Lettre ouverte à celles ou ceux qui voudraient encore brûler le cadran solaire de Marc-André de Figuères
Mesdames et Messieurs qui vous nommez les « Gilets Jaunes »,
Quelques un(e)s d’entre vous ont récemment décidé, à deux reprises, d’exprimer leur colère en tentant, afin d’abattre l’ensemble de l’ouvrage, d’incendier la base du monument dit « Le Cadran Solaire » situé au rond-point de Claira, près de Perpignan. Je ne juge pas ces actes. La colère, la révolte, l’indignation s’expriment comme elles peuvent et, de plus, si elle est le seul moyen de se faire entendre, la violence ne me choque pas. L’histoire de notre pays nous a montré à maintes reprises (Révolution de 1789, de 1830, de 1848, Commune de Paris en 1871, Résistance contre l’occupant de 1940 à 1945, Mai 1968 …) que la violence, la seule arme dont dispose le peuple dans certains contextes, lui est souvent apparue nécessaire. « Souvent », à mon sens, ne signifie pas « toujours ». Toutefois, Mesdames et Messieurs, je suis convaincu que votre colère est légitime.
La République Française s’est bâtie sur trois valeurs fondamentales : la liberté, l’égalité et la fraternité.
Que reste-t-il aujourd’hui de la liberté quand le pouvoir en place criminalise l’action
revendicative, politique et syndicale, punit les « lanceurs d’alerte ?
Qu’en est-il de l’égalité quand vingt-six individus possèdent à eux seuls autant de richesses que la moitié des habitants de la planète ?
Quant à la fraternité, les corps disloqués des enfants de migrants rejetés sur les plages par les vagues du mépris et de l’indifférence en disent suffisamment sur le sujet.
Aussi, en « désespoir de cause », comme on dit, s’en prendre aux lieux où s’exercent le pouvoir, l’injustice, la répression, où se pratique le racket, déverser sa rage contre ce qui les symbolise (postes de police, tribunaux, hôtels des impôts, radars, péages, etc.), peut – tout comme le fait de riposter à ceux qui vous tirent dessus à coups de flash balls ou de canons à eau et traitent les simples manifestants de la même façon que les pillards – être considéré, certes, comme excessif et
voire même délictuel (et ça l’est sans aucun doute) mais participe d’une parfaite logique.
Or, je voudrais attirer votre attention sur le fait que le « cadran solaire » n’est pas un
symbole du pouvoir ni de l’appareil répressif. Il s’agit d’une oeuvre d’art, c’est-à-dire – et cela depuis plusieurs dizaines de millénaires – de la forme concrète, matérielle, qu’a prise le désir d’un homme ou d’une femme de communiquer à tous ses semblables quelque chose qui lui est personnel mais dont il (elle) estime qu’il peut être partagé. C’est une manière particulière de livrer le fond de
un regard différent sur ce monde. C’est aussi beaucoup d’autres choses.
Une oeuvre d’art peut prendre la forme d’une gravure sur une pierre, d’un morceau de bois sculpté, d’une musique, une chanson, un livre, un film … Tout ce qui témoigne du talent et de l’intelligence de l’espèce humaine. C’est aussi le fruit du travail d’une ou plusieurs personnes et ce travail est tout aussi respectable que celui d’un boulanger, d’un cheminot, d’une coiffeuse, d’un(e) professeur(e), d’un maçon, d’un boucher. Enfin, parce qu’elle est le maillon d’une chaîne continue – jamais
interrompue ni rompue quelques soient les circonstances et les époques – qui unit celui ou celle qui traça de son doigt sur la paroi d’une grotte la silhouette d’un auroch aux artistes d’aujourd’hui qui utilisent, par exemple, des faisceaux lumineux laser, l’oeuvre d’art relève de quelque chose qui s’apparente au sacré. Elle est intouchable.
