Par Geneviève Dreyfus-Armand, Historienne — 9 septembre 2015 à 18:56 (mis à jour à 18:56)
Lors de la guerre d’Espagne, la France a d’abord accueilli des centaines de milliers de personnes avec humanité, sous le Front populaire (1936-1938). En 1939, les républicains, défaits par les troupes franquistes, ont été traités avec brutalité comme des indésirables et parqués dans des «camps de concentration».
Réfugiés espagnols : quand la France choisissait l’infamie
L’afflux de réfugiés, chassés par la guerre ou la misère, nous ramène à un moment douloureux de l’histoire. Pendant, et surtout à la fin de la guerre civile qui a ravagé l’Espagne entre l’été 1936 et le printemps 1939, nombreux sont les hommes, les femmes et les enfants qui n’ont eu d’autres ressources, pour sauver leurs vies, que de passer la frontière française. Ils ont été plus de 150 000 pendant la guerre elle-même et près de 500 000 au début 1939, lors de la Retirada, quand l’armée républicaine espagnole a été contrainte de battre en retraite. Il s’agissait du premier grand exode de population en Europe occidentale.
1936-1938 : la République solidaire
Pendant la guerre d’Espagne, les premiers bombardements de villes de l’histoire et la répression exercée par les franquistes provoquent l’arrivée de plusieurs vagues de réfugiés au fur et à mesure de l’avancée des rebelles. Ces exodes sont suivis de multiples retours dans la péninsule ; aussi, fin 1938, le nombre de réfugiés s’est-il réduit à environ 40 000, dont de nombreux enfants.
Dès l’été 1936, le premier gouvernement Blum qui, sous la pression de la majorité des radicaux et des Britanniques, a renoncé à aider la République amie, élabore cependant une politique d’accueil des réfugiés conforme à la tradition républicaine. Des instructions sont données aux préfets, afin de recenser les locaux susceptibles de recevoir des réfugiés sans ressources. Une instruction générale sur l’hébergement des réfugiés espagnols est édictée en mai 1937.
Pourtant, comme la classe politique, l’opinion publique est fortement divisée. Les Français reconnaissent leurs propres clivages dans le conflit espagnol. Si la droite, dans sa partie modérée, est émue par les atrocités de cette guerre, elle dénonce, souvent en termes méprisants, une «invasion». Mais une partie de la société se mobilise. Les syndicats et partis de gauche mettent en œuvre une solidarité concrète envers les réfugiés, perçus comme des victimes du fascisme ; ils multiplient meetings de soutien et collectes. Des comités se créent, comme le Comité international de coordination et d’information pour l’aide à l’Espagne républicaine, présidé par Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme, et Paul Langevin, professeur au Collège de France. A la section française du Secours rouge international, créée dans l’orbite communiste, répond celle de la Solidarité internationale antifasciste, proche des libertaires espagnols.
L’accueil des enfants est particulièrement exemplaire. Plus d’une centaine de colonies de vacances leur sont ouvertes, dans une cinquantaine de départements, financées par des comités et des organismes humanitaires ; les locaux sont prêtés par les syndicats ou des municipalités. Les enfants sont scolarisés. Le Comité d’accueil aux enfants d’Espagne, créé en novembre 1936 par la CGT récemment réunifiée, joue un grand rôle ; il assure aussi le placement d’enfants dans des familles offrant la chaleur de leur foyer.
Lorsque le Front populaire tente de se poursuivre sous direction radicale, l’inflexion restrictive de la politique d’accueil des réfugiés est sensible : le gouvernement veut limiter les entrées sur le territoire et incite au rapatriement.
1939 : le temps des «indésirables»
En 1939, lorsque les troupes franquistes, appuyées par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, s’emparent de la Catalogne, encore républicaine, les réfugiés espagnols arrivent dans un pays devenu inhospitalier ; ils inaugurent la longue et triste histoire des «camps de concentration» français, comme les dénomment alors les documents administratifs.
