En 2020, il établit un record du nombre de colis scannés chez Amazon France, est respecté par ses collègues et écouté par ses chefs. En 2021, on le licencie pour des propos jugés « belliqueux » postés sur la messagerie interne de son entrepôt. Chez le géant du commerce en ligne, le caractère ubuesque des décisions cache parfois mal la volonté de lutter contre un embryon de syndicalisme dans l’entreprise.
« Le DAR1 » : entrepôt de 6100 m 2, siglé Amazon au beau milieu de la zone industrielle de Saint- Priest en banlieue lyonnaise. C’est là que Jérémy Paglia travaillait avant de recevoir, le 10 mai 2021, une notification de licenciement signée de sa hiérarchie.
« Il y a trois ans je suis rentré chez Amazon comme agent de tri intérimaire. Jusque-là j’avais travaillé dans le bâtiment et je cherchais à me reconvertir. Parmi les gens recrutés en même temps que moi, j’ai été un des seuls à qui on a proposé un CDI. Parce que je travaillais bien », raconte le jeune père de famille.
Dans cet entrepôt de relative petite taille, ouvert en 2018, un peu moins de 200 salariés réceptionnent et redistribuent des colis. « L’effectif est plutôt jeune et constitué en grande partie d’intérimaires. Ici, les gens viennent parce qu’ils ont besoin de travailler et en général, le boulot ne leur plaît pas. Au DAR1, on n’y reste pas longtemps », décrit Steeve Ndong, représentant de la section syndicale Sud Commerces et Services au DAR1.
Arrivé un peu après l’ouverture du site, Jérémy Paglia s’est accroché. Malgré les conditions de travail difficiles, malgré les trois accidents du travail par jour déclarés chez Amazon France sur l’année 2019. Il devient finalement l’ouvrier le plus ancien du DAR1. En véritable vétéran, il connaît son métier sur le bout des doigts et navigue sans difficulté entre les différents termes anglophones utilisés par le géant du e-commerce pour le décrire.
« Ici, il y a deux zones : l’induction et la sortation. Dans la première, on reçoit les colis. Dans la deuxième : on les expédie. Il y a aussi plusieurs types de postes : ceux qui interceptent les camions, ceux qui les déchargent et ceux qui scannent. Tous les ouvriers font cela tour à tour. Ce n’est pas un travail compliqué, par contre c’est dur physiquement. On fait des nuits et on a des cadences à tenir », décrit l’ex-salarié d’Amazon.
Recordman de l’année 2020
Jérémy, lui, est l’as du scanner. « Je faisais parfois le boulot de deux personnes », décrit-il, sans même une once de vanité. Mathématiquement exact : alors que les ouvriers du DAR1 scannent en moyenne 2000 colis par tranche horaire (appelées « shift » chez Amazon), il place un premier record de France à 4020 colis. Il le battra à nouveau quelques mois plus tard.
« Chaque colis scanné est comptabilisé et à la fin, on connaît son score. Pour moi c’était comme un jeu, un défi, je voulais toujours faire mieux », explique Jérémy. Il en retire aussi certains avantages : « Les meilleurs peuvent choisir leurs postes de nuit », raconte-t-il. Raccord, Steeve Ndong décrit Jérémy comme un salarié modèle : « Il n’avait jamais aucune absence, jamais un retard, il donnait tout pour la boîte et ne se plaignait jamais. »
Les messages échangés entre Jérémy Paglia et sa hierachie le confirment : quelques mois avant son départ, il est encore félicité pour ses capacités de travail mais aussi pour les remontées du terrain qu’il est capable de faire.
