19 juin 2015 | Par Nestor Romero
Non, Podemos n’a pas gagné, ni à Barcelone, ni à Madrid, contrairement à ce que s’obstinent à raconter quelques journalistes sans doute dépassés par la complexité de ce qui se joue en Espagne.
Podemos n’a pas gagné tout simplement parce qu’il ne présentait pas de candidats aux municipales. Ada Colau et Manuela Carmena étaient soutenues par Podemos, mais elles étaient les candidates portées par les «confluences citoyennes », « Barcelona en comú » et « Ahora Madrid ». Et cela, en regard de la démarche politique « partidaire » traditionnelle, change tout.
No nos representan !
En effet, on commence à le savoir maintenant en France, cette « confluencia » se dessine bien avant l’apparition de Podemos, bien avant le rassemblement des « Indignés » du 15-M 2011 dont a accouché le long et obscur travail de femmes et d’hommes qui, n’accordant plus aucun crédit au fonctionnement traditionnel des organisations politiques et syndicales firent retentir sur la Puerta de sol le désormais célèbre : « no nos representan ! ».
A-t-on, à cet égard, suffisamment noté que les syndicats sont absents du mouvement, je dis bien les syndicats et non les militants dont nombre d’entre eux sont particulièrement actifs et « confluents ».
Ce sont les circonstances concrètes de cette crise vécue sur un mode particulièrement dramatique en Espagne (et pas seulement depuis 2008), chômage endémique, bulle immobilière et ses conséquences désastreuses pour les plus pauvres jetés à la rue (desahucios), corruption généralisée, qui ont révélé au grand jour médiatique l’œuvre de ces « activistes » comme on les nomme aujourd’hui.
Car ils n’ont cessé d’être actifs ces militants de justes causes depuis la fin du « miracle espagnol », de cette folle « movida » économique et sociale de la fin du siècle dernier dont les acteurs, grandes banques et politiciens corrompus, abandonnent maintenant sur le terrain les vestiges de leurs exactions, villes nouvelles inachevées, aéroports extravagants où nul avion ne s’est jamais posé sans parler de la splendide côte méditerranéenne systématiquement saccagée.
Ce sont ces activistes qui ont fait vivre ces « confluencias ciudadanas », qui obligeant les partis politiques à se situer par rapport à elles, et non l’inverse, sont montées à « l’assaut du ciel » et ont investi Madrid, Barcelone, Saragosse, Cadix…
Culte de la personnalité ?
Et cela, en effet, change tout car c’est l’engagement direct de ces citoyens, s’opposant physiquement aux expulsions, occupant les espaces disponibles pour y reloger les sans-abri ou pour en faire des centres culturels, des lieux de vie autogérés, c’est cet engagement et non l’activité politique traditionnelle qui a porté ces deux femmes, elles mêmes paradigmes d’engagement, au pouvoir.
A cet égard, comment ne pas voir que ce mouvement a révélé des personnalités singulières capables de rassembler et de cristalliser les énergies pour mener à bien le projet d’une autre manière de faire la politique et d’un autre fonctionnement social possible.
C’est évidemment vrai de Pablo Iglesias dont la personnalité a, pour l’instant encore, cristallisé des attitudes et des conceptions politiques diverses, parfois même antagonistes. C’est vrai aussi, pour Ada Colau et Manuela Carmena. Mais alors comment ignorer le revers de la médaille, l’effet pervers que l’on voit poindre (de manière tellement évidente pour ce qui concerne Iglesias) et qui n’est autre que le culte de la personnalité, c’est-à-dire l’abandon du sort de la collectivité entre les mains d’un personnage qui prend alors une dimension messianique.
Ce n’est pas par hasard que Ada Colau s’est exclamée à peine investie : « ne nous laissez pas seuls ! Si nous ne faisons pas ce que nous avons promis, alors chassez-nous ! », comme ce n’est pas un hasard si Manuela Carmena n’a pas hésité dans sa première intervention à fustiger tous ces discours prononcés à la tribune avec les effets de manches inéluctables pendant que conseillers ou députés, à leur banc préfèrent, plutôt que d’écouter, tripatouiller leurs « petites machines portables» (dixit Manuela) et qu’elle invite au tutoiement généralisé (comme c’est le cas en Espagne hors des enceintes officielles), car, dit-elle, nous (les élus) sommes des serviteurs rappelant ainsi l’étymologie du mot « ministre ».