Car, à partir d’avril 1938, le gouvernement à majorité radical-socialiste d’Edouard Daladier ne cesse de prendre des mesures pour contrôler les étrangers. Il répond alors à la forte poussée xénophobe d’un pays qui, auparavant, a reçu des exilés et recruté des dizaines de milliers de travailleurs étrangers pour combler les vides démographiques causés par la Première Guerre mondiale. Ainsi, le décret du 12 novembre 1938 prévoit l’internement des étrangers «indésirables» – le qualificatif figure dans le préambule du texte – dans des «centres spéciaux».
Fin janvier 1939, lors de la chute de la Catalogne, les réfugiés se pressent à la frontière pour échapper à la vindicte des vainqueurs. Ils arrivent souvent à pied, à travers la montagne, malgré les rigueurs de l’hiver. Après avoir patienté plusieurs jours avant d’être autorisés à entrer sur le territoire, les femmes et les enfants sont dirigés vers des régions éloignées des Pyrénées et les hommes de moins de 50 ans sont conduits vers des camps improvisés à la hâte sur les plages du Roussillon. Les familles sont dispersées sur tout le territoire. Une dernière vague de réfugiés quitte le sud-est de l’Espagne fin mars et gagne l’Algérie par bateaux.
Dans le pays qu’ils voyaient comme la patrie des droits de l’homme, ceux qui ont combattu les premiers le fascisme sont quelque 275 000 à être internés en février 1939 dans des camps sévèrement gardés : Argelès-sur-Mer, Saint-Cyprien, Le Barcarès, Bram, Agde, Septfonds, Gurs, Le Vernet, Rieucros, Collioure, en France métropolitaine, Boghari, Djelfa, en Algérie. Autant de noms qui résonnent de façon sinistre dans la mémoire de ces exilés et de leurs descendants. Car, au-delà des conditions matérielles très précaires, l’humiliation vécue dans ces camps du mépris est encore ressentie douloureusement soixante-quinze ans après.
Les internés sont incités à retourner en Espagne ou à s’engager dans la Légion étrangère. Fin 1939, près des deux tiers des réfugiés ont quitté la France, repartis vers d’autres pays ou en Espagne, en dépit des risques encourus. Les autres sont insérés dans l’économie de guerre. Pourtant, les républicains espagnols entreront en nombre dans la Résistance. Et, au fil du temps, ils s’intégreront dans la société française. Leurs descendants occupent parfois des places éminentes dans ce pays, comme Anne Hidalgo, à la tête de la capitale.
Certes, la IIIe République finissante a accordé le droit d’asile aux républicains espagnols, mais avec tant de réticences que les conditions en ont souvent été inhumaines. Malgré les avertissements répétés de diplomates français sur la probabilité d’exodes massifs en cas de victoire franquiste, rien n’avait été prévu pour préparer un hébergement à la hauteur du nombre de réfugiés estimé. Dépassés par des événements qu’ils n’ont pas su ou voulu anticiper, les pouvoirs publics ont géré le grand exode de 1939 de manière sécuritaire. Et le régime de Vichy multipliera les camps, en faisant un rouage essentiel de sa politique d’exclusion et de collaboration avec l’occupant.
Mais, avant même Vichy, se sont succédé deux politiques face à la poussée xénophobe : l’une véritablement socialiste et solidaire, l’autre qualifiant et traitant les réfugiés en «indésirables».
Geneviève Dreyfus-Arman a notamment publié l’Exil des républicains espagnols en France. De la guerre civile à la mort de Franco (Albin Michel, 1999) et, avec Jean-Pierre Amalric, la Guerre d’Espagne et la France (2014). A paraître en octobre, avec Odette Martinez-Maler l’Espagne, passion française, 1936-1975. Guerres, exils, solidarités, Arènes éditions.
Geneviève Dreyfus-Armand Historienne
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