Durée de lecture : 22 minutes 6 mars 2020 / Raphaël Goument (Reporterre)
- Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), reportage
« On est des putains de guerrières, on revient toutes de loin. » Marie fait partie des Amajaunes, un collectif de femmes formé au sein du groupe des Gilets jaunes de Saint-Nazaire. Ensemble, ces femmes parlent de violences sexuelles ou conjugales, couchent leurs expériences sur papier et luttent pour faire changer la société.
Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), reportage
« Dis donc, ça fait du bien de voir tout ce monde ! » Un Gilet jaune de Saint-Nazaire se réjouit sur le pas de la nouvelle Maison du peuple occupée depuis seulement quelques mois. Le jeune homme a le sourire jusqu’aux oreilles. « C’est vrai qu’on n’a plus l’habitude de voir autant de camarades », renchérit un autre, profitant des derniers rayons de soleil pour siroter sa bière. Nouveau souffle pour le mouvement ? Cette affluence répond en fait à l’invitation des Amajaunes, un collectif de femmes formé au sein du groupe des Gilets jaunes de la ville portuaire de Loire-Atlantique, en mai 2019. Preuve que même si le mouvement ne mobilise plus autant, il s’ancre dans la durée et s’approfondit.
« L’idée au départ [des Amajaunes] était juste de se retrouver entre nous, entre copines, histoire de discuter, mais on s’est vite aperçues qu’on avait des choses en commun dans nos vies, notamment des parcours compliqués », explique à Reporterre Marie, Gilet jaune de la première heure. C’était aussi un moment de creux pour le groupe, après le frisson de la première occupation et des manifestations monstres. « Quand l’ancienne Maison du peuple [un ancien bâtiment Pôle emploi occupé près de cinq mois en 2019 et qui avait notamment accueilli la deuxième Assemblée des assemblées] a fermé, qui a tenu la baraque ? Les femmes ! » insiste l’assistante maternelle, tout en roulant sa cigarette.
Pour que la parole se libère réellement, les femmes se sont appuyées sur l’écriture
Rapidement, dans leurs réunions qui se tiennent un dimanche sur deux en non-mixité, le sujet de la violence subie est devenu central. « Il n’y a que ça. Je ne m’attendais pas à ce que les filles lâchent des choses comme ça. Sur les quinze qui participent aux réunions, il leur est toutes arrivé quelque chose », dit Émilie, une autre historique toujours accompagnée de sa petite fille turbulente. Alors pour que la parole se libère réellement, les femmes se sont appuyées sur l’écriture. C’est la même Émilie qui a eu cette idée pour aider à panser les plaies : « À l’époque, j’étais encore avec le papa de ma fille aînée, j’avais déjà l’habitude d’écrire sur ce que je vivais. » Le premier jalon est posé.
Marie se lance dans la lecture d’un des textes du premier recueil des Amajaunes.
Écrire son histoire, tenter de trouver les mots pour dire ses douleurs. Les récits, anonymes, sont ensuite lus au sein du groupe. « C’est toujours fort. Il n’y a pas de préjugés entre nous ni de jugement, seulement de l’écoute et de la bienveillance », dit Sylvie, 58 ans, toujours la clope au bec. Ces moments sont rapidement devenus essentiels pour les Amajaunes, tant se dessine un commun entre ces femmes qui ne se connaissaient pas. Sylvie reconnaît y avoir trouvé une bouffée d’air frais et de solidarité. « C’est comme les Gilets jaunes, tu as du mal à trouver à bouffer à la fin du mois et puis tu te rends compte que tu n’es pas seule ! » Et d’ajouter : « Avant c’était chacune pour soi, aujourd’hui on est solidaires. »
C’est peut-être cela qui marque le plus dans leurs récits : l’isolement dans lequel elles avaient fini enchaînées, à force de conditionnement. Espé, une des grandes gueules du mouvement, ne dit pas autre chose : « L’isolement pour nous les femmes, c’est une double peine. » L’enfance, puis les enfants, l’emprise d’un conjoint, l’impossibilité d’en parler aux proches pour les préserver, le manque d’écoute de la police ou encore l’incapacité de la justice à réagir. Autant de murs qui finissent par sembler infranchissables. Valérie, le visage emmitouflé au fond d’une grosse écharpe de laine, accepte d’en dire un peu plus sur son vécu : « C’est la justice qui n’est pas juste. Quand on subit une agression, on n’est pas bien reçue par la police, c’est tellement froid. On n’est ni soutenue ni comprise. »
La banderole des Amajaunes imaginée pour la dernière manifestation contre les violences faites aux femmes.