En l’occurrence, le « cadran solaire » est l’oeuvre d’un homme, d’un Perpignanais, qui se nomme Marc-André de Figuères, « MA2F » de son nom d’artiste. Ce cadran monumental, véritable défi aux lois de la pesanteur, n’est pas le fruit de la fantaisie d’un artiste imaginatif. Il est l’un des résultats d’une réflexion que ce plasticien (dont un autre thème de prédilection est la symbolique de ce modeste objet qu’est un entonnoir) mène depuis fort longtemps sur tout ce qui touche au domaine solaire. Réflexion et créations, voire inventions technologiques, qui se concrétisent dans ce qu’il appelle le « Sun Paint » (en gros, la réalisation de tableaux avec des peintures qui réagissent à la lumière solaire, et donc changent de couleur au cours de la journée) et le « Sol’Art », dont ce « cadran » intitulé « Solart2 », que certains et certaines d’entre vous ont voulu brûler, est un exemple.
Cette oeuvre a son utilité immédiate : elle donne l’heure (la « vraie », pas celle de nos pendules, montres connectées ou smartphones…) et, au-delà de la prouesse technique qu’elle représente (elle a été remarquée et saluée par l’Académie des Sciences) elle nous rappelle notre place dans l’univers, que le temps « vrai » existe, c’est celui du fonctionnement du cosmos, elle est un message adressé par les Terriens à l’astre solaire sans lequel nous n’existerions pas. Voilà pourquoi, entre autres, on ne doit ni la brûler, ni la profaner.
Bien sûr, on a parfaitement le droit de ne pas apprécier l’oeuvre de Marc-André de Figuères, de ne pas se sentir du tout concerné par ce qui touche à l’art, la science et « la culture ». Ce n’est, à mon sens, pas une raison pour sortir sa boîte d’allumettes.
Incendier « Solart2 » serait lourd de sens. Avant de craquer la troisième allumette, celles ou ceux qui seraient cependant encore déterminés à le faire devraient se remémorer cette phrase de Heinrich
Heine (ou en prendre connaissance ici, s’ils ne l’ont jamais entendue) : « Ce n’était qu’un prélude. Là où l’on brûle des livres, on finit par brûler des hommes ».
Heine écrivit ceci, en 1823, dans sa tragédie « Almansor ». Plus d’un siècle avant les « autodafés » hithériens et la Shoah qui confirmèrent la prédiction.
Heinrich Heine (1797-1856), un des plus grands écrivains allemands, poète, essayiste et aussi polémiste, militant politique opposé au pouvoir impérial en Allemagne, compagnon de route des révolutionnaires parisiens de 1848, se sentait citoyen d’Europe. Il se faisait indifféremment appeler « Harry » ou « Henri ». Mais, étant né juif, il le resta aux yeux de tous ceux qui ne les aimaient pas
malgré sa conversion au protestantisme. Il était aussi, tout comme son père, franc-maçon. Né à Dusseldorf, il est mort à Paris à l’âge de 59 ans, presque totalement paralysé, après des années de souffrances dues à une maladie qui serait aujourd’hui diagnostiquée comme « sclérose en plaques ».
Son poème La Lorelei est mondialement connu. Considéré comme un classique de la littérature allemande, il a été maintes fois mis en musique par les plus grands compositeurs (Liszt, Clara Schumann…) et est devenu une chanson très populaire.
Si vous avez vu cet autre classique, mais du cinéma français cette fois, La traversée de Paris (de Claude Autant-Lara, 1956) vous en avez entendu, peut-être sans le savoir, un extrait. C’est en effet avec quelques vers de La Lorelei que Jean Gabin s’adresse à haute voix à Bourvil, pour faire croire qu’ils sont Allemands, quand ils croisent deux policiers français qui s’apprêtent à les interpeller. La
scène se passe en 1942. Ces détails sur sa vie, destinés à mieux décrire le personnage s’il vous était inconnu, sont sans doute superflus à la mise en œuvre de votre réflexion, Mesdames et Messieurs qui seriez encore tentés vous en prendre à « Solart2 ». Réflexion qui vous conduira, je l’espère, à renoncer à vos intentions.
Je vous en remercie par avance.
Joel Mettay, éditeur.
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