Posted on3 juillet 2020
Le Parlement s’apprête à voter un nouveau dispositif de surveillance et de censure de l’Internet. Il s’agit des articles 11 et 11 bis A de la loi sur la protection des victimes des violences conjugales, tels que votés par le Sénat le 9 juin. Ces articles imposent aux sites qui hébergent des contenus pornographiques de recourir à des dispositifs de vérification d’âge pour empêcher que les mineur·es y aient accès. De telles obligations, nourries des volontés gouvernementales de nous identifier partout et tout le temps, ne peuvent qu’entraîner de nouvelles et multiples atteintes à nos libertés. Elles risquent aussi de parasiter, en les déshumanisant, les questionnements autour de l’accompagnement des enfants dans la découverte d’Internet, qui devraient pourtant être au cœur des réflexions. Le Parlement a encore une chance de rejeter une partie de cette idée : il doit la saisir.
Tout commence avec l’article 227-24 du code pénal. Depuis 1994, celui-ci prévoit que le fait « de diffuser (…) un message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique (…) est puni de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ». Quand cet article a été adopté, l’objectif avancé par le législateur était de « poursuivre les minitels roses qui sont aisément accessibles à des mineurs ». Aujourd’hui, cet article sert de prétexte pour interdire tout site internet qui permet à des mineur·es de consulter des contenus pornographiques.
Il s’avère qu’une telle interdiction, assez peu réaliste en l’état, n’est aujourd’hui pas mise en œuvre. Néanmoins, depuis sa création, cet article du code pénal est utilisé pour pousser différentes idées de contrôle et de surveillance d’Internet : obligation d’utiliser une carte d’identité numérique « qui permettrait au visiteur de justifier de sa majorité sur Internet », filtrage par défaut par les fournisseurs d’accès ou blocage administratif des sites… Tant de mesures qui, sur ce sujet, étaient pour l’instant restées au stade d’idées et n’avaient pas été mises en place.
Le gouvernement d’Emmanuel Macron en a néanmoins fait une de ses priorités. Ce dernier l’annonce lui-même en 2019 : « On va maintenant, enfin, préciser dans notre code pénal que le simple fait de déclarer son âge en ligne ne constitue pas une protection suffisante contre l’accès à la pornographie des mineurs ». Et de revenir aussi sur l’idée d’une généralisation des « dispositifs de vérificateur d’âge efficaces ».
Marc Dorcel et le Parlement
Comme pour la loi Avia, c’est une députée LREM qui s’est retrouvée avec la mission de retranscrire dans une loi les directives d’Emmanuel Macron : Bérangère Couillard. En décembre 2019, elle dépose une proposition de loi « visant à protéger les victimes des violences conjugales », avec un article 11 qui propose d’indiquer explicitement à l’article 227-24 du code pénal que « le simple fait de déclarer son âge en ligne ne constitue pas une protection suffisante pour les mineurs ». Et dès l’examen en
commission, elle relève que cela ne sera pas suffisant et qu’il faudrait aller encore plus loin : « la seule menace réellement dissuasive à l’encontre des conglomérats dont le modèle économique repose sur la captation du trafic le plus important possible consiste dans le blocage des sites internet depuis la France ».
Cette idée du blocage s’est concrétisée plus tard quand le texte arrive au Sénat, et qu’un amendement est proposé en séance publique : la sénatrice Marie Mercier (groupe Les Républicains) propose ainsi de mettre le CSA dans le jeu : lorsque celui constate qu’un site ne respecte pas l’article 227-24 du code pénal, il peut ainsi le mettre en demeure de « prendre toute mesure de nature à empêcher l’accès des mineurs au contenu incriminé ». Dans le cas où le site n’obtempère pas, le CSA peut saisir le juge des référés, c’est-à-dire le juge de l’urgence, afin de mettre « fin à l’accès à ce service » : autrement dit, d’en faire bloquer l’accès par les fournisseurs d’accès à Internet. La justice peut déjà prononcer ce type de blocage, mais il s’agit ici de donner toute la légitimité au CSA pour le demander en urgence, et donc de lui accorder un pouvoir de pression supplémentaire.
D’après le gouvernement, l’amendement est poussé par la société Dorcel – qui produit et diffuse des contenus pornographiques –, lui permettant au passage de mettre en difficulté ses concurrents dont le modèle, gratuit, n’entraîne pas l’authentification des utilisateurs par leur carte bancaire, contrairement au sien. L’amendement est adopté par le Sénat et le texte en son entier est voté le 9 juin 2020.
Des parlementaires qui n’ont toujours rien compris à Internet
Où commencer la critique sur un aussi mauvais projet ?
Les parlementaires reprennent une idée poussée pendant plusieurs années au Royaume-Uni. Cette idée a fini par être abandonnée après que plusieurs associations ont souligné les dangers des dispositifs de vérification d’âge pour la vie privée des utilisatrices et utilisateurs. Manifestement, le gouvernement français n’apprend pas des erreurs de ses voisins et pense pouvoir faire mieux tout en recopiant le système britannique- sans faire autre chose. Une certaine logique Shadok.