Et ce n’est surtout pas par hasard que tous ces élus ont décidé comme l’avaient fait les eurodéputés de Podemos de ne pas percevoir d’indemnités supérieures à trois fois le salaire minimum pratiqué dans le pays.
Ce ne sont pas là des détails insignifiants mais bien des actes de défiance face au risque du culte de la personnalité mais aussi des actes marquant une volonté de rupture avec les pratiques antérieures, des actes soulignant la volonté de travailler à la construction d’un fonctionnement social plus juste, plus égalitaire, un fonctionnement où le partage solidaire s’opposera à la compétition mortifère.
« Verticalisme » ou « horizontalisme » ?
Car ce risque, celui de la personnalisation, est permanent comme l’ont réaffirmé des militants de Podemos dans ce document récent, « abriendo Podemos » (pour l’ouverture de Podemeos) dont le premier signataire n’est autre que Pablo Echenique, opposant « horizontaliste» depuis le début au « verticalisme » de Pablo Iglesias.
Antinomie celle-ci que je n’hésite pas à traduire et à expliciter dans les termes de l’historique opposition libertaire/autoritaire.
Car tout cela, cette éthique comme on entendait dire en 2011 sur la Puerta del sol, cette défiance vis-à-vis de l‘argent et de la politique politicienne corruptrice, cette exigence de contrôle permanent des élus par les électeurs, tout cela vient de loin.
Le 20 juillet 1936
De sorte qu’il importe pour mieux comprendre cette Espagne qui en ce début de nouveau siècle semble se ressouvenir, de remonter un petit peu dans le temps, non jusqu’aux révoltes des « Comuneros » du seizième siècle pourtant toujours évoquées et célébrées en Castille (Villalar, Tordesilla, Toledo) mais plus près de nous au 20 juillet 1936.
Ce jour-là, à la suite du soulèvement fasciste mené par Mola, Franco et compagnie une foule de citoyen(ne)s s’est levée à Barcelone et dans toute la Catalogne, non seulement pour défendre la République mais pour, en armes « aller à la révolution » comme on disait à l’époque.
On connaît la scène mille fois décrite par militants et historiens : le Président de la Generalitat, Luis Companys reçoit une délégation du Mouvement libertaire dans son bureau. L’un de ces délégués, Juan García Oliver, futur ministre de la Justice dans le gouvernement de Largo Caballero, raconte :
Nous étions armés jusqu’aux dents, fusils, mitraillettes, révolvers, chemises en loques, sales, couverts de poussière et de fumée […]. Companys nous reçut debout, visiblement ému […]. Aujourd’hui, commença-t-il, vous êtres les maîtres de la ville et de la Catalogne parce que vous seuls avez vaincu les militaires fascistes […], vous avez vaincu et tout est en votre pouvoir. Si vous n’avez pas besoin de moi, dites-le moi maintenant et je serai un soldat de plus dans la lutte contre le fascisme […]. (D’après José Peirats, « la CNT en la révolución española », Ruedo Ibérico, 1971).
Voici comment le même García Oliver explicite le dilemme face auquel se trouvent les libertaires d’Espagne ce jour-là :
Ou le communisme libertaire ce qui signifie une dictature anarchiste ou la démocratie qui signifie la collaboration.
Le dilemme fut tranché en faveur de la démocratie, c’est-à-dire de la collaboration avec des partis politiques dont certains n’avaient cessé de combattre les organisations libertaires depuis le début du siècle ce qui donna naissance au « Comité central de milicias antifascistas », de fait, premier gouvernement auquel participèrent les libertaires d’Espagne avant d’entrer au gouvernement central deux mois plus tard.
Tout ceci pour rappeler que ce n’est pas la première fois, ce samedi 13 juin 2005, que des femmes et des hommes du commun pénètrent et siègent dans les palais de la place San Jaume de Barcelone et pour rappeler que c’est bien toute une tradition « horizontaliste », « assembléiste », autogestionnaire, bref, libertaire qui resurgit en Espagne, non comme affirmation doctrinale, idéologique c’est-à-dire dogmatique mais comme pratique, comme mode de vie et mode de lutte.
Kichi et Salvochea
A cet égard il me semble utile de préciser que les termes « anarchiste » (que je ne suis pas) et «libertaire» ne sont pas, ici, synonymes dans la mesure où je pense qu’une pratique, c’est-à-dire un mode de vie et d’engagement, est d’autant plus libertaire qu’elle n’est pas anarchiste, c’est-à-dire dogmatique.
