« Ces révoltés, ces impatients sont certes éparpillés et inorganisés, mais ce qui fait peur au pouvoir, c’est la perspective de leur convergence soudaine et incontrôlable – on a déjà connu ça, dans ce pays et ailleurs. »
Parmi les messages répondant à la tribune publiée le 25 janvier dans Libération, beaucoup reprennent joyeusement l’Invitation baudelairienne ( Allons ! ) mais d’autres sont plus circonspects : ils seraient d’accord pour aller, oui, « mais où ? » Cette question dénote moins un souci de clarification qu’une hésitation devant un terrain non balisé où il faudrait avancer sans carte – hésitation qui est un effet du gouvernement par la peur, partout imposé depuis que les révolutions anglaise et française ont ruiné l’idée qu’un pouvoir pouvait être légitime par sa seule existence. Dès lors – et ça fait un moment – tout gouvernement doit prouver qu’il a sa raison d’être et pour cela, l’artifice le plus efficace consiste à répandre la peur. « C’est nous ou le chaos » est un argument dont on peut remonter la trace jusqu’à l’été 1791, quand le côté droit de la Constituante l’avançait pour justifier l’invraisemblable maintien de Louis XVI sur le trône après la fuite à Varennes. Et la peur une fois répandue s’infiltre dans tous les interstices, imprègne tous les cerveaux y compris ceux qui s’en croient les plus préservés.
Certaines circonstances rendent l’argument plus facile à manipuler, et les attentats de l’an dernier en font évidemment partie. Mais, fait étrange, la peur que le pouvoir cherche à communiquer et celle qu’il ressent ne sont pas du tout les mêmes. On s’agite dans le bocal du gouvernement pour nous mettre en garde contre le djihadisme généralisé, contre les barbus et voilées de toutes sortes. On demande à des experts de nous expliquer les dangers de telle sourate du Coran, de telle tendance du salafisme, ou plus prosaïquement de souligner la présence de terroristes infiltrés parmi ceux qu’on nomme euphémistement « les migrants ». Le matraquage est sans précédent – ouvrez Le Parisien ou France Culture, Le Monde ou Valeurs actuelles et cherchez la différence. Et si l’on en croit les sondages, ce n’est pas non plus sans effets sur « l’opinion publique ».
Le gouvernement a peur lui aussi, mais certainement pas du passage à l’acte d’émules des frères Kouachi. Le temps semble révolu où les politiques, d’Alexandre II à Louis Barthou, de Kennedy à Sadate, payaient leur tribut à titre personnel. À vrai dire, un bon attentat à un moment clé de la campagne présidentielle ne serait pas si mal venu pour le pouvoir actuel. S’il entasse sur une pile déjà impressionnante des textes répressifs inouïs, c’est pour conjurer une tout autre peur, pour empêcher de nuire un tout autre adversaire. Aujourd’hui comme depuis dix ans au moins, l’antiterrorisme est un masque, il est utilisé pour rendre acceptable ce que « nos valeurs » interdisent en principe : le contrôle et la mise au pas de ceux qui refusent l’ordre établi et mettent en actes ce refus. Ceux qui gouvernent savent bien qu’aucune loi ne peut dissuader des gens déterminés à mourir au cours de leurs actions. Ce qu’ils cherchent, c’est à décourager, à effrayer ceux qui, dans tout le pays, tentent de faire entendre leur colère. Ces révoltés, ces impatients sont certes éparpillés et inorganisés, mais ce qui fait peur au pouvoir, c’est la perspective de leur convergence soudaine et incontrôlable – on a déjà connu ça, dans ce pays et ailleurs.
Le gouvernement par la peur ne date pas d’hier. Dans le petit État où se déroule La Chartreuse de Parme, tout le monde vit dans la peur, à commencer par le prince Ranuce-Ernest IV qui regarde chaque soir sous son lit pour vérifier qu’aucun assassin ne s’y cache et « dépense un million, ce qui à Parme est comme quatre millions à Milan, pour avoir une bonne police ». Pour fuir cette police et les espions, pour chercher refuge dans les États voisins, en Lombardie, dans les territoires tenus par l’Autriche, ou plus loin, à Naples, en Suisse, en France, on passe les frontières en tremblant, muni de passeports vrais ou faux. Les principaux personnages vivent dans la peur : la si belle et fine duchesse Sanseverina craint pour son neveu Fabrice ; le comte Mosca, Premier ministre qui, comme le banquier Leuwen, (le père de Lucien), participe à la corruption du monde avec une distance ironique, a peur que les manigances de ses ennemis ne lui coûtent son poste, voire pire. Seul le héros principal – et le terme de héros est à prendre au sens fort – n’a jamais peur. Du champ de bataille de Waterloo jusqu’à la chartreuse où il se retire pour finir, Fabrice del Dongo traverse les pires dangers « avec la mine la plus fière et la plus noble ». Il lui arrive même d’y plonger volontairement – quand, pour revoir les yeux de celle qu’il aime, il retourne dans la terrible tour-prison où l’on cherche à l’empoisonner. Telle est la morale de ce livre – qui n’en expose évidemment aucune –, l’éloge d’une forme de vie ignorant la peur.
Un autre chef-d’œuvre montre où peut mener une peur collective et irrationnelle : The Chase (La poursuite impitoyable), film d’Arthur Penn qui date de 1966, avec les jeunes Marlon Brando, Robert Redford et Jane Fonda. Dans une petite ville du Texas, la nouvelle se répand qu’un fils du pays s’est évadé du pénitencier voisin. Des petits vieux prennent peur, l’inquiétude et l’excitation se propagent chez les ivrognes des bars, dans une grande fête où sont réunis les pires racistes de la ville, et dans un mouvement d’hystérie collective, c’est toute la population qui décroche ses fusils et se met en chasse. Le shérif (Brando) qui cherche à rétablir le calme est roué de coups mais il parvient pourtant à mettre la main sur le fugitif (Redford) avant la meute, au milieu des flammes et des coups de feu. L’affaire se termine mal et dans le dernier plan, on voit Brando, la gueule pleine de pansements, abandonner la ville dans la vieille voiture où il a entassé ses pauvres paquets. C’est la morale complémentaire de celle de La Chartreuse de Parme : empêchons les canailles de nous imposer le ministère de la peur.
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