■ Éric SADIN
FAIRE SÉCESSION
Une politique de nous-mêmes
L’échappée, 2021, 232 p.
L’image pourrait être celle-ci : un arrêt de bus par une matinée encore noire de nuit, des grappes d’adolescents silhouettés comme des lampadaires. Les corps, immobiles, sont fichés en poteau, les cous sont ployés vers l’avant, les yeux sont nimbés d’une lumière bleutée et perchés à l’aplomb d’un écran tenu dans la main. Parfois les oreilles sont obstruées par des prothèses auditives. Alors l’immersion est totale. La coupure d’avec les autres aussi. À chacun son halo étanche. Son armure techno-placentaire. On imagine les cerveaux encore embrumés de sommeil et déjà sous haute stimulation youtubée. On pense que ce quotidien répété laissera forcément des traces. On s’interroge sur les attentions dont seront capables ces jeunes étiquetés digital natives une fois devenus adultes. On s’efforce d’éviter les prospectives univoques, de celles qui conduisent à des surplus de scénarios catastrophes, car on sait l’Histoire riche de ces moments où les humains ont su briser leurs chaînes. Religieuses, politiques, psychiques. L’emprise numérique tient peut-être des trois. Elle a ses gourous, ses codes communautaires, son crypto-langage. Elle sature les imaginaires, aplatit le vivant, nous embuscade dans un présent hystérisé. Il est impossible que les psychés en sortent indemnes. Qu’elles ne soient pas travaillées, en profondeur, par cette technologie qui, parée des atours de l’autonomie et de l’augmentation, ne produit que dépendance et diminution.
Le philosophe Éric Sadin a mené plusieurs excursions dans les arcanes de cette face cachée, essayant à chaque fois, avec un mélange de géniale lucidité et de sobriété, de tracer les multiples étiologies de la peste numérique. Mainmise algorithmique, siliconisation du monde, mystification de l’intelligence artificielle. Sadin a expliqué par le menu comment chaque nouvelle prouesse digitale nous fracturait sur deux plans : dans notre relation à l’autre et au sensible, mais aussi dans nos intimités et intégrités morales. Comme si, à mesure que nous nous abandonnions toujours un peu plus à la férule des machines, nous laissions se dissoudre d’immémoriales autonomies. Il faut lire Sadin parce qu’il est une voix déliée de toute coterie militante. Parce que son verbe n’est pas calibré et homologué par la roide rhétorique postmoderne. Parce qu’il a su soupeser et nommer, au fil de ses intuitions, les enjeux cachés d’un techno-libéralisme vendu par ses promoteurs comme autant de promesses de libération et autre mises en réseau des énergies censées fluidifier nos architectures sociales. Au final, qu’elle soit estampillée 2.0, 3.0 ou bien même 4.0, la démocratie libérale sans cesse mise à jour n’a su produire que dépossession et mutilation des êtres. Pire : avec ses pseudo-médias flattant les ego – entendez ces réseaux virtuels que Sadin nomme avec justesse « plateformes de l’expressivité » –, la tuyauterie numérique a généré un nouvel éthos : celui du citoyen digitalisé, camé colérique et infatué de ses justes causes à défendre, shooté aux likes et émoticônes renvoyés par ces autres pairs abouchés à la même matrice débilitante. Pour une autopsie complète de cet humain multicâblé que nous sommes (presque) tous devenus à des degrés divers, lisez L’Ère de l’individu tyran [1] que le philosophe publiait à l’automne dernier. Où l’individu tyran n’est rien d’autre que l’illustration de la fable de cet être prétendument autoconstruit, indifférent à tout horizon partagé. « Le propre du désarroi, c’est qu’il produit du verbe », avance Sadin en essayant de poser les termes d’une infernale équation : alors que nous n’avons jamais été autant informés sur les maux qui ravagent le monde, comment en sommes-nous arrivés à un tel degré d’impuissance collective ?
De l’interposition immédiate
C’est de ce constat que part le philosophe pour nous livrer Faire sécession : une politique de nous-mêmes pensé comme une suite de son précédent ouvrage. Ici Sadin se veut tacticien : penser la trame de ce qui nous dépossède pour formuler une méthode de réappropriation. Soyons honnête : l’exercice politico-littéraire consistant à aligner les pistes d’un mode opératoire destiné à guider le lecteur vers le déploiement d’une praxis efficace n’est pas du genre à susciter la curiosité de l’auteur de ces lignes. Méfiance d’autant plus nourrie qu’après avoir participé à l’incandescence des ronds-points, on a pu constater combien l’expérimentation d’un faire-ensemble éprouvé dans l’urgence et au ras du bitume, donc sans catalogue préconçu ni ordre du jour, a réussi à innerver un « nous » éminemment politique et agissant. Sachant que Sadin lui-même ne dit pas autre chose lorsqu’il cite Hannah Arendt dans L’Ère de l’individu tyran : « “De toutes les activités nécessaires existant dans les sociétés humaines, deux seulement passaient pour politiques et pour constituer ce qu’Aristote nommait bios politikos : à savoir l’action (praxis) et la parole (lexis).” Au sein de cette équation, la praxis est mentionnée comme ayant valeur de primauté chronologique – mais aussi morale – et qui appelle ensuite, seulement dans un second temps, le commentaire, l’évaluation individuelle et collective des réalisations accomplies, voués à nourrir et à engager à nouveau l’action. » Le commentaire suit l’action, l’axiome contient une telle charge d’évidence qu’on se demande quel ensablement de la pensée critique a participé de son occultation – pour ne rien dire de sa stérile inversion.
