Article mis en ligne le 9 mars 2020
par F.G.
■ Posté sur Ballast, cet entretien avec l’avocat Arié Halimi, datant de début février, a retenu notre attention. D’abord, parce qu’il est éclairant et argumenté sur la dérive ultralibérale autoritaire d’un pouvoir qui, faisant de la police son dernier rempart face à la détestation générale qu’il inspire, s’est totalement soumis à elle. Ensuite, parce qu’il permet de remonter le temps de l’abjection policière et de se rendre compte que rien de ce qui apparaît comme nouveau ne l’est jamais tout à fait.– À contretemps.
De Rémi Fraisse à Cédric Chouviat, quels traits communs se
dégagent des affaires de violences policières que vous avez eu à
traiter ?
Ces affaires ont en commun plusieurs caractéristiques. La première tient
à la communication étatique, avec la mobilisation d’une sémantique
destinée à masquer la réalité, c’est-à-dire la mort, la mutilation
causées par des agents des forces de l’ordre. Prenons le cas de Rémi
Fraisse [1].
Un communiqué de presse, dont on ne connaissait pas vraiment les
auteurs au départ, était repris dans la presse au lendemain de son
décès. On devait apprendre plus tard que le ministère de l’Intérieur
était à l’origine de cette dépêche. Elle signalait un corps retrouvé sur
le chantier de Sivens. C’est tout. Comme pour suggérer un décès
accidentel… Dans un second temps, pour instiller le doute, on a évoqué
l’usage de drogues, la présence d’explosifs dans son sac. Tout cela
était faux, évidemment : l’objectif était d’orienter le public vers
l’hypothèse de faits accidentels, vers un scénario acceptable, d’écarter
toute responsabilité de l’État ou des forces de l’ordre.
Jusqu’à transformer la victime en coupable, en criminel présumé…
À l’étape suivante, lorsque les faits sont parfaitement établis, oui, il
y a des possibilités de culpabilisation, voire de criminalisation de
la victime ou de sa famille. Dans le cas de Geneviève Legay [2],
les autorités ont voulu accréditer, au départ, l’hypothèse d’un banal
accident, sans aucun lien avec les forces de l’ordre : un coup du sort
finalement, contre lequel on ne pouvait rien faire. Aussitôt après les
faits, le procureur de Nice, Jean-Michel Prêtre, avait regardé la France
droit dans les yeux, en affirmant qu’elle n’avait pas été touchée par
les policiers, que ceux-ci n’étaient pas responsables de ses blessures.
Il se trouvait pourtant dans la salle de commandement, derrière les
écrans de surveillance, au moment de la charge. Il a reconnu, par la
suite, avoir menti pour « protéger » le président de la République en
évitant des « divergences trop importantes » avec ses déclarations :
Emmanuel Macron avait affirmé, après les faits, que Geneviève Legay
« n’[avait] pas été en contact avec les forces de l’ordre ». Lorsqu’il a
été établi qu’une intervention des forces de l’ordre était en cause, on
a laissé entendre que Geneviève Legay était responsable de ce qui lui
était arrivé. Souvenez-vous des mots du président de la République, qui
lui a souhaité « un prompt rétablissement, et peut-être une forme de
sagesse ». Sous-entendu : participer à une manifestation, c’est prendre
des risques et, si ça tourne mal, on ne peut s’en prendre qu’à soi-même –
cette dame de 73 ans aurait dû se tenir sage… L’objectif est toujours
le même : dédouaner les forces de l’ordre, faire porter toute la
responsabilité des faits sur la victime.
Pour Rémi Fraisse, sa simple présence sur le site de Sivens, théâtre
d’affrontements, était incriminée. Il faut se remémorer le contexte. À
l’époque, la FNSEA criait au « djihadisme vert » et le général Denis
Favier, directeur général de la gendarmerie nationale, parlait de « zone
de guerre ». Lorsque Sébastien Maillet a eu la main arrachée par une
grenade GLI-F4 lancée sur les Gilets jaunes devant l’Assemblée
nationale, Yves Lefebvre, le secrétaire général du syndicat Unité SGP
Police Force ouvrière, a eu ces mots : « C’est bien fait pour sa
gueule ! » Ce sont les termes qu’il a utilisés, à la télévision ! Pour
Cédric Chouviat [3],
la première communication de l’État évoquait un homme décédé des suites
d’un malaise cardiaque au cours d’un contrôle de police. Comme si ces
faits étaient autonomes, comme s’il était tombé tout seul d’un arrêt
cardiaque. C’est la version d’abord livrée à sa famille. Là encore, il y
a eu d’emblée une volonté de dissimuler la vérité. On a ensuite laissé
entendre qu’il aurait résisté à ce contrôle, puis souligné le fait qu’il
avait tenté de filmer les policiers. Pour insinuer que finalement, il
était en tort. Dans tous ces dossiers, Rémi Fraisse, Geneviève Legay,
Sébastien Maillet, Cédric Chouviat et bien d’autres de moindre
intensité, nous nous sommes chaque fois confrontés au même type de
communication mensongère visant à empêcher la manifestation de la vérité
et à incriminer les victimes. Il y a là, au-delà des problèmes
juridiques, une perte totale des valeurs morales, qui pousse au
mensonge, à la dissimulation de preuves, dès lors que l’État est
concerné par la faute, le décès, la blessure. Devant ces entraves, nous
avons développé des techniques : appels à témoins, recueil de preuves et
de témoignages dans les 48 heures suivant les faits, analyse des
images, des vidéos dont nous pouvons disposer.
Ces situations de violences policières portées à leur paroxysme
se sont multipliées après l’instauration de l’état d’urgence
consécutive aux attentats de 2015. Les dispositions de la loi de 1955
ont été en partie intégrées au droit commun. L’état d’exception est
désormais permanent. Dans ces conditions, sommes-nous en démocratie ?