Prenons pour mieux nous en convaincre un autre exemple : Cadix. Le nouveau maire qui brandit ce samedi la traditionnelle « vara del alcalde » (bâton du maire) s’appelle José Maria Gonzalez dit « Kichi », issu du collectif « Por Cádiz sí se puede », membre de Podemos, compagnon de Teresa Rodriguez, l’ex-eurodéputée et aujourd’hui députée régionale, tout deux tendance « horizontaliste ».
Kichi introduit son dernier meeting de campagne par un chant plus ou moins «aflamencado» qui dit ceci : « si j’étais maire de Cadix, je voudrais être un maire comme Fermín Salvochea ». Et, à peine élu le nouveau maire est comparé, sur un site plutôt conservateur, à Fermín Salvochea, « un anarchiste qui fut le maire de la ville le plus aimé, tout un mythe de la lutte en faveur des pauvres ».
Peut-être n’est-il pas inutile, alors, d’entrevoir qui était ce fameux Salvochea dont une rue de Cadix porte le nom et dont le buste trône dans un parc du quartier de Loreto.
Il participa activement à la révolution de 1868 dite «La Gloriosa», connut la prison puis à la proclamation de la première République fut élu maire de la ville et participa activement au Cantón de Cadix. C’est après ces événements qu’il se tourne vers l’anarchisme et qu’il rencontre des militants comme Anselmo Lorenzo (auteur de « El proletariado militante » dans lequel il narre sa nuit passée à Londres en discussion avec…Marx). Il devient alors le « prédicateur » de « la Idea », de l’Anarchie.
Prédicateur car il y avait dans son attitude militante et dans son mode de vie ascétique une dimension pastorale qui fit que l’on dit parfois de lui qu’il était un saint laïque. Fils de l’une des familles les plus riches de Cadix il avait fait don de tous ses biens aux miséreux et dormait sur une planche qui lui servait également de table, de laquelle, une nuit il tomba et… décéda.
Abriendo Podemos ?
On pourrait aussi aller faire un tour en Aragon, terre de Pablo Echenique, où le nouveau maire de Saragosse élu (comme à Cadix) après accord avec le PSOE, Pedro Santisteve Roche, est porté par la « confluencia » « Zaragoza en común ». Cet Aragon, terre par excellence de l’anarcho-syndicalisme où furent réalisées les grandes collectivités agraires autogérées promptement saccagées par le stalinisme triomphant dès 1937.
Ceci donc pour rappeler, tout anachronisme écarté, que l’antinomie libertaire/autoritaire, toujours à l’œuvre, se décline de bien des manières et qu’elle est présente dans le manifeste cité ci-dessus « abriendo Podemos » en ces termes :
Il demeure cependant une question ouverte pour les prochaines élections générales, c’est celle de déterminer si Podemos aspire simplement à devenir un parti de plus contribuant au rafistolage d’un régime en crise ou s’il profitera de l’opportunité historique qui se présente pour contribuer à une transformation démocratique réelle.
C’est bien en effet cette opposition que l’on retrouve dans ce texte entre dérive vers un parti traditionnel, vertical, hiérarchisé et un mouvement ouvert, « assembléiste » et autogestionnaire.
Qu’est-ce à dire ? Que ces militants et militantes sont des anarchistes, des libertaires qui s’ignorent ? Evidemment non même si l’anarchisme espagnol d’aujourd’hui sous l’influence d’intellectuels tels que Tomás Ibáñez et Carlos Taibo n’a plus grand-chose à voir avec le millénarisme de Fermín Salvochea et Anselmo Lorenzo.
Il n’en demeure pas moins que pour saisir ce qui advient aujourd’hui dans la Péninsule on ne peut méconnaître cette Espagne décentralisatrice, fédéraliste, autogestionnaire, libertaire.
Ce n’est pas par hasard que ces deux femmes qui sont maintenant en charge des deux plus grandes villes d’Espagne ont déclaré, l’une qu’elle allait gouverner en écoutant et l’autre en obéissant. Et l’on sait bien que de ce qui sera réalisé dans ces deux villes en quelques mois dépend le résultat des élections générales (législatives) de novembre.
Non tout cela, on le voit, ne tombe pas du ciel. Quant à déterminer les raisons, l’origine, les causes de l’enracinement de ces attitudes libertaires en terre d’Espagne, il me semble bien que les historiens ont du pain sur la planche.
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