Agressée violemment par un inconnu qui l’avait suivie dans la rue en 2010, elle garde un goût amer de sa confrontation avec les institutions supposées la protéger. « C’est tout juste si ce n’était pas moi la menteuse, alors que j’avais encore les marques sur moi. J’ai failli y rester », dit-elle. Son agresseur sera finalement condamné à cinq ans de prison et expulsé du territoire français.
« Certaines prennent la parole en AG, c’était impensable avant »
Peut-être que Valérie n’aurait jamais partagé cette douleur sans les Amajaunes. Il faut tendre l’oreille pour l’écouter : « J’ai beaucoup de souffrance et de violence dans ma vie, en parler m’a permis de me libérer un peu. Sur le coup ça fait aussi beaucoup de mal, ça m’a fait revivre des choses que j’essayais d’oublier. » Marie le confirme, pour la plupart des femmes présentes aux réunions, « c’est une thérapie ». Et les résultats sont visibles au quotidien, bien au-delà des moments en non-mixité : « On a vu le changement sur plusieurs d’entre nous. Certaines prennent la parole en AG, c’était impensable avant. Elles osent envoyer chier ceux qui les emmerdent, ça fait aussi des blagues dans tous les sens », se réjouit Émilie.
Catherine parcourt le premier recueil édité par les Amajaunes.
Les Amajaunes veulent maintenant aller plus loin. « Ce serait bête d’écrire ces textes et de juste les jeter à la poubelle ! » nous glisse l’une d’elles. Il fallait « faire quelque chose de tout ça ». L’idée de diffuser leur récit a émergé et quelques semaines plus tard, un premier recueil a été imprimé avec les moyens du bord : Fissures du corps et de l’âme, composé de leurs textes personnels et d’autres contributions arrivées des quatre coins de la France. Déjà, leur volonté de ne pas se cantonner à la stricte non-mixité affleure. « En faire quelque chose, mais avec les hommes », confirme Marie, derrière ses petites lunettes rondes.
Les Amajaunes, un groupe féministe ? Le terme est loin de remporter tous les cœurs. « J’ai un peu mal avec ce mot », dit Valérie sans plus de précisions. À les entendre, leur pratique de la non-mixité s’est imposée par en bas, comme une évidence. Cette pratique militante apparue dans les années 1960 aux États-Unis avec le Mouvement des droits civiques a ensuite été importée en France dans les années 1970 par les féministes du Mouvement de libération des femmes (MLF). Parmi les Amajaunes, il y a deux militantes féministes de longue date, quand d’autres ont un passé syndical.
Christelle et Marie discutent devant la Maison du peuple.
Surtout, toutes insistent pour rappeler que leur démarche s’inscrit dans le cadre d’une lutte, celle débutée sur les ronds-points en novembre 2018. Féministes ou non, les Amajaunes se sont en tous cas rapprochées des collectifs de la région : Femmes solidaires, F’lutte, Guerrières de l’Ouest, ou encore Ils ne nous feront pas taire. « Nous ne sommes absolument pas contre les hommes, au contraire », précise Émilie.
D’ailleurs ce vendredi soir 6 mars, c’est la première fois que les hommes sont conviés. Le stress est palpable. « Un peu de mixité dans ce monde de femmes », glisse Sylvie à une de ses copines dans un sourire. Dans l’immense salle tout juste nettoyée, la réunion a tous les airs d’une grande cousinade. Certains sont venus avec des gâteaux ou du cidre. Les murs sont ornés des vestiges du mouvement, à la manière d’un tableau de chasse. Ici, une banderole de l’acte XX, là une autre confectionnée à l’occasion de la dernière manifestation contre les violences faites aux femmes, en novembre 2019. Dans la cuisine, on prend des nouvelles des uns et des autres. Beaucoup sont venus en famille et les enfants surpassent de loin les anciens. À table en attendant le début de la soirée, les portables diffusent en boucle les vidéos qui ont marqué la journée de mobilisation, notamment l’expulsion du salon de l’agriculture d’une des figures du mouvement, Éric Drouet. Gilet jaune un jour, Gilet jaune toujours… D’autres profitent de l’occasion pour visiter la nouvelle Maison du peuple ouverte par les derniers irréductibles en lieu et place d’un ancien cinéma mythique de la ville de Saint-Nazaire d’après-guerre, entre temps transformé en restaurant asiatique.
Sylvie.