Je définis la démocratie de la manière la plus littérale possible : nous
avons encore un suffrage universel direct ou indirect qui permet au
peuple de désigner des représentants censés mettre en pratique le
programme pour lequel ils ont été élus. Il me semble que ce n’est pas la
question de la démocratie qui est en jeu ici : c’est plutôt la notion
d’État de droit. Ces violences posent la question du cadre légal dans
lequel agissent les forces de l’ordre et l’État lui-même et celle du
mode d’exercice du pouvoir. Pendant ces cinq ans, entre deux élections,
sommes-nous dans un État de droit normal, traditionnel, avec des
contre-pouvoirs à l’arbitraire de l’État ou de ceux qui détiennent
l’autorité publique, ou les abus sont-ils à ce point systématiques
qu’ils esquissent un système autoritaire ? Dans les manifestations, des
militants politiques, des journalistes sont pris pour cible et, au-delà
d’eux, tous les citoyens sont exposés. Il y a une extension de ces
violences : la perte de repères des policiers conduit à la
généralisation de l’agressivité.
La violence d’État n’est pas une nouveauté. Le mouvement ouvrier l’a
maintes fois éprouvée. Mais nous sommes entrés dans un cycle
contemporain de violences, avec des pratiqués d’intimidation, l’emploi
d’un nouveau type d’armes sublétales d’abord expérimentées dans les
quartiers populaires, la création d’un outil de gouvernement
technologique. Pour moi, tout cela fait schéma. Reliés, tous ces points
forment le mot autoritaire. Nous sommes certes dans une démocratie, mais
avec un mode autoritaire d’exercice du pouvoir : un mode répressif,
avec la volonté, de la part de l’État, de montrer qu’il détient la
force, l’autorité sur le peuple, et que les citoyens doivent se
soumettre, quoi qu’il en soit, à la volonté du chef de l’État, des
forces de l’ordre. Dans cette démocratie autoritaire, pour tenter
d’étouffer la contestation, on réprime la capacité d’expression en
attaquant le droit de manifester, le droit de grève, la liberté de
réunion. Ce n’est pas propre à la France, on retrouve ce schéma ailleurs
dans l’Union européenne : en Pologne, en Hongrie, dans l’Italie de
Matteo Salvini. Il y a là une faille des autorités européennes, qui
devraient faire respecter les dispositions de la Charte européenne des
droits de l’homme et de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ce schéma se répand aussi à l’échelle du monde, au Brésil, aux
États-Unis, en Israël, en Russie – où Vladimir Poutine commence à faire
pâle figure au regard de ce que nous vivons en France, même s’il
cultive des pratiques extrêmement autoritaires. Nous sommes dans cette
gradation des différents types d’exercice du pouvoir dans une
démocratie, décrite par Juan J. Linz. Entre démocratie et dictature, il
distingue une multitude de nuances, comme celle de la « démocratie
illibérale ». La mécanique électorale demeure mais, à l’échelle de
l’exercice du pouvoir, un autoritarisme s’affirme ; il peut conduire au
basculement, avec la généralisation de l’état d’urgence, la permanence
de l’état d’exception. Cette possibilité de bascule vers un État
policier, où l’autorité politique se soumet au corps policier, est
manifeste en France. Les tracts de certains syndicats de police comme
Alliance ou le SCPN sont de plus en plus agressifs. Pas seulement à
l’égard des militants et des défenseurs des droits de l’homme :
l’autorité civile et politique, qui normalement dirige, est elle aussi
mise en cause dans ces publications. « Si un policier est jugé, voire
condamné pour des violences policières, vous ne nous verrez plus dans la
rue », affirment-ils en substance. Le corps policier, on le sent,
exerce une pression très lourde sur le ministère de l’Intérieur.
Christophe Castaner va répétant que les policiers sont fondés à
user d’une « violence légitime ». Le gouvernement refuse de parler de
violences policières. Cette posture est-elle le symptôme d’un déni, le
signe d’une stratégie délibérée ou l’effet de cette pression policière
sur l’autorité civile ?
Il y a là, d’abord, une erreur sémantique et juridique. Parler du
monopole ou même de l’usage de la violence légitime relève d’une erreur
de droit. Il n’y a pas de monopole de la violence légitime pour l’État.
Ça n’existe pas dans le droit pénal. Toute violence, quelle qu’elle
soit, est une infraction pénale. Vous pouvez ensuite avoir des faits
justificatifs ou des causes d’exonération de responsabilité pénale. La
légitime défense en est une, elle s’applique à tout le monde, aux
policiers comme aux citoyens. Deux critères la définissent : l’absolue
nécessité et la proportionnalité. Les policiers y sont eux aussi soumis.
Ce qu’on peut en déduire, c’est que tout le monde, finalement, a le
droit d’user de la légitime défense lorsque ces critères sont remplis.
Cela met d’ailleurs les policiers et les citoyens sur le même plan en ce
qui concerne l’usage de la violence. Je ne dis pas que policiers et
citoyens sont astreints aux mêmes règles, aux mêmes obligations. Les
policiers, par exemple, peuvent user de la violence lors d’une
interpellation, comme avec l’utilisation de menottes lorsqu’ils n’ont
pas d’autre choix. Mais on ne peut pas parler de monopole de la violence
légitime, ce n’est pas prévu par le code. On peut éventuellement parler
de violence légitimée a posteriori : il y a une infraction, mais
on ne peut pas en poursuivre l’auteur parce qu’une disposition du code
le prévoit. Pourquoi, alors, cette petite musique de la violence
légitime circule-t-elle sur tous les plateaux de télévision, dans les
bouches des syndicalistes policiers, du ministre de l’Intérieur ? Parce
qu’ils tentent de conserver le contrôle de la violence. C’est un enjeu
de société, au moment où s’affrontent deux violences.