Ensuite, le gouvernement s’obstine à mettre le CSA au centre de sa vision d’Internet, une autorité créée et pensée pour la télévision. Et cela alors même que le Conseil constitutionnel vient de jeter à la poubelle toutes les idées du gouvernement pour faire du CSA l’autorité en charge de la « haine sur Internet ». Ici, le but est d’en faire l’autorité en charge de la régulation sur Internet des contenus pornographiques. Or, face à une notion si mal définie en droit français, le CSA va se retrouver avec le pouvoir de décider de ce qui relève ou non de la pornographie, avec la menace derrière de saisine du juge des référés et de blocage.
Par ailleurs, comme l’avait fait le Royaume-Uni, les parlementaires ne détaillent pas dans la loi le dispositif de vérification d’âge : ils laissent aux sites et au CSA le soin de les décider entre eux. Mais un rapide passage en revue des solutions envisagées ne peut que faire craindre une surveillance inadmissible sur Internet.
S’agira-t-il, comme en parle Marie Mercier, d’utiliser France Connect, le service d’identité numérique de l’État ? Au-delà de l’énorme jeu de données traitées par ce dispositif (voir à ce titre l’arrêté qui les détaille), va-t-on vraiment demander à des personnes d’utiliser le même identifiant pour les impôts, la sécurité sociale et la consultation de sites avec contenus pornographiques ? Même si Cédric O semble avoir rejeté cette idée, il parlait pourtant bien en juillet 2019 d’une idée assez proche d’identité numérique et de passer sa carte d’identité sur un lecteur pour vérifier sa majorité.
Ou alors s’agira-t-il d’imposer l’utilisation d’une carte bancaire, comme l’espère Dorcel ? Les effets rebonds possibles d’une telle mesure sont problématiques, imposer la carte bancaire, c’est, notamment, risquer que les données récoltées sur la consultation du site puissent être collectées par d’autres personnes, par exemple celles ayant accès au relevé du compte bancaire… Sans compter que, comme cela a déjà été relevé, la Cnil n’a jamais reconnu la preuve de la majorité comme finalité possible pour l’utilisation d’une carte de paiement.
En réalité, quelle que soit la solution, elle implique le traitement de données profondément intimes avec le risque permanent et terrible d’une faille de sécurité et d’une fuite des données d’une large partie de la population.
Enfin, faut-il rappeler encore aux parlementaires que, quel que soit le dispositif choisi, il est fort possible qu’il traite de données « sensibles », au sens du droit européen (car pouvant révéler « l’orientation sexuelle d’une personne physique »). Or, tout traitement de ce type de données est interdit, et ne peut être autorisé que pour certaines exceptions précises.
Centralisation et déshumanisation
D’autres critiques doivent évidemment être faites à une telle proposition, et le STRASS, syndicat du travail sexuel, les répète depuis le dépôt de cette proposition de loi : du fait des dispositifs de contrôle d’âge qui deviendraient obligatoires à mettre en œuvre pour l’ensemble des sites pouvant proposer des contenus considérés comme « pornographiques », « la conséquence probable de cet article sera la censure massive de contenu pornographique voire érotique légal, artisanal, amateur et indépendant tout en favorisant de facto les grands distributeurs ». De même : « on peut aussi s’attendre à ce que cette loi entraîne le blocage des sites d’annonces d’escort et de webcam érotique basés à l’étranger ainsi que les sites Web de travailleurSEs du sexe indépendantEs, fragilisant d’autant une communauté déjà marginalisée par la définition très large du proxénétisme et la pénalisation du client ». En renforçant la pornographie industrielle aux détriments des indépendantes, ce sont les pratiques de cette première qui sont promues, avec ses clichés les plus sexistes et ses conditions de travail les plus abjectes. Il ne restera alors rien de l’objectif que s’était donné la loi, celui de « protéger les victimes de violences conjugales ».
Identification permanente, surveillance de notre intimité, censure, contrôle du CSA sur Internet… Autant de raisons qui devraient conduire les parlementaires à abandonner cette idée. D’autant plus qu’elle conduit, enfin et surtout, à déshumaniser la question autour de la découverte d’Internet, à faire penser qu’une machine s’occupe de poser des limites à cette découverte, que la question ne nous concerne plus. C’est encore une fois vouloir régler par un outil technique magique une question éminemment humaine.
Le texte devrait passer dans les prochaines semaines en commission mixte paritaire pour que l’Assemblée Nationale et le Sénat se mettent d’accord. Si le passage sur « le simple fait de déclarer son âge en ligne ne constitue pas une protection suffisante pour les mineurs » semble définitivement adopté, l’article 11 bis A sur les pouvoirs du CSA peut encore être retiré. Le Parlement doit se saisir de cette occasion pour retirer sa dangereuse proposition.
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