9 juin 2016 par Commission Journal (mensuel)
Le texte défendu par le gouvernement s’inscrit dans un long processus de mesures néolibérales visant à accroître les profits, diminuer les salaires et saper la protection sociale. Cette volonté de profit s’inscrit dans le contexte d’un capitalisme en crise, dont les solutions palliatives ont démontré leurs limites. À nous d’inscrire les combats d’aujourd’hui dans le cadre d’un projet de société émancipée dans l’avenir.
La loi travail s’inscrit dans la continuité des réformes néolibérales menées par les gouvernements successifs depuis le tournant de la rigueur de 1982-1983. La crise de 1974 s’est traduite par le constat de l’échec des politiques keynésiennes (investissements de l’État pour stimuler la production et la consommation) et redistributives (hausses des salaires), dont les limites se sont révélées dans les années 1980. La chute des taux de profit et les ralentissements de la croissance ont entraîné l’impossibilité d’assurer à la fois investissement, protection sociale et remboursement de la dette croissante de l’État, liée aux politiques sociales keynésiennes d’avant crise.
Le projet néolibéral était alors de redresser les taux de profit par tous les moyens, en jouant sur tous les leviers d’augmentation de la plus-value, c’est-à-dire sur tout ce qui permet de produire autant ou plus sans dépenser davantage, ou en dépensant moins, notamment au niveau des salaires. En découlent des politiques visant la flexibilité à l’embauche et la facilitation des licenciements, la diminution des salaires, l’augmentation du temps de travail sans hausse de salaires, l’intensification des cadences, la hausse de la productivité technique, les délocalisations. En découlent aussi les logiques de démantèlement des acquis salariaux, les réductions de taxes sur les entreprises, (en réduisant les budgets des services de l’État), ainsi que les cadeaux fiscaux faits aux patrons (pour stimuler la production et l’embauche).
Les néolibéraux espèrent qu’en détruisant toute entrave à la réalisation de profits, à travers une longue phase d’austérité, les entreprises seront en mesure de devenir compétitives sur le plan international. La logique consiste à accumuler suffisamment pour réinvestir plus tard dans de nouvelles activités, et ainsi recréer de la croissance et de l’emploi, et pouvoir rembourser une part suffisante de la dette publique.
Une crise de surproduction
La limite de toutes ces mesures est qu’elles sont incapables d’agir sur les causes profondes de la crise. Au contraire, elles conduisent inévitablement à son aggravation. La crise du capitalisme prend ses racines dans le développement illimité de la technologie appliquée à la production industrielle. Le progrès technique permet certes, pour un capitaliste pris individuellement, d’économiser au niveau de la masse salariale, mais aussi de la dépense en moyens de production (produits en série à grande échelle par d’autres moyens de production, employant peu de force de travail, ce qui réduit leur prix).
Cependant, la productivité technique, en se développant, tend à supprimer l’emploi, qui est la source même de la valeur et de la plus-value (le profit des capitalistes étant fondé sur l’exploitation des travailleurs). Tandis que le taylorisme et le fordisme ont porté un coup terrible à l’emploi qualifié, le développement de l’automatisation, de la robotique et de la programmation intelligente a à la fois dégradé les conditions de l’emploi non qualifié et celles d’emplois hautement qualifiés. Dans ces secteurs, les créations d’emplois ne peuvent dorénavant être qu’inférieures aux destructions de postes. De plus, cette logique ne se limite pas à l’emploi industriel : elle se reporte depuis longtemps dans l’ensemble des secteurs dits de « déversement » de la main-d’œuvre (les secteurs d’activités en développement nécessitant de la force de travail dans lesquels les travailleurs et travailleuses licencié-e-s peuvent se reconvertir) : production de moyens de production, distribution, services, administration, et même éducation.
Le fait qu’une part croissante de la production de biens et services soit effectuée par des machines implique, pour que les capitalistes embauchent, que le coût salarial soit égal et même inférieur au coût d’une production automatisée. Ce coût est donc lui-même amené à diminuer pour les mêmes raisons (davantage de production automatisée, moins de travailleurs à payer). La tendance générale du capitalisme est donc de se diriger vers les modèles d’usines entièrement automatisées (Foxconn, par exemple) ou vers des conditions de travail proches de l’esclavage.
En conséquence, le pouvoir d’achat des ménages tend à diminuer, entraînant une diminution du nombre de personnes en capacité d’acheter (la demande solvable). La production n’étant pas vendue en totalité, les entreprises produisent à perte et ne bénéficient pas de l’ensemble des recettes. La production excédentaire est alors sans valeur marchande et inutile, tandis que des personnes sont dans la misère et ne peuvent satisfaire leurs besoins faute de pouvoir d’achat : c’est une crise dite de « surproduction ».
À supprimer de plus en plus de travail humain, le capitalisme tend ainsi vers une situation paradoxale. D’une part, il est un mode de production capable de produire pour toute l’humanité, où le travail humain devient progressivement superflu. D’autre part, son mode de distribution marchand nécessite des salaires suffisants, donc des salarié-e-s bien rémunéré-e-s, pour écouler ses marchandises, mais dont les salarié-e-s coûtent trop cher pour le capital par rapport à l’usage de moyens de production automatisés, aboutissant à des salaires diminués. Les conditions d’une crise majeure sont ici réunies.