D’un côté, celle des manifestants qui se revendiquent, pour certains,
d’une violence politique, de la désobéissance civique, en résistant par
exemple aux interpellations – ce qui relève d’une violence passive : il y
a une forme de violence dans la contraction musculaire. De l’autre
côté, vous avez la violence des forces de l’ordre et celle de l’État.
Concrètement, la question est de savoir de quel côté se situe la
légitimité. La sémantique utilisée par le ministère de l’Intérieur vise à
asseoir la thèse selon laquelle la violence de l’État est forcément
légitime – ce qui n’est pas le cas – et celle des manifestants
réagissant à cette violence, forcément illégitime. Le but est de
maintenir intacts l’autorité et le pouvoir. Mais cette rhétorique ne
convainc pas. Elle n’empêche plus la dégradation de l’image du pouvoir.
Elle installe, dans les rangs des forces de l’ordre, un climat de
permissivité. Si on dit aux gendarmes, aux policiers : « Vous avez le
monopole de la violence légitime, vous pouvez faire ce que vous voulez,
l’impunité judiciaire vous est garantie », alors les comportements
qu’ils s’autorisent deviennent de plus en plus violents. Je pense que le
discours du ministre de l’Intérieur conduit à ces violences policières.
Ce n’est certes pas la seule source de ces blessures, de ces
mutilations, de ces décès, mais c’en est une.
Devant l’impunité dont bénéficient presque systématiquement les
auteurs de violences policières, même dans le cas de violences ayant
entraîné la mort, vous prônez la suppression de l’Inspection générale de
la police nationale (IGPN). Quelles institutions, quelles procédures
mobiliser, alors, pour les enquêtes ?
Je vous parle d’expérience. Presque tous les dossiers de violences
policières – j’en ai eu beaucoup depuis une quinzaine d’années – se
concluent, malheureusement, par des classements sans suite ou des
non-lieux. Les choses commencent tout juste à évoluer grâce aux
techniques que nous avons mises au point pour éviter cette systématicité
de l’impunité judiciaire. Cela tient à la façon dont les investigations
sont conduites. Qui mène l’enquête ? Sans enquête, vous n’avez pas de
poursuites possibles. Sans enquête correcte, bien orientée, vous n’avez
pas de décision judiciaire possible. En France, c’est l’IGPN ou bien
l’IGGN [Inspection générale de la gendarmerie nationale] qui sont en
charge des enquêtes sur les policiers ou les gendarmes, lorsque ceux-ci
sont susceptibles d’avoir commis une infraction pénale. L’IGPN, c’est la
police qui enquête sur la police. L’IGGN, c’est la gendarmerie qui
enquête sur la gendarmerie.
D’ailleurs, il y aurait une question toute simple : pourquoi n’a-t-on
pas inverse les choses ? Pourquoi la gendarmerie n’enquêterait-elle pas
sur la police, et inversement ? Sachez d’ailleurs qu’aucune loi, aucune
règle n’impose à un procureur de la République ou à un juge
d’instruction de désigner comme service enquêteur l’IGPN ou l’IGGN.
N’importe quel service enquêteur peut être désigné. Mais suggérer cela,
c’est s’entendre dire : « Avec la guerre des polices, ce n’est pas
possible, ils vont tous être renvoyés au tribunal. » Ce qui trahit déjà
une forme de défiance à l’égard des gendarmes ou des policiers, dans
leur façon d’enquêter. Ils ne sont donc pas forcément impartiaux… La
gendarmerie, la police nationale sont des corps, avec des solidarités
entre leurs membres. En interne, ce n’est pas homogène bien sûr. Il y a
des policiers et des gendarmes qui ne supportent pas ces situations. Ils
forment une majorité silencieuse. Mais il y a une omerta, comme dans la
mafia. Celui qui parle est banni, ostracisé.
Dans la phase d’enquête préliminaire comme dans la phase d’instruction,
je vois des investigations qui ne sont pas menées, ou mal menées. Des
questions importantes ne sont pas posées par les enquêteurs. Des actes
essentiels sont passés à la trappe. Des confrontations, des
reconstitutions n’ont pas lieu. Des victimes, des personnes mises en
cause ne sont pas entendues. Pas toujours, mais souvent. Dans les
derniers dossiers de violences volontaires ayant entraîné la mort sans
intention de la donner, j’ai même vu des policiers qui avaient préparé
leurs discours avant d’être entendus par l’IGPN. Certains, à mon sens,
sont préparés par l’IGPN elle-même : on leur conseille d’utiliser tel
mot plutôt que tel autre. Dans ces affaires, l’IGPN et l’IGGN sont des
préparatrices à relaxes. Des blanchisseuses. Pas pour toutes les
infractions : ces services font certainement très bien leur boulot
lorsqu’un policier s’est rendu coupable d’un vol, d’une escroquerie. En
revanche, lorsqu’un policier ou un gendarme est mis en cause pour des
violences commises dans l’exercice de ses fonctions, ces deux instances
vont le « coacher » lorsqu’il est entendu, pour qu’il ne soit pas
poursuivi. C’est terrible. Voilà pourquoi l’impunité judiciaire se joue
au niveau des services enquêteurs. Mais nous sommes en train de faire
évoluer les mentalités. Un basculement se produit. C’est le fruit d’un
combat que nous sommes plusieurs à mener, depuis longtemps.
« Les faits d’usage illégal de la force ne sont pas tolérables
dans un État de droit », écrivait en 2016 l’Action des chrétiens pour
l’abolition de la torture (ACAT), dans son rapport L’Ordre et la Force.
Le journaliste David Dufresne, qui recense les violences policières
lors des manifestations, parle de « violences de système ». À quoi tient
la distinction que vous faites, de votre côté, entre violences
policières et violences d’État ?
