’août 2018, ndlr). Il a arrêté de lui-même parce que le produit n’était pas bon, et parce qu’il avait un décès sur les bras. » Celui de Régis Brugière de Barante, un ouvrier-cordiste de 38 ans, mort au travail.
* Prénom modifié.
1 : Le Conseil départemental des Alpes-Maritimes et la CAN ont décliné nos demandes d’entretien.
2 : Ce texte, relatif à la mise sur le marché et au contrôle des produits explosifs, transpose en droit français un décret du Conseil européen de… mai 2007.
3 : Le décret n° 2010-455 du 4 mai 2010 relatif à la mise sur le marché et au contrôle des produits explosifs regroupe dans cette catégorie les « articles pyrotechniques autres que les artifices de divertissement et les articles pyrotechniques destinés au théâtre, qui sont destinés à être manipulés ou utilisés uniquement par des personnes ayant des connaissances particulières ».
4 : « Il n’y a pas durée de durée minimale imposée pour la formation, précise à Blast Lionel Aufauvre, responsable de l’évaluation et du marquage CE des produits explosifs et pyrotechniques pour l’Ineris. Ce qui est imposé c’est le contenu de la formation avec une partie théorique et une partie pratique, ce qui dans les faits se traduit par une durée de formation d’au moins deux jours, pour faire les choses correctement. »
5 : Les documents que nous citons figurent dans l’arrêt du 15 octobre 2020 de la cour d’appel de Grenoble.
6 : La CAN s’est pourvue en cassation. A ce jour, aucune date pour un éventuel procès devant la plus haute juridiction n’a été fixée.
Un air de déjà vu…
L’information est arrivée sur la fin de cette enquête : Kévin Virroy, cordiste travaillant pour la société Ouest Acrobatique, a failli perdre la vie en utilisant une autre cartouche pyrotechnique P2, le Simplex. L’accident s’est produit le 15 septembre dernier lors d’un chantier de sécurisation d’un accès difficile menant à un barrage EDF sur la commune de Mizoën, en Isère. Kévin a reçu, comme Régis Brugière de Barante, un éclat de roche en pleine tête. Alors que son pronostic vital était engagé plusieurs jours après le drame, l’homme de 37 ans est finalement sorti du coma. D’après nos informations, son état de santé s’est nettement amélioré, même s’il ne se souvient de rien. Il a récemment quitté l’hôpital.
En nous penchant sur cette histoire, nous avons découvert que Kévin avait été formé en octobre 2020 en une journée aux techniques d’utilisation des cartouches pyrotechniques P2 par Capral. Pourtant, cette société des Alpes-Maritimes « n’est pas titulaire d’un agrément pour la délivrance des formations et ne l’a jamais été », ainsi que l’écrit noir sur blanc à Blast le Bureau des risques des industries de l’énergie et de la chimie (Briec).
Ce service du ministère de la Transition écologique est clair : « Les personnes formées par Capral ne sont pas autorisées, en France, à manipuler et à mettre en œuvre des articles pyrotechniques P2. » Sans oublier, au passage, que l’Ineris recommande une formation « d’au moins deux jours ».
Pour en avoir le cœur net, nous avons demandé à la direction d’Ouest Acrobatique s’il était possible que Kévin soit titulaire d’une autre formation, qui aurait été délivrée par un organisme d’un autre pays membre de l’Union européenne – réellement agréé, celui-ci. A cette question, comme aux autres que nous lui avons posées, Ouest Acrobatique ne nous a pas donné de réponse.
Non agréée par l’État, basée dans le Sud de la France…
Depuis la mise en place des deux centres de formation agréés par le ministère, la base de données Aria a recensé un incident survenu en octobre 2014 et un autre en octobre 2015, à cause d’un défaut de formation aux cartouches de déroctage. Élément troublant, tous deux ont impliqué un intervenant qui « possédait un certificat de formation mais celui-ci n’était pas valable car (…) délivré par une société de distribution de produits pyrotechniques, basée dans le sud de la France, non agréée par l’État », peut-on lire sur l’outil de recensement de l’accidentologie rattaché au ministère de la Transition écologique.
En février 2011, sans avoir reçu la moindre formation, deux ouvriers corses avaient été blessés par une explosion sur une zone rocheuse, rapporte encore la base Aria. Leur chef de chantier s’était procuré des cartouches de déroctage « en vente libre », là encore auprès d’un « fournisseur basé dans le sud de la France ». Il leur avait affirmé qu’elles étaient « faciles d’utilisation et sans danger ». Comme un air de déjà vu…
A visionner également :
Les cordistes, le dernier chantier de Régis, le documentaire de France Timmermans et Franck Dépretz
Poursuivre :
Les 2 premiers volets de notre enquête :
Cordistes, enquête sur une profession hautement mortelle (partie 1)
Cordistes, enquête sur une profession hautement mortelle (partie 2)
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