Sans intervention politique sur l’économie, le capitalisme aurait connu une crise profonde dès la fin des années 1970. Cette crise a été amortie par le développement de la finance et du système du crédit. Il s’agissait d’apporter de l’argent rapide aux entreprises, aux ménages et à l’État, afin d’entretenir la croissance, c’est-à-dire la production et la consommation. De cette manière, on peut dire que la finance est venue au secours du capital. Cependant, il s’agissait là d’un cadeau empoisonné. Le système du crédit consistant dans l’anticipation de la création de valeur à venir, le ralentissement de la croissance à partir de cette période constituait un signe annonciateur de l’impossibilité de réaliser cette valeur future (c’est-à-dire de vendre les marchandises produites), et donc de rembourser les crédits. Pour qu’elle se réalise, il aurait fallu que les ménages puissent simultanément consommer toujours plus massivement et rembourser toujours plus de crédits (l’un limitant nécessairement l’autre), sans que leurs salaires ou que leur pouvoir d’achat ne diminue, et sans que la technique ne supprime potentiellement toujours plus d’emplois et ne déqualifie toujours plus de travailleuses et de travailleurs.
Ce qui se produisit est alors bien connu : une situation de remontée des profits et de forte accumulation sans croissance de l’économie réelle, accompagnée d’un gonflement des bulles financières, tandis que se multipliaient les titres pourris (actions perdant leur valeur) et que l’augmentation de la dette des entreprises, des États et des ménages, ne faisait qu’aggraver ces difficultés de réalisation. Cette situation a débouché sur la crise financière de 2008, celle de 2015 en Chine, tandis que les économistes prévoient déjà une crise économique bien plus profonde dans les années à venir.
L’impasse d’un autre capitaliste
La majeure partie de la gauche se trompe donc lorsqu’elle crie « haro » sur les banquiers et les financiers et les accusent de limiter le développement du capital productif et d’empêcher la relance de l’économie. La critique du capital fictif et du pouvoir de la finance ne peut être dissociée de celle du capital productif et du pouvoir patronal.
D’autre part, elle se trompe tout autant d’un point de vue programmatique. Il est bien évident que les vieilles recettes des Trente Glorieuses sont devenues obsolètes. Les politiques keynésiennes de relance ne pourraient aboutir qu’à un endettement encore plus massif ; tandis que la répartition des richesses, quant à elle, conduirait à une baisse plus rapide de l’accumulation, et ne ferait au mieux que différer le problème de quelques années.
Réduction du temps de travail
La diminution du temps de travail à 32 heures hebdomadaires, puis 30, 28, 24, 20, 16, etc., dans le cadre du mode de production capitaliste, amortirait peut-être le choc temporairement. Cependant, la transformation du mode de production ne se résume pas à une simple diminution du temps d’exécution. Elle affecte la nature même du travail. Or ces mutations mènent davantage vers un besoin de main-d’œuvre hautement qualifiée, consistant en une formation sur de nombreuses années et pas nécessairement accessible à chacun et chacune (si tant est que l’on n’en remplace pas une grande partie par des intelligences artificielles).
D’autre part, les mutations du travail sont en accélération constante, si bien que les travailleurs et travailleuses sorti-e-s de formation sont aujourd’hui presque systématiquement dépassé-e-s en quelques années par les évolutions du système. La réduction du temps de travail favorise ainsi les nouveaux entrants sur le marché du travail, c’est-à-dire les jeunes, mais elle laisse sur le carreau les travailleurs et travailleuses déqualifié-e-s en milieu ou fin de carrière.
On touche alors ici à la difficulté de former en temps et en heure suffisamment de main-d’œuvre adaptée aux évolutions du capital. D’autre part, il ne faudrait pas oublier que d’un point de vue capitaliste, il est plus rentable de former et d’embaucher un seul travailleur hautement qualifié que deux. Dans ce cadre, la tendance, déjà opérante, est à l’exclusion d’une quantité grandissante de travailleurs et travailleuses. Tout ceci mène droit vers un effondrement de la demande solvable.
Le capitalisme est à bout de souffle, ne proposant plus aux travailleuses et aux travailleurs qu’une alternative entre austérité croissante et exclusion sociale. La seule possibilité, à terme, est donc la rupture avec les fondements mêmes du capitalisme : la propriété privée des moyens de production, la concurrence, l’échange marchand de biens, services et force de travail. Il s’agit de sortir de la logique aveugle des échanges marchands, de la concurrence et de la croissance technique incontrôlée, et d’organiser la production et la distribution sur la base de délibérations démocratiques, autogestionnaires, en faisant en sorte d’employer tout le monde, sur un temps égal, et de distribuer la production en fonction des besoins, et non plus de la capacité productive ou de la compétence.
De la résistance à l’émancipation
Cette rupture ne se fera bien évidemment ni en un jour, ni en quelques années. Durant ce temps se livre une bataille dont l’enjeu est la conservation des avantages d’une classe au prix de l’appauvrissement de l’autre. Pour les capitalistes, l’enjeu réside dans la baisse sans limites des salaires directs et indirects et la destruction de l’ensemble des règlementations favorables au salariat. Pour les travailleuses et les travailleurs, il consiste, dans l’immédiat, à défendre ces acquis sociaux.
C’est dans ce cadre que s’inscrit la lutte contre la loi travail. Dans un second temps, à court terme, il est possible de gagner de nouveaux droits et de réduire, voire de supprimer totalement, la part des profits que les capitalistes destinent à leur consommation personnelle, afin de limiter l’approfondissement de l’austérité. À moyen terme, cette perspective ne peut conduire qu’à l’expropriation des capitalistes. Mais elle ne supprime pas les causes systémiques de la crise. La lutte des classes ne pourra déboucher sur une émancipation réelle que si elle se fixe l’objectif d’une rupture anticapitaliste et s’organise progressivement, au niveau international, pour y parvenir.
Flo (AL Marne)
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