En substance, il nous faudrait partir de ce préambule : nous en savons assez. Peut-être même que nous en savons trop. Et que c’est ce trop que nous passons notre temps à écoper : invectives angoissées et autres constats accablants que nous virons, inlassablement, par-dessus le bord de nos danaïdes rafiots. Pour rompre ce piétinement, ce labour égotique de nos sur-places trépignés, Sadin prône la réappropriation. Voici le fil qu’il va tirer sur plus de deux cent pages : « L’acte de sécession, tel qu’entendu ici, en appelle à se défaire de l’attente et affirme d’emblée une dimension temporelle. ». Agir hic et nunc, soit : « engager sans attendre des mouvements opposés ou divergents, avant que les choses ne finissent par s’ancrer dans notre réalité et produisent des résultats néfastes ou jugés contraires à certains principes fondamentaux ». Ne plus différer nos implications et nous mobiliser sur le front immédiat de situations jugées comme portant une atteinte inacceptable à nos droits les plus élémentaires ou à nos intégrités physiques et morales. À titre d’exemple, Sadin renvoie à la politique de harcèlement moral mise en œuvre à France Télécom au milieu des années 2000 dans le but de tailler brutalement dans la masse salariale. Suicides, dépressions, on sait le carnage humain qu’il en résultât. Le philosophe imagine un scénario alternatif : celui d’une interposition immédiate et franche des salariés (et pourquoi pas de soutiens extérieurs) une fois connu le plan machiavélique de la direction. Soit enrayer, dès ses prémices, la froide mécanique dès que sont prouvés les desseins de quelque infâme hiérarchie. À la manière d’armées spontanées de Bartleby préférant ne pas, l’idée serait d’imaginer l’essaimage de tels fronts de refus dans l’ensemble de secteurs d’activité de la société : ne pas courber l’échine sous les ordres d’un techno-management faussement participatif ou ne plus suivre les cadences infernales et déshumanisantes impulsées par des interfaces ubiquitaires – tels ces soutiers trimant dans les entrepôts d’Amazon. Et ce serait donc à partir de ces réaffirmations collectives, de ces actes concrets, que pourraient s’élaborer et se penser en commun des alternatives au bulldozer néolibéral à l’œuvre depuis une quarantaine d’années. Ce scénario censé libérer « l’énergie créatrice du refus moral », séduisant sur le papier, suppose cependant une condition de taille : celle de ne voir la puissance publique, dans une acception quasi foucaldienne, que comme une « ramification de modes de gouvernance auxquels, en tant que citoyens, nous tous contribuons à divers degrés ou dont nous subissons, bon gré, mal gré, les effets (…) » C’est-à-dire que l’État ne serait plus ce Léviathan qui régirait et enrégimenterait nos vies et auquel il conviendrait de s’opposer frontalement, mais un tissu à la fois coercitif et facteur de redistributions auquel nous appartiendrions tous et que nous pourrions, au gré de nos interpositions, plier dans le but de nos épanouissements respectifs. Mieux : l’État serait avant tout cette idée surplombante que l’on se fait de lui alors que nous serions à même de le déborder, quotidiennement, en opposant à chacun de ses empiètements utilitaristes nos capacités à faire revivre l’héritage humaniste d’un faire-ensemble vertueux où nul individu ne serait réduit à l’état de moyen par un autre.