Les deux existent, il y a un cumul. Dans chaque violence policière
commise sans fait justificatif ni irresponsabilité pénale reconnue par
la suite, sont engagées, à mon sens, une responsabilité individuelle et
très souvent, aussi, une responsabilité hiérarchique, politique. Chaque
fonctionnaire de police a sa conscience, ses obligations et sa
responsabilité. Il ne doit pas commettre de violences : s’il en commet,
sa responsabilité individuelle est engagée. Mais il n’y a pas que ça.
Dans le contexte d’un mouvement social, des ordres sont donnés par une
autorité civile de commandement : le préfet ou la Direction de l’ordre
public et de la circulation, placés sous la responsabilité du ministère
de l’Intérieur. Ces autorités déterminent la forme prise par le maintien
de l’ordre : calme, sans contact, agressif, avec contact, avec
« percussion ». Ces violences découlent donc d’une responsabilité
hiérarchique, celle de ministres, de donneurs d’ordres, qui décident si
les forces de l’ordre vont commettre ou non ces violences. Il y a bien à
la fois une responsabilité individuelle et une responsabilité
politique. Dans certains cas, seule la responsabilité individuelle est
engagée, mais c’est rare.
Prenez le cas de Cédric Chouviat : quatre policiers, dont deux
stagiaires, interpellent une personne, lui font une clé de bras, une clé
d’étranglement, un plaquage ventral. Ils le tuent. On peut se dire
qu’ils ont peut-être mal appliqué les techniques d’immobilisation
apprises à l’école. Mais alors un problème de formation se pose : c’est
aussi un problème politique. Je fais mienne l’expression « violences
policières systémiques », sans oublier la responsabilité individuelle
dans certains cas. Elle implique un schéma, elle désigne un vrai
phénomène social. Mais surtout, elle met en lumière le rôle de l’État,
dont la responsabilité est engagée soit par l’action, soit par
l’abstention. Soit il donne des instructions, écrites ou orales, soit il
renonce à fixer un cadre, donc des limites, laissant ainsi
l’agressivité se développer. Ces violences sont suffisamment importantes
pour poser un problème social impliquant l’État. Or l’État considère
qu’il n’y a pas de violences policières systémiques. Le ministre de
l’Intérieur, le président de la République et même Brigitte Julien, la
directrice de l’IGPN, bannissent cette expression. Ils répètent tous :
« Il n’y a pas de violences policières. » À leurs yeux, ce n’est pas
quelque chose qui fait schéma. Je dis, moi, que ça fait schéma. Tout le
monde le voit. Il suffit de regarder les vidéos tournées dans les
manifestations.
Nier, devant ces images, la réalité des violences policières, c’est
s’inscrire dans un raisonnement totalitaire : j’ai une réalité sous les
yeux, je la nie, j’essaie d’imposer cette négation de la réalité à toute
une population et j’applique ma volonté. La vraie question qui se pose
porte sur la nature de ces violences : relèvent-elles d’une stratégie
délibérée ? Je pense que oui. Avec d’autres – journalistes, responsables
politiques, sociologues – j’ai suffisamment d’éléments en main,
d’expérience, de dossiers, de lectures, pour affirmer que ce pouvoir
politique extrêmement fragile ne tient plus que par la police, par
l’usage de la force et des armes. Il est confronté à une forte
contestation sociale ; la plupart de ses représentants n’avaient,
auparavant, ni parcours politique significatif, ni bilan, ni légitimité
électorale, ni points d’appui au sein des administrations. Or le corps
de l’État est extrêmement sensible, fragile. Il n’est ni uniforme ni
homogène : il est fait d’une multitude de couches, d’organes, de
communautés.
Tout cela, Emmanuel Macron, Christophe Castaner ne l’avaient pas
appréhendé : ils sont arrivés un peu comme ça, ces gens-là. Dans un
contexte où la confiance dans les institutions était déjà dégradée, ils
ont essayé de « réformer » ou de transformer la société avec une vision
ultralibérale, sur des bases purement idéologiques. Ces options
ultralibérales n’ont pourtant aucune efficacité économique : elles
garantissent le profit d’une minorité au détriment du plus grand nombre,
elles cassent le lien social et dessinent une société individualiste.
De quoi susciter une contestation sociale extrêmement forte, voire
violente. Il ne leur reste donc plus que la force : la police. Un jour,
peut-être, l’armée – je ne l’espère pas. Lorsqu’ils ont commencé à
sortir les blindés de gendarmerie sur les grands boulevards de Paris, on
a craint ce basculement de la police à l’armée. Mais de toute façon, la
police, en soi, est un corps de plus en plus militarisé : les
techniques et les armes mobilisées en témoignent.
Ce pouvoir ne tiendrait donc plus que par la coercition ?
Nous sommes au-delà de la coercition. Il ne reste plus à ce pouvoir que
la répression, le fracas, la violence, la douleur, la souffrance, la
crainte, la peur. Voilà ce qu’ils utilisent aujourd’hui. Benoîtement :
ils prétendent être, eux, victimes d’une violence sociale. C’est pire
que tout, cette perversité dans la communication gouvernementale. Ils se
disent victimes de manifestants violents, des Gilets jaunes
insurrectionnels, des cégétistes, des syndicalistes, de tous ceux qui
luttent pour une vie meilleure. Ils font de ceux qu’ils mutilent et
tuent les agresseurs. Le problème, c’est que lorsqu’on commence à tuer
des citoyens lambda, qui ne demandaient qu’à faire leur travail de
livreur pour nourrir cinq enfants, ça ne tient plus. Avec le décès de
Cédric Chouviat, il y a eu un vrai basculement. C’est qu’il était
blanc : il suscite une empathie, une identification sociologique plus
importante qu’Adama Traoré – noir, donc suspect, dans l’inconscient
collectif, d’être l’agresseur méritant son sort.
Policiers et gendarmes placent le Rassemblement national en tête
de leurs suffrages. Quels sont les effets de cette sociologie
électorale sur l’institution policière ?