Alors comment passe-t-on d’employé modèle à salarié licencié ? Jérémy Paglia, le premier, ne comprend pas. « Quand j’ai reçu la nouvelle de mon licenciement je n’y croyais pas…puis je me suis senti très mal. Aujourd’hui Amazon veut me faire passer pour quelqu’un qui n’aimait pas l’entreprise, mais c’est tout le contraire. Je suis quelqu’un d’assez solitaire et, à l’entrepôt, j’avais plus que des collègues, j’avais des amis. J’étais sincèrement content d’aller travailler et je voulais simplement améliorer notre quotidien en décrivant ce qui allait mal », déplore-t-il posément, sans jamais prononcer un mot contre ses employeurs.
« Propos belliqueux »
Pourtant, dans sa notification de licenciement pour cause réelle et sérieuse, consultée par Rapports de Force, la direction du site lui reproche des messages envoyés entre mars et avril 2021 sur CHIME, la messagerie interne d’Amazon, utilisée par tous les employés du DAR1 qu’ils soient ouvriers, manager, RH ou responsable de site.
Dans les faits, ces messages ne contiennent aucune insulte et tentent surtout de résoudre des questions d’organisation du travail. Les propos les plus « virulents » qu’on puisse trouver se résument à : « Essayez la communication, je vous jure, cela fonctionne chez l’être humain » ou encore à : « On n’est pas des esclaves qui doivent à chaque fois rester jusqu’à je ne sais quelle heure pour faire le surplus de travail ». Pour sa direction, les propos sont « calomnieux et belliqueux » : ils justifient un licenciement.
« Les licenciements abusifs existent dans l’entrepôt. En sept-huit mois on a perdu une dizaine de collègues », estime Steeve Ndong, un des rares salariés syndiqués sur le site. Jérémy, lui, tombe encore de haut : « Des licenciements abusifs ? Je ne pensais pas cela possible. Au contraire, j’avais plutôt constaté que des gens qui faisaient des choses graves : absences, refus de poste… étaient toujours dans la boîte. Y compris des gens qui ont dit des choses bien plus virulentes que moi sur Chime. »
Côté syndicat, la lettre de licenciement est jugée complètement lunaire. « Les propos de ce salarié ne justifient en aucun cas un licenciement, encore moins lorsqu’il survient de manière aussi soudaine, sans aucun avertissement écrit auparavant », estime Frédéric Leschira, syndicaliste qui suit l’affaire pour Solidaires Rhône. Jérémy Paglia contestera d’ailleurs son licenciement aux Prud’hommes.
L’oreille de la direction
Une décision d’autant plus incompréhensible pour le salarié qu’il pense, à force d’effort et de bonne volonté, avoir obtenu la confiance de sa direction. Au fil des années, Jérémy Paglia a d’ailleurs pris l’habitude de communiquer publiquement sur Chime avec ses collègues mais aussi directement avec les dirigeants du DAR1 par message privé.
Il y est même encouragé : « J’ai besoin de vos retours pour mettre en place des plans d’action pour avancer », lui écrit un supérieur avant de conclure : « J’espère vraiment que tu nous fais confiance et tu nous aides (sic) à faire de vrais changements. » Smiley qui sourit.
Mis en confiance, ces demandes sont prises au sérieux par Jérémy qui s’improvise véritable syndicaliste sans mandat ni protection. L’agent de tri questionne ses collègues sur les NAO (négociations annuelles obligatoires) et fait remonter une liste de revendications. Il va plus loin encore : alors que la direction du DAR1 tente d’imposer de nouvelles conditions de travail de nuit, il interroge ses collègues pour trouver des solutions et les envoie directement à ses supérieurs par message privé. Elles restent lettre morte.
« On devait organiser des tables rondes avec la direction pour discuter des propositions, sauf que ça n’a jamais eu lieu. Finalement j’ai compris qu’ils aimaient bien nous dire qu’on pouvait faire des choses ensemble… et en fait décider seul. »
Constatant que rien n’avance, Jérémy finit par s’énerver et écrit publiquement sur Chime des mots, sans doute eux aussi jugés « belliqueux », qui lui seront reprochés dans sa lettre de licenciement : « Ils (sic) sont où les heures de nuit en plus ? Ils sont où les heures de sommeil en plus ? Elle est où la vie moins fatigante qu’on nous a si bien vendu ? »
« Prévention de la syndicalisation »
Et si les revendications sociales exprimées publiquement par le recordman avaient plus joué dans son licenciement que ses soi-disant propos belliqueux ?