Imagerie insurrectionnelle
Bref, et pour le faire court, Sadin – qui n’est pas anarchiste, ce qui n’est ni un reproche ni même un problème –, ouvre le champ de la discussion quand il s’essaie, en philosophe, à nous montrer la voie – forcément conflictuelle – vers des vies à la fois meilleures et plus respectueuses de leur biotope. Car si l’auteur appelle de ses vœux la naissance et la coordination féconde de sursauts individuels contre « un ordre normatif, étriqué et avilissant », il n’en demeure pas moins critique envers d’autres modalités de la contestation politique qu’il juge archaïques, parmi lesquelles les manifestations urbaines. Plutôt communard que révolutionnaire de 1789, plutôt zadiste (avec des réserves) que black bloc (« des insurgés de pacotille »), le philosophe se méfie de certains jalons historiques sur lesquels s’arrimerait une notion de « peuple » assez fourre-tout et inopérante. Sadin étant un esprit fin et plutôt mesuré, il n’y va pas à la hache et on ne saurait lui donner tort lorsqu’il dénonce des habitus empêtrés dans des formalismes routiniers et des boucles incantatoires alimentant une « industrie de l’anticapitalisme ». Il n’empêche qu’il se pourrait que l’auteur confonde le réflexe de la revendication – que le philosophe associe à un ressort typique de l’individualisme libéral – avec ses mots d’ordre scandés au diapason et dont la fonction première n’est pas tant de réclamer d’éternelles miettes aux puissants que de servir de cris de ralliement. À l’instar d’une bannière derrière laquelle viendraient se ranger toutes celles et ceux pour qui le fameux pouvoir de dire « non » est tout simplement impensable sur leur lieu de (sur)vie ou de travail. À ce titre, la lecture qu’il fait du mouvement des Gilets jaunes, même s’il en a compris les ressorts et mesuré l’extrême richesse, est assez navrante quand il le juge à la seule aune de ce qui « en a finalement résulté ». À savoir le gel de la taxe gazole, la prime de 100 euros et le très divertissant « grand débat ». On aurait là la preuve manifeste d’un écart indépassable entre une imagerie insurrectionnelle pleine d’un souffle éthéré et la pathétique trivialité des fruits obtenus une fois la lutte – une énième fois – vaincue. Sauf que, quitte à se cogner au réel en faisant un bilan de la fronde fluo, autant viser à un minimum d’exhaustivité : à savoir inclure dans la balance le nombre de mutilés et de condamnés à de la prison ferme et le capital expérientiel accumulé chez les manifestants. Le premier point permettrait de cerner une nature de l’État beaucoup moins plastique que ne le laisse présupposer l’auteur : car pour quels gains envisagés, si ce n’est celui, principal, d’assurer sa permanence et son monopole disciplinaire, une structure censée « autoriser le dissensus, favoriser la négociation et l’accord » a-t-elle à ce point encouragé un tel déchaînement policiaro-judiciaire face à des citoyens désarmés et à l’expression finalement plutôt mesurée au regard de ce que notre histoire sociale a produit en termes d’insurrections autrement plus musclées ? Quant au second point, alors que l’auteur pointe à juste titre comme maux de notre postmodernité la perte de tout référentiel commun, comment peut-il louper le point de convergence historico-politique joué par la convocation de la Révolution française ? Comment ne pas saisir l’enjeu, non pas simplement symbolique mais bel et bien pratique, mis en œuvre par des individus décidés à rompre leur isolement en se réclamant d’une filiation ouverte à tous ? L’on aurait pu alors imaginer que des intellectuels avisés profitent de l’occasion pour, non pas participer à l’étêtage d’un potentat de circonstance, mais, pourquoi pas, revisiter et revitaliser certains vieux fondamentaux de nos lois communes ; par exemple, ces droits naturels, redécouverts ces dernières années par l’historienne de la Révolution française Florence Gauthier, qui ont fait « de la liberté et de la résistance à l’oppression le fondement du droit des sociétés de l’espace ouest-européen », en y incluant un très inspirant « droit à l’existence » pour tous [2]. Gageons qu’il y aurait eu là matière à remobiliser des corps et des imaginaires en vue de lutter contre la « monadisation du monde ».
Mais il y a davantage. À savoir que, si le philosophe manifeste une inclinaison tout à fait partageable pour les entreprises humaines à visée constructive, de type ZAD, alors convient-il peut-être de lui rappeler que le rond-point fut aussi cela. Une zone à défendre. Une zone ô combien précaire mais sur laquelle s’est déployé tout un génie de l’entraide, de l’accueil, de la cabanisation et de la débrouille quotidienne. Une zone sur laquelle un petit peuple, au jour le jour, s’est rêvé grand, non pour rejouer une ixième redite des luttes fondatrices d’un roman national remâché jusqu’à plus soif, mais pour redonner chair à cette belle et vague idée de destin commun. Soit une façon de décliner, dans ses grandes largeurs, une des multiples « dynamiques vertueuses » de la sécession.
Sébastien NAVARRO
Notes :
[1] Éric Sadin, L’Ère de l’individu tyran : la fin d’un monde commun, Grasset, 2020.
[2] Pour découvrir le travail de Florence Gauthier, on peut lire « Le “droit à l’existence et aux moyens de la conserver” comme principe régulateur d’une “économie politique populaire” »
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