Je ne suis pas sociologue. Je ne peux répondre qu’en théorie. Le Front
national, devenu Rassemblement national, est né d’une idéologie
fasciste, il vise la prise du pouvoir. Sa banalisation n’est
qu’électoraliste : il n’a pas changé. Ses fondateurs sont issus du
régime de Vichy, de la collaboration avec le nazisme, et cela les
changements de nom ne pourront jamais le gommer. Le fascisme est une
idéologie en soi violente. Lorsque vous avez des policiers imbibés de
cette idéologie, cela influe forcément sur les opérations de police,
dans les manifestations, lors des interpellations. Vous avez une volonté
d’expurger une violence, une frustration inhérente à l’extrême droite,
au fascisme.
Dans les circonstances actuelles, la population, dites-vous, est
fondée à se défendre contre les violences policières. Dans un tweet qui
a suscité la polémique, vous affirmiez même récemment : « Le moment où
user de la légitime défense contre des milices est peut être venu. »
Qu’entendiez-vous par là ?
Peut-être ce tweet était-il trop précoce. En parlant de « milice », je
ne désignais pas le corps policier en général. Historiquement, les
milices désignent un phénomène précis : il s’agit de groupes exerçant
hors du cadre légal une violence dirigée contre des communautés
politiques, contre des manifestants, contre des personnes à raison de
leur origine, de leur religion. Ce phénomène, hélas, existe. Lorsqu’un
diplomate s’associe à des fonctionnaires de police en retraite et à
d’anciens militaires pour fomenter des actes terroristes [4],
comment nommer cela ? On pense au SAC, à la Cagoule… Quand vous voyez
des individus en groupe, cagoulés, munis de matraques, sans RIO donc
sans identification possible, qui frappent des manifestants, comment les
qualifier ? C’est une question que je me pose, si ces personnes ne
donnent pas à voir qu’elles appartiennent à un service public, à la
police… Ces phénomènes ne sont pas sans lien avec l’idéologie fascisante
qui gagne du terrain au sein de la police, ils doivent être dénoncés.
On peut renvoyer ces affaires à la justice, se dire qu’il n’appartient
pas aux citoyens, aux manifestants de résister à ces violences. Oui.
Mais lorsque vous êtes en situation de légitime défense, avec un péril
imminent, avec, face à vous, la violence illégitime d’un individu sans
identifiant qui vient vous frapper avec une matraque, vous avez le droit
de vous défendre… Dans ce cadre précis. Je ne parle pas de légitime
défense telle que la conçoivent certains groupes politiques, avec la
possibilité d’aller frapper, de lancer des pavés : pas du tout. Je parle
d’un cadre légal. Quand des personnes non identifiées vous frappent,
vous violentent alors qu’elles n’ont pas le droit de le faire, oui, vous
avez le droit de vous défendre.
En quoi les quartiers populaires ont-ils tenu lieu de
laboratoire pour expérimenter des techniques de répression, de nouvelles
armes ?
On y a testé l’usage d’armes nouvelles, dites non létales, ou
sublétales, comme l’ancien flashball, devenu LBD40, comme les grenades
GLI-F4 contenant des explosifs. La grenade OF-F1, qui date, elle, de la
Première Guerre mondiale, a été interdite après la mort de Rémi Fraisse.
Elle avait déjà tué, en 1977, Vital Michalon : il faudrait d’ailleurs
analyser l’analogie entre la mort de ce militant anarchiste et
antinucléaire et celle de Rémi Fraisse dans deux hypothèses d’écologie
politique. Vous avez encore les grenades de désencerclement, plus
récentes, avec des palets de caoutchouc, censées être utilisées pour
repousser des assaillants. Toutes ces armes, mais aussi toutes les
techniques d’immobilisation comme la clé d’étranglement, le plaquage
ventral, ont été affûtées dans les quartiers populaires. J’ai travaillé
longtemps en banlieue, en particulier à Tremblay-en-France. Je viens de
La Courneuve, j’ai aussi vécu à Sarcelles, j’ai vu les interpellations
« musclées ». Par la suite, comme avocat, j’ai défendu des gens frappés,
fracassés lors d’interpellations.
La violence qui se déploie dans les quartiers populaires est sans
commune mesure avec ce qui se pratique dans les beaux quartiers, dans
les centres-villes « blancs ». Les brigades anti-criminalité s’y sont
trouvées au cœur de l’expérimentation de nouvelles armes, de ces
techniques d’interpellation sur des populations qui n’intéressaient pas
grand monde : des populations issues de l’immigration, vivant dans des
quartiers dégradés, avec une valeur sociale jugée inférieure. Dans la
rue, dans les halls d’immeubles, le harcèlement policier y est
permanent, avec d’incessants contrôles au faciès. Ce n’est pas une vue
de l’esprit : la France a été condamnée pour ces contrôles d’identité
visant préférentiellement des Noirs, des Arabes, des personnes issues de
l’immigration. Dans l’inconscient policier, ce sont eux,
potentiellement, les fauteurs de troubles, les délinquants, les
criminels. Je me souviens de ma première affaire de flashball : un gamin
de 15 ans, à Tremblay-en-France. En traversant la rue pour aller chez
sa grand-mère, il avait été touché par un tir alors que des policiers se
confrontaient à d’autres jeunes de sa cité. Il y avait eu des émeutes,
des bus incendiés et caillasses à la suite d’une histoire de trafic de
stupéfiants qui avait mal tourné. C’était en 2009, à l’époque de Nicolas
Sarkozy et de sa politique de « tolérance zéro ».
De nombreux policiers avaient été déployés, tous les jeunes étaient pris
pour cible : celui-là en faisait partie. Il a eu des séquelles très
graves, je garde encore des photographies de lui avec le visage
complètement bousillé. Il a fait, par la suite, plusieurs tentatives de
suicide. L’affaire a finalement été classée sans suite, parce que la
Justice a considéré que le policier mis en cause était en droit de le
viser, de tirer, dans un contexte où il se sentait en danger. Toujours
la même rhétorique… Voilà le schéma qui a été appliqué en banlieue pour y
soumettre une population issue de l’immigration postcoloniale, parquée
dans des cités à l’habitat dégradé, désertées par les cadres moyens.