C’est ce qu’on pourrait être porté à croire en observant les pratiques d’Amazon en matière de « prévention de la syndicalisation » outre Atlantique. En 2018, la direction d’Amazon envoie une vidéo destinée aux cadres de sa filiale Whole Foods Market. Révélée par le média américain Guizmodo, celle-ci explique comment anticiper et empêcher l’organisation des salariés en syndicat. Des pratiques que la maison mère Amazon développe en interne depuis belle lurette. Parmi les conseils prodigués, on en trouve certains qui rappellent immanquablement l’histoire de Jérémy au DAR1.
« Si un salarié utilise des mots comme “salaire décent” ou “délégué syndical”, s’il distribue des pétitions ou des dépliants, s’il adopte un comportement qui ne correspond pas à son caractère, ou bien encore s’il s’intéresse trop à la vie de l’entreprise, alors vous avez là des signes annonciateurs d’une organisation des travailleurs à laquelle il faut rapidement répondre », explique la vidéo.
On soumet l’hypothèse à Jérémy. « Oui, peut-être qu’ils ont pensé que je voulais monter un groupe…sauf que ce n’était même pas le cas. »
Frédéric Leschira de Solidaires Rhône précise tout de même : « Même si Jérémy n’avait pas pour objectif de fonder une section syndicale, il détenait une véritable audience et un capital sympathie parmi ses collègues. Il était également proche de Steeve Ndong, le représentant syndical de Sud Commerces et Service sur le site et la direction le savait. Elle aurait pu avoir fort à perdre s’il avait joué un quelconque rôle lors des élections syndicales qui auront lieu en 2022. »
« Ne laissez pas des étrangers diviser une équipe qui gagne ! »
Il est vrai qu’Amazon considère de longue date les syndicats comme de véritables bêtes noires. A raison sans doute : en 2020, en plein cœur du premier confinement, Sud Commerces et Services obtient une décision de justice obligeant la multinationale à arrêter ses livraisons de produits non essentiels. Désarçonné, Amazon France préfèrera fermer pendant quelque temps.
« C’est lorsque j’ai vu ça que j’ai décidé d’adhérer à Sud Commerces et Services », raconte Steeve Ndong. Il prend par la suite le mandat de représentant de section syndicale, ce qui lui confère la protection syndicale en cas de licenciement. Dans l’attente d’élections, Sud Commerces et Services demeure toutefois non représentatif.
« C’est pour contourner tous les acquis légaux liés aux syndicats qu’Amazon préfère discuter avec de simples salariés de manière isolée, comme les patrons de l’entrepôt de Saint-Priest l’ont fait avec Jérémy. Au moindre désaccord, c’est facile de les licencier », affirme Frédéric Leschira.
Amazon lutte d’ailleurs farouchement contre l’implantation de syndicats et tous les moyens sont bons : carte des entrepôts « à risque de syndicalisation », recrutement d’experts anti-syndicalisation, propagande. Les salariés d’Amazon à Bessemer (Alabama) qui s’apprêtaient à se prononcer par référendum concernant l’implantation d’un syndicat par référendum dans leur entrepôt recevaient ce type de texto de leur direction : « Ne laissez pas des étrangers diviser une équipe qui gagne ! Nous pensons que vous ne devriez pas payer un intermédiaire pour qu’il s’exprime à votre place. » Ils ont finalement refusé le syndicat.
Plutôt qu’un « intermédiaire » gênant, Amazon promeut au contraire la discussion franche entre ouvriers et direction. Pourquoi se méfier les uns des autres quand on joue dans la même équipe ?
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