vendredi 25 novembre 2016, par Georges Lapierre
Au cours du cinquième Congrès national indigène, il fut décidé de consulter les peuples, tribus, quartiers, communautés et autres collectifs indiens sur la proposition du CNI-EZLN de présenter un candidat indépendant à la prochaine élection présidentielle de 2018. Ce candidat sera la voix, face à la nation mexicaine, du Conseil indien de gouvernement, qui se sera constitué entre temps.
Ce cinquième Congrès national indigène eut lieu au Cideci-Unitierra, San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, du 9 au 14 octobre 2016. Depuis lors le CNI reste en session permanente et les coordinateurs parcourent le pays afin de préciser auprès des communautés et des différentes instances indigènes les termes de la consultation. Dans certaines régions et localités du pays, cette consultation a déjà été faite et la proposition a, du moins à ma connaissance, été retenue ; dans d’autres, elle est en cours. Quoi qu’il en soit, elle devra être terminée le 15 décembre, date butoir retenue par le Congrès. Ensuite, les 29, 30, 31 décembre au Cideci, San Cristóbal et le 1er janvier à Oventic, les réponses et les suggestions seront comptabilisées, analysées, prises en compte et rendues publiques soit par le CNI-EZLN, soit par le Conseil qui se sera formé entre-temps. Ensuite le Conseil indien de gouvernement devra désigner celle (puisqu’il fut convenu que ce sera une candidate) qui sera son porte-parole devant la nation mexicaine au cours de la campagne électorale de 2018. Je pense que nous devons voir la participation d’une candidate indienne à la campagne électorale pour l’élection présidentielle comme un prétexte et une opportunité pour les peuples indiens de se rendre à nouveau visibles devant la nation, de se faire entendre et de rendre publiques leurs revendications ainsi que leurs propositions face au naufrage social que connaît actuellement le Mexique.
Au cours de ces dernières semaines, j’ai eu l’occasion d’assister, en tant qu’adhérent à la Sexta internationale et comme observateur, à la présentation de cette proposition auprès des délégués des communautés agraires ou des instances locales et régionales du CNI. Au cours des remarques, des commentaires et des discussions qui ont accompagné ou suivi la présentation de la proposition, j’ai pu noter quelques idées et observations.
Les peuples indiens se sentent — sans aucun doute avec juste raison — la cible d’une guerre sociale d’extermination. Jusqu’à présent, durant plus de cinq cents ans, ils ont pu ou su résister tant bien que mal à l’offensive du monde occidental, à la conquête de leur territoire, à l’accaparement de leurs ressources et de leurs biens, au dépouillement et au saccage de leur environnement, à la transformation et au bouleversement de leur mode de vie traditionnel. Aujourd’hui, l’agression de l’Occident, accompagnée du spectre de la mort et de la déchéance, est telle que l’espoir d’être entendus et pris en considération par l’État mexicain s’est évanoui ; l’offensive, à travers les grands projets des multinationales (mines, barrages, monocultures, éoliennes…), suivis d’assassinats, d’enlèvements, de disparitions, de conflits intercommunautaires et fratricides, est si forte que l’existence même des peuples indiens est désormais en jeu. Puiser, dans les profondeurs de soi, la force de stopper ce mouvement qui semblait irrépressible de décomposition et d’extermination, tel serait le but du Conseil indigène de gouvernent ; pas nécessairement du Conseil lui-même, mais de sa constitution, de sa construction, de son élaboration, de sa formation et de sa mise en place.
Cette offensive du monde capitaliste est pratique, c’est l’expression pratique du mouvement de la pensée du marchand dans le monde, les hommes politiques ne font que suivre et accompagner ce mouvement pratique de la pensée, croissant sans cesse en force et en puissance, créant son propre devenir ; ils n’en sont que l’instrument sur le plan politique et gouvernemental. Nous ne cherchons pas le pouvoir ni à nous faire les complices du système-monde capitaliste. Le gouvernement que nous proposons repose sur une autre pratique, celle de la coutume et de la tradition, celle d’un savoir-vivre venu d’une expérience ancestrale, formant la base d’une société alternative au système-monde capitaliste.
Jusqu’à présent nous sommes trop séparés les uns des autres, trop divisés, alors que le mouvement capitaliste est unifié et qu’il met en place une stratégie sur l’ensemble du pays ; par exemple, c’est la même compagnie minière canadienne qui entend exploiter les ressources du sous-sol dans l’Isthme, dans les Chimalapas et dans la région chontale. Le projet de construire ensemble un Conseil indigène de gouvernement nous permettrait de nous connaître, de créer des liens entre nous et de renforcer et unifier notre lutte.
Enfin au cours de toutes ces discussions, une idée, peu à peu, est apparue, qui n’était pas visible lors de la proposition, l’idée que le Conseil pourrait se constituer au fur et à mesure de la consultation. Si la communauté (la tribu, le quartier, la municipalité ou le peuple, ou tout autre collectif indigène) est d’accord, elle pourrait signifier cet accord en désignant des délégués, une femme et un homme, qui iraient à San Cristóbal le 29 décembre et à Oventic le 1er janvier, pour rendre compte des décisions prises par leur communauté. Ces délégués seraient alors considérés comme faisant partie du Conseil. Celui-ci se formerait ainsi dans le mouvement même de la consultation, au fur et à mesure de son déroulement. Il comprendrait toutes les déléguées et tous les délégués désignés par les collectivités (qui sont en accord avec la proposition du CNI-EZLN). Bel exemple d’horizontalité ! En outre tous ceux qui auront rejeté la proposition ne seront pas exclus pour autant du CNI et pourront continuer à faire partie du Congrès.