Cela arrangeait les pouvoirs publics de cantonner ces populations
d’origine immigrée, pour éviter leur mélange avec le reste de la
population blanche qui les voyait d’un mauvais œil. Devant des
situations économiques et sociales compliquées, parfois explosives, les
maires ont usé du clientélisme ; les Brigades anti-criminalité (BAC) ont
été déployées pour tenter de contenir d’éventuelles émeutes urbaines.
Avec l’irruption des Gilets jaunes, des éléments de ces mêmes BAC,
rodées aux émeutes urbaines, sont venus s’adjoindre aux CRS et aux
gendarmes mobiles formés au maintien de l’ordre traditionnel à distance.
Sous différentes appellations – Compagnies de sécurisation et
d’intervention, Brigades de répression de l’action violente
(motorisées), qui ont pris le relais des Détachements d’action rapide –,
ces éléments des BAC, armés de LBD 40, sont venus au contact, percuter,
et même susciter de la violence là où il n’y en avait pas forcément.
C’est l’introduction de ces BAC formées dans les quartiers populaires
qui a installé, face aux Gilets jaunes, cette violence extrême, ces
mutilations.
On retrouve les mêmes armes, les mêmes stratégies de répression
face aux soulèvements populaires qui secouent d’autres pays : Chili,
Liban, Algérie… Assiste-t-on à une globalisation de la répression ?
Oui. Et je crois que la France n’y est pas pour rien : elle exporte très
bien ses armes de maintien de l’ordre et son savoir-faire sécuritaire.
Souvenez-vous de l’offre de Michèle Alliot-Marie au dictateur Ben Ali en
2011, au début du printemps tunisien ! Cet automne, le président
chilien Sebastián Piñera avait annoncé une collaboration avec la police
française. Paris avait finalement démenti, tout en reconnaissant des
tractations qui n’avaient finalement pas abouti. Après la mort de Rémi
Fraisse, je m’étais intéressé aux contrats de vente de grenades à des
pays étrangers. L’un des principaux fabricants français de matériel
anti-émeute et de grenades lacrymogènes, Alsetex, est une filiale du
groupe Lacroix, spécialisé dans les feux d’artifice. Ses exportations
sont soumises, comme celles de tous les fabricants d’armes, à des
licences délivrées par la Défense nationale. Or des grenades fabriquées
par cette entreprise ont fauché de nombreuses vies au Bahreïn, où elles
étaient lancées dans les maisons, dans des lieux clos, ce qui est
totalement interdit. Interpellées, les autorités françaises ont affirmé
n’avoir permis aucune exportation de ce matériel vers ce pays. En fait,
le royaume s’était procuré des lots de grenades que la France avait
vendus à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis… C’est un commerce
florissant pour les entreprises françaises qui exportent armes et
munitions. Je me demande même s’il n’y a pas, dans les démonstrations de
force en cours, comme des séquences publicitaires. En regardant ces
images, n’importe quel dictateur doit rêver de grenades qui explosent
les corps.
Vous évoquiez tout à l’heure vos savoir-faire, votre métier au
service de vos engagements. Avez-vous choisi le droit par vocation ?
Pas du tout ! J’ai commencé par la médecine. C’était ma vocation première, depuis l’enfance. Mais j’ai lamentablement échoué (rires).
En revanche, j’en ai gardé des notions qui me donnent, dans certains
dossiers, quelques intuitions. C’est mon père qui a pris l’initiative de
m’inscrire en droit, à Assas, sans m’en informer.
Ce n’était donc pas du tout votre choix ?
Non ! Après la médecine, je voulais faire du théâtre… Je venais de
banlieue, j’avais découvert Paris avec ma première année de médecine à
Necker, rue de l’École-de-Médecine. Assas n’était qu’à quelques pas de
là, mais j’y ai découvert un univers complètement étranger.
Pourquoi cette démarche de votre père ? Est-il lui-même avocat ?
Pas du tout ! Personne ne l’était, dans la famille. Ma sœur l’est
devenue après moi. Mon père est kinésithérapeute. Il a toujours exercé à
La Courneuve.
À Assas, vous entrez à l’Union des étudiants juifs de France (UEJF). Est-ce la matrice de vos engagements politiques ?
Oui. Avant cela, je n’avais strictement aucune idée de ce que pouvait
être l’engagement, le militantisme. Personne dans ma famille n’avait
jamais été militant. Sauf un beau-frère de ma grand-mère, qui était
communiste, fait rare dans la communauté juive à Sarcelles. Je suis
entré à l’UEJF dans une démarche purement communautaire. Je n’étais déjà
plus croyant, tout en restant pratiquant.
Comment peut-on être pratiquant sans être croyant ?
Enfant, j’ai été scolarisé dans un établissement religieux à Sarcelles.
Je ne crois plus en Dieu depuis l’âge de 18 ans. Mais je mange casher,
je vais à la synagogue, je célèbre les fêtes religieuses. Je reste
attaché à cette culture reçue de mes parents, que je tiens à transmettre
à mes enfants. J’aime la musique, les prières qui sont chez nous, dans
le rite oriental, des chants. J’y trouve une forme de joie, de
solidarité, de lien social.
Comment votre démarche « communautaire » s’est-elle muée en engagement politique ?