Mais l’enjeu de la soirée est ailleurs. Les Amajaunes n’ont pas fait les choses à moitié pour ce premier rendez-vous en mixité. Au programme, deux courts-métrages projetés sur l’ancien balcon du cinéma qu’abritait autrefois l’immeuble. Paye (pas) ton gynéco de Nina Faure, un film poignant qui ouvre les yeux sur les violences gynécologiques. Puis À force, un court-métrage d’Hortense Lemaître, nous plonge dans l’intimité d’Hélène, Tyra et Manuelle, trois femmes marquées par les violences conjugales. À chaque fois, les participants échangent, partagent un peu de leur vécu. Un moyen habile pour lancer les échanges sans que cela soit trop abrupt.
Un deuxième temps est prévu, consacré à la lecture de certains textes du recueil. Les enfants sont emmenés dans la salle de projection pour y regarder un film. En bas, Christelle, une des historiques du groupe, prend la parole avant les autres. Cheveux courts, son ton est grave et sonne comme un avertissement. « Ce que vous allez entendre, ce sont des faits, c’est réel. Alors essayez de réfléchir à deux fois avant de l’ouvrir ou de faire une blague. » L’adresse est explicite. Au total, six textes sont lus à tour de rôle par les Amajaunes, sans qu’on sache lequel concerne laquelle. Certains parlent d’agression, de viols, de violence physique. D’autres des « violences psychologiques du quotidien, qu’on finit par oublier, par ne plus percevoir comme des violences ».
« Sur les quinze qui participent aux réunions, il leur est toutes arrivé quelque chose », dit Émilie.
L’ambiance est lourde, les regards ont du mal à se croiser. Des larmes sont essuyées du coin de la manche. Lorsque le silence retombe, personne n’ose vraiment se lancer. C’est le jeune Dylan qui s’y colle : « C’est lourd, c’est pesant, c’est nous. » Un autre enchaîne, « je ne comprends pas qu’elles restent, qu’elles n’appellent pas à l’aide, leur frère ou leurs amis, ils sont là pour ça ». L’intuition qu’il fallait partager ces textes en mixité, coûte que coûte, fait mouche. Le ton monte aussitôt. Les femmes se succèdent pour expliquer que justement les choses « ne marchent pas comme ça ». Tout y passe : l’influence du modèle parental et le poids de l’éducation, les images qui imprègnent les esprits dès l’enfance, celles des médias ou de la publicité. C’est tout le processus de construction qui est disséqué vitesse accélérée, « tout notre rapport au monde ». « Ce sont des choses qui s’ancrent très tôt, bien avant tes quinze ans, quand tu as vu des femmes autour de toi être dominées, tu te construis par mimétisme », tente d’expliquer Cécile, la sœur d’un des membres du groupe.
De gauche à droite : Valérie, Catherine et Sylvie.
En creux, revient inlassablement la question de la position individuelle des hommes face à ces violences qui font système, celle de notre part de responsabilité à chacun. Nolwenn, la fille d’Espé, désormais étudiante à Rennes, érupte du haut de ses 22 ans : « On en a juste marre de faire de la pédagogie. À vous de faire l’effort, on en fait déjà tout le temps. C’est à vous de vous prendre en main. » Et de lâcher : « Bougez-vous ! » Le défi apparaît immense, incertain. Jo, le barbu toujours souriant, ose prendre la parole, le sourire en moins : « On a un boulot monumental à faire en tant qu’hommes, pas pour être des sauveurs, mais pour être des compagnons. » Et effectivement, cette tendance à défendre une virilité chez certains hommes pose problème, abonde Christelle : « Parfois, ne pas en parler devient plus simple, ça permet de protéger les hommes autour de toi de leur propre réaction de bonhomme. On ne sait jamais jusqu’où ça peut aller… »
Les visages sont tirés. Les discussions se poursuivent en petits groupes et la tension retombe peu à peu. Les Amajaunes échangent sur les prochains projets qui les occupent. L’organisation d’un week-end autour de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, avec d’autres collectifs de la région. Il y a aussi l’idée de lancer une émission de webradio prochainement, avec évidemment un micro tendu aux femmes. Au programme, les violences faites aux femmes, les situations d’isolement, les femmes dans la rue, la sexualité ou encore le travail. Un deuxième recueil est aussi en cours d’assemblage avec de nouveaux textes. Bref, la dynamique semble bien lancée pour les Amajaunes.
Marie se lève, la nuit est déjà bien avancée. Elle prend un temps et pose une main sur l’épaule de sa voisine : « On est des putains de guerrières, on revient toutes de loin. Et on va bien. Je me suis mise à écrire, je me suis rendue compte de tellement de choses, j’avais l’impression d’avoir un putain de sac de pierres avec moi depuis des années et j’ai commencé à les sortir et les balancer, une par une. Putain, c’était une sacrée thérapie. »
Témoignage anonyme issu du recueil
Deuxième témoignage
Troisième témoignage
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Source et photos : Raphaël Goument pour Reporterre
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