En commençant à prendre forme, en se frottant à la réalité et en se construisant peu à peu, l’idée première s’éclaircit. Il faut dire aussi que la proposition avait été formulée d’une manière bien abrupte : présenter un candidat indépendant à l’élection du prochain président de la République. Elle n’était pas sans ambiguïté, dont la principale touchait à deux des principes fondamentaux du mouvement zapatiste et de la Sexta : ne pas chercher le pouvoir et ne pas entrer dans ce jeu de dupes que sont les élections. Sous cette présentation, la proposition prenait à rebrousse-poil les convictions les plus profondes et les plus assurées pour mettre le mouvement zapatiste, les membres du Congrès et les adhérents de la Sexta dans une position des plus délicates, des plus ambiguës et des plus vulnérables. La proposition s’est bonifiée au cours des débats qui ont suivi. Par exemple, la constitution d’un Conseil indigène de gouvernement a pris le pas sur le ou la candidate ; celle-ci n’était plus que le porte-parole du Conseil, et allait profiter de l’accès aux médias de masse pour faire entendre la voix des peuples et les propositions du Conseil.
Au cours de ces premières consultations, j’ai pu noter que la question de la candidature indienne passait carrément au second plan quant à l’intérêt qu’elle suscitait aux yeux des gens. Ce qui les inspire, les intéresse et les éveille, c’est bien l’organisation à la base, en bas et à gauche, d’une résistance des peuples à la spoliation et à l’extermination. Voilà l’important ! Voilà ce qui anime les gens, les fait réfléchir ! Voilà ce qui les met en mouvement ! Ce qui allume les regards ! Ce qui donne de la force et de la détermination !
Il n’est plus question de faire de la politique, d’entrer dans le jeu des élections, de rechercher le pouvoir d’en haut. Cet aspect, qui pouvait être contenu en « creux » dans la proposition, et que des politiques et des intellectuels mettaient en exergue, n’est même pas envisagé, n’est même pas relevé, ne vient même pas à l’esprit des gens. Pour eux, il est uniquement question d’organisation, de résistance et de lutte. Leur horizon n’est pas le politique, mais la défense de leur territoire et de ce qu’ils sont ; et s’il est question de pouvoir, il s’agit bien alors de leur propre pouvoir, de pouvoir être ce que l’on désire être, de pouvoir vivre comme on l’entend, comme on le souhaite. Balayer tous ces petits hommes d’État, tous ces escrocs, les petites combines, les intérêts particuliers et mesquins, les partis politiques, ces agrégats mouvants d’ego inconsistants, vive le Conseil indigène !
Oui, cette proposition apporte quelque chose qui pousse à réagir quand tout glissait lentement, quand tout se perdait insensiblement, quand la vague monstrueuse d’un tsunami social d’une ampleur jusqu’alors inconnue allait tout emporter sur son passage dans le silence des têtes baissées, ne laissant que des ruines, des éoliennes brassant l’air imperturbablement, des mines à ciel ouvert, des champs d’eucalyptus et de soja transgénique à perte de vue et tout cela gardé par l’armée et la marine en tenue de combat.
À Alvaro Obregón, Unión Hidalgo, Radio Totopo dans la septième section de Juchitán, dans l’isthme de Tehuantepec, à Tlacolulita, cette poche zapotèque dans la région chontale, dans le pays chontal, à Cherán, dans la région purépecha, à Ostula dans le Michoacán, dans la région wixárika, rarámuri, popoluca, chinanteca, ñahñu, tzeltale, tzotzile…, la proposition fait son chemin. Le Mexique à nouveau animé par l’esprit des peuples ? Reprenant souffle ? Reprenant vie ? Une illusion ? Un rêve ? Une réalité ? Un Rêve devenant réalité ?
La réalité sociale au Mexique est telle que nous pouvons bien rester sceptiques. La société mexicaine (elle n’est évidemment pas la seule) est infiltrée par l’esprit capitaliste, qui se manifeste avec une violence inouïe. Les Mexicains se sentent menacés au jour le jour, jour après jour. C’est une menace diffuse mais prégnante, qui colle à la peau et à l’être, qui imprègne de manière sourde l’ensemble de la société : menace de la police et de l’armée omniprésentes, menace des groupes paramilitaires, menace des cartels, menace des groupes de choc, menace des mafias où l’on retrouve, unis dans une complicité de « classe » leur assurant une totale impunité, les hommes politiques, les trafiquants, le paramilitaires, les militaires ; menace envers les femmes, les journalistes, ceux qui dénoncent cette connivence, menace envers ceux qui luttent, envers ceux qui ne se résignent pas. Il faut bien se convaincre qu’il ne s’agit nullement de menaces en paroles : les gens sont enlevés, aux choix, par la police, par l’armée, par les paramilitaires par les sicaires de cartels, ils sont torturés puis assassinés et enterrés dans des fosses clandestines. Alors on se retranche sur soi, on fait profil bas, chacun sa mère…, et toutes nos frustrations s’engouffrent dans cette voie qui nous est si largement ouverte : la consommation de marchandises. Pourtant du côté des riches et des puissants, une inquiétude se fait jour, qui les pousse à renforcer les pouvoirs de l’armée et de la police pour protéger la démocratie.
Oaxaca le 21 novembre 2016
Georges Lapierre
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