L’UEJF m’offrait un endroit où me sentir mieux dans cet univers un peu
compliqué qu’était pour moi Assas à 19 ans. Cette section était
historiquement très militante : en face, il y avait le Groupe union
défense (GUD), dont les membres étaient profondément antisémites. L’UEJF
et l’UNEF-ID nous défendaient avec d’autres, venus de l’extérieur. Des
alliances spécifiques à Assas se nouaient, cela pouvait donner des
attelages hétéroclites, du Betar à la CNT et au Scalp-Reflex, tous
ensemble contre le GUD. Ce combat contre l’extrême droite marque le
début de ma conscientisation politique. Quand vous vous engagez, vous
tissez des liens, vous prenez goût au militantisme : cela ne m’a jamais
quitté, au contraire. Après l’UEJF, j’ai contribué à la création d’une
association étudiante contre l’intolérance et la xénophobie. Nous avons
viré les étudiants du Cercle qui organisaient un salon du livre
d’extrême droite, et nous avons créé le nôtre, le « Salon des refusés
d’Assas », où étaient invités des auteurs de gauche, d’extrême gauche.
Il s’est d’abord tenu au Théâtre du Lucernaire voisin, où nous avions
trouvé refuge, puis dans l’enceinte de l’université, où nous avons
imposé cette initiative à une direction hostile. Finalement, aux
élections, nous avons réussi à évincer le GUD des instances
universitaires. J’ignore ce qu’il en est aujourd’hui, mais c’était un
vrai bouillon de culture politique. Il m’arrive encore aujourd’hui de
croiser des figures rencontrées dans cette militance, des avocats qui
partagent mes combats, ou, dans l’autre camp, qui défendent les
militants d’extrême droite devant la 17e chambre.
Vous parlez beaucoup de Sarcelles, de La Courneuve, de la
banlieue. En quoi ces coordonnées géographiques vous ont-elles aussi
forgé, d’un point de vue politique ?
Je m’en suis rendu compte rétrospectivement. En venant de là, vous avez
deux voies. Soit vous basculez dans l’intolérance, soit vous développez
une forme de combativité. Sorti de la banlieue, vous pouvez être tenté
de rejeter le lieu où vous avez grandi, vécu, parce que vous ne voulez
pas vous y retrouver un jour. Vous combattez alors les groupes sociaux
dans lesquels vous avez évolué plus jeune, vous rejoignez ceux qui
crachent sur la banlieue, sur sa jeunesse, sur ses populations
défavorisées. Et puis vous avez, au contraire, ceux qui, ayant tissé des
réseaux, acquis un peu plus de pouvoir, de moyens, de possibilités,
veulent faire reconnaître ce qu’ils y ont vécu. La banlieue s’est
dégradée d’une manière spectaculaire. Certains endroits sont presque
devenus des bidonvilles, il y a une extrême pauvreté, une souffrance
sociale inadmissible : on ne le voit plus. On a rendu invisibles des
territoires qui sont hors de la République, non pas parce qu’ils
seraient des « territoires perdus », mais parce qu’ils ont été mis au
ban de la République. Volontairement. J’essaie déjà de le faire en tant
qu’avocat mais j’espère pouvoir contribuer davantage, un jour, à la
réhabilitation des populations qui vivent dans ces territoires parce
qu’elles n’ont pas d’autres choix.
Vous avec grandi dans une famille d’origine algérienne. Que vous reste-t-il de cet héritage ?
D’origine algérienne et tunisienne ! Mon père est de Constantine, ma
mère de Tunis. Ce qui m’en reste ? Une « orientalité » profondément
ancrée, aujourd’hui complètement assumée. Cela ne va pas de soi : il y a
aujourd’hui dans la plupart des familles juives un sentiment anti-arabe
très prégnant. Au même titre d’ailleurs qu’un certain antisémitisme
peut s’exprimer dans des familles musulmanes. C’est la même haine de
l’autre, alors que ce sont des populations qui partagent la même origine
maghrébine, la même culture, les mêmes traditions culinaires, les mêmes
chants. Et qui partageaient le même antagonisme face à l’État colonial,
avant l’installation d’un schisme. Je me sens aujourd’hui beaucoup plus
à l’aise avec des amis de confession musulmane partageant mes combats
qu’avec des membres de la communauté juive qui rejettent les musulmans,
ne comprennent pas mes engagements et me reprochent ma proximité avec
des personnes d’origine arabe.
Lorsque vous avez défendu Nabil Koskossi, l’organisateur d’un
rassemblement pro-palestinien à Sarcelles en juillet 2014, accusé par la
municipalité d’avoir encouragé les débordements qui avaient suivi cette
manifestation [5],
lorsque vous défendez des personnes soupçonnées de terrorisme, vous
suscitez des réactions d’une grande violence. On vous a par exemple
traité de « juif honteux » … Cela vous affecte-t-il ?
Cela a pu être douloureux au début. Aujourd’hui, j’ai parfaitement
intégré ces attaques. Je comprends le besoin de se protéger :
l’antisémitisme existe en France, il se développe. Je le combats. Le
problème, c’est que l’origine de cet antisémitisme est mal analysée par
la communauté juive et par ses institutions communautaires, qui
l’imputent aux Arabes, et qui assimilent islam, islam radical et
antisémitisme. Cette erreur d’analyse convoque des faits réels : le
massacre de l’école Ozar Hatorah perpétré à Toulouse par Mohammed Merah,
celui de l’Hypercasher. Mais l’antisémitisme européen reste
majoritairement d’extrême droite : on ne peut pas incriminer, seul, le
monde musulman. J’ai analysé, intégré ces phénomènes et les raisons pour
lesquelles des membres de la communauté juive m’ostracisent, me
regardent comme un paria.
Ceci dit, pour ceux-là, mon profil complique tout : j’ai fréquenté une
école religieuse très orthodoxe, je suis pratiquant, j’assume
parfaitement ma judéité, j’aime ce qu’a pu représenter la naissance
d’Israël et je m’y rends souvent. Me désigner comme un « juif honteux »
ne fait donc pas sens. Cela ne m’affecte plus. J’essaie simplement de
véhiculer une autre vision du judaïsme, qui a déjà existé : un judaïsme
éclairé, rationnel, libéré des peurs et des crispations identitaires. Ma
défense de Nabil Koskossi, mes liens d’amitié avec le journaliste Taha
Bouhafs, avec des gens du Comité Adama, avec des militants qui ont des
affinités avec la cause palestinienne, ma participation à l’organisation
de la manifestation du 10 novembre 2019 contre l’islamophobie… Tout
cela m’a valu des cris, des insultes. Mais l’essentiel est de casser les
préjugés, les paranoïas, de jeter un pont entre les deux rives. Je veux
contribuer à cela, fût-ce modestement.
Vous parlez d’une « doctrine d’État » qui établit une continuité
entre islam et terrorisme, vous endossez la notion de « racisme
d’État ». Que représentent aujourd’hui « les musulmans », dans le
contexte politique qui est le nôtre ?
Nous sommes là à la confluence de deux histoires : celle de la
colonisation – l’état d’urgence, c’est du refoulé colonial à l’état pur –
et celle des juifs, qui ont longtemps tenu lieu de boucs émissaires
dans les sociétés occidentales, et quelques fois dans le monde arabe. Le
juif, c’était la victime expiatoire, celle dont une société a besoin
pour expurger la violence. L’anthropologue René Girard décrit très bien
ce phénomène dans La Violence et le Sacré : l’ordre social, pour
s’instaurer et se perpétuer, a besoin d’une victime expiatoire. Après
la Shoah, l’antisémitisme est resté très ancré dans certains pays, comme
la Pologne, alors même qu’il n’y avait plus de juifs : autant dire
qu’on peut même avoir une victime expiatoire invisible. En France, où
l’antisémitisme populaire perdure, mais où il n’y a plus d’antisémitisme
d’État, on a trouvé une victime expiatoire de substitution : le
musulman. L’état d’urgence fut, de ce point de vue, un moment de
bascule. J’ai défendu beaucoup de personnes assignées à résidence ou
dont le domicile avait été perquisitionné. Quelques militants
écologistes étaient concernés, au moment de la Cop 21, mais il
s’agissait pour l’essentiel de personnes de confession musulmane, mises
en cause en raison de leur pratique religieuse. C’était ciblé. Des gens
étaient dénoncés pour une barbe jugée trop longue, pour un voile, pour
un qamis.
Je me souviens d’un homme de confession musulmane, traumatisé après
avoir vu, à l’usine, l’un de ses collègues broyé par une machine, dans
un accident du travail. Son employeur l’avait dénoncé comme
psychologiquement fragile, ce qui lui avait valu d’être perquisitionné
et assigné à résidence ! Il fallait voir l’usage terrible fait des
« notes blanches », entendre la parole officielle devant le tribunal
administratif, devant le Conseil d’État ! Les mémoires du ministère de
l’Intérieur étaient pratiquement tous des copiés-collés. On y retrouvait
un extrait de Dabiq, une publication de Daech, incitant les musulmans à la taqîya,
les invitant à maquiller leurs intentions réelles. L’impossibilité
d’établir des liens entre la personne mise en cause et l’État islamique
était dès lors imputée à cet art de la dissimulation : « Nous ne pouvons
produire aucune preuve justifiant l’assignation à résidence ou la
perquisition administrative. Mais c’est inquiétant qu’on ne le puisse
pas : cela signifie que cette personne se dissimule. Et puisqu’on ne
peut rien prouver, cela prouve, justement, que cette personne est
dangereuse. »
Vous aviez des conseillers d’État subjugués devant de telles
démonstrations. Et si vous osiez mettre en cause ce raisonnement, cela
faisait un peu de vous le complice de la menace terroriste. Voilà encore
une forme de raisonnement totalitaire… C’est ainsi qu’on a établi un
lien entre la simple pratique religieuse, quelle que soit son intensité,
et la menace terroriste. Toute une rhétorique s’est développée – et
l’État y a grandement contribué – pour faire du musulman un terroriste
potentiel, se dédiant à la destruction de l’autre, à la dissolution des
autres cultures et in fine au « grand remplacement ». Avec la
Ligue des droits de l’homme, nous combattons ces graves dérives. C’est
l’objet d’une rupture profonde avec d’autres associations antiracistes
comme l’UEJF ou la Licra, qui ont abandonné l’antiracisme universel au
motif qu’il y aurait une idéologie politique islamisante derrière ces
combats.
Les avocats s’investissent dans le mouvement social et jettent
leurs robes dans les tribunaux, aux pieds de la ministre de la Justice.
Que se passe-t-il parmi vos confrères ?
Nous sommes dans un moment de radicalisation, au bon sens du terme. Les
avocats se montraient jusque-là peu réactifs, peu investis dans les
combats de nature politique, alors que leur métier devrait les y porter.
Cette réforme des retraites vient les percuter eux aussi. Mais ces
actions traduisent un mouvement plus profond. Jeter sa robe est un geste
d’une forte portée symbolique. Des avocats ont été interpellés, ils se
sont à leur tour confrontés à des policiers. Cela prouve que tout le
monde peut être pris pour cible. J’espère que cette culture de la
résistance s’inscrira dans les esprits des avocats. Des possibles
obscurs se profilent, nous aurons besoin d’eux.
Texte en PDFNotes :
[1] Militant écologiste tué en 2014 par une grenade explosive tirée par les forces de l’ordre au cours d’une manifestation contre le projet de barrage de Sivens
[2] Manifestante blessée par les forces de l’ordre en mars 2019 au cours d’une marche des Gilets jaunes.
[3] En janvier 2020, Cédric Chouviat meurt suite à un contrôle de police à Paris : l’autopsie révèle une fracture du larynx.
[4] En référence au groupuscule fasciste AFO. Treize de ses membres ont été arrêtés en 2018 : ils projetaient d’assassiner des imams et d’attaquer des mosquées.
http://acontretemps.org/spip.php?article755
[5] Affaire classée sans suite un an plus tard.
Commentaires récents