18 juin 2015 / Barnabé Binctin et Tommy Dessine (Reporterre)
Les neufs paysans et militants qui avaient démonté une machine de traite dans la ferme-usine des Mille vaches ont été jugés le 17 juin à Amiens. Des actes illégaux, mais imposés, selon eux, par la gravité de la menace pesant sur l’agriculture. Récit, en dessins, du débat. Le jugement sera rendu en septembre.
Amiens, reportage
Un gigantesque « shaker ». C’est ainsi qu’en prélude de sa plaidoirie, Maître Combes, avocat de la défense des paysans des Mille vaches, a qualifié les six heures d’audience que clôturait son intervention. Six heures de procès où se sont mélangés les affaires jugées, les motifs d’inculpation et les peines encourues, et ce jusqu’aux branches du droit, puisque ce procès en appel mêlait à la fois le pénal et le civil.
Après un premier jugement suite au procès du 28 octobre dernier, les « neuf de la Conf’ » comparaissaient donc de nouveau mercredi 17 juin, au Palais de justice d’Amiens, pour les faits qui leur sont reprochés lors des actions d’occupation et/ou de démontage de la nuit du 11 au 12 septembre 2013 et du 28 mai 2014.
La confirmation du jugement en première instance ayant été requise par l’avocat général, les prévenus risquaient les mêmes peines, allant d’amendes pour refus de soumission au prélèvement biologique à la prison avec sursis pour ceux accusés de recel ou de dégradations sur bien d’autrui commis en réunion.
Tout au long de l’audience, l’institution juridique qui cherchait à qualifier des actes pénalement répréhensibles s’est confrontée à des militants syndicaux qui ont tenté de faire entendre une autre raison sur ces actes.
Car d’un côté, il a surtout été question de droit. Ou plutôt de sémantique : peut-on parler de détériorations là où il s’agit d’abord de démontage ? La défense fait valoir un abus de langage pour caractériser les boulons dévissés, les valves de pneus dégonflés ou les pièces enlevées. Y a-t-il eu vol ou recel ? Non, répond Olivier Lainé, l’un des inculpés. Non, car l’objectif était bien de rendre les pièces soustraites. Où sont-elles, qui alors les détient aujourd’hui ? interroge le président du tribunal. « Le dernier à qui on les a remises, c’est le ministre Stéphane Le Foll, dit l’agriculteur normand. Peut-être alors qu’il faudrait également l’inculper de recel ? ».
On interroge par ailleurs l’authenticité des preuves, dont certaines sont issues des nouvelles technologies de communication : textos échangés entre les prévenus, réseau détecté sur la zone au moment concerné, posts sur Facebook… Pierre-Alain Prévost, appelé pour s’expliquer à la barre, se dit « choqué » de la présomption de culpabilité qui ne repose sur aucune preuve tangible. « Pourquoi alors vous retrouve-t-on sur un album Facebook concernant l’action de démontage ? », interroge le président de la séance. Et l’inculpé d’expliquer le principe de « tagg » sur le réseau social : « On m’a ajouté, mais cela ne prouve aucunement ma présence, n’importe qui peut être ajouté, à titre informatif ou en guise de solidarité ».
Le principal argument de la défense est l’ « état de nécessité » dans lequel se seraient trouvées les paysans : leur acte s’explique par l’urgence de l’enjeu. Olivier de Schutter, convoqué à la barre en tant que « témoin de moralité », explique ce contexte : « Depuis plus de cinquante ans, l’agriculture industrielle pousse l’agriculture paysanne dans ses derniers retranchements. Or cette agriculture intensive a trois caractéristiques : elle substitue une logique économique à une logique écologique, elle a une très forte dépendance aux énergies fossiles, et elle ne prend pas en compte plusieurs externalités négatives – environnementales, sanitaires, sociales – dans son prix aux utilisateurs. Elle mène tout simplement à la fin du monde des paysans », assène l’ancien rapporteur pour l’ONU, jusqu’en 2014, pour le droit à l’alimentation.
Le président s’inquiète d’un « triste tableau » : « L’action de la Confédération paysanne est-elle de nature à faire changer les choses ? N’est-elle pas un peu désespérée ? » interroge-t-il. M. de Schutter répond : « Ils sont dans ce que l’on appelle en droit un état de nécessité. Ils n’ont pas d’autre choix car ils sont dans une impasse complète. La question est de savoir pourquoi les canaux politiques sont autant asservis aux intérêts de l’agro-industrie ».
Sur son banc, juste derrière les inculpés, l’avocat de la partie civile râle : « Ce n’est pas un témoignage, c’est une plaidoirie » murmure-t-il dans sa barbe mal rasée. Plus tard dans la journée, quand vient la sienne, il se lève « avec fierté pour défendre M. Ramery » et s’insurge contre l’argument de l’état de nécessité : « Où est le danger actuel, le danger imminent, le danger injuste que requiert l’état de nécessité ? Plaider cela, c’est un délire juridique ». L’homme donne ainsi sa version de l’état de nécessité : « Ce n’est pas autre chose qu’une mère qui vole un bout de pain pour nourrir son gamin. L’état de nécessité, ce n’est pas pour un combat politique, aussi noble soit-il ».
Le débat s’est concentré sur des considérations plus politiques, s’agissant à la fois de la justification de l’action et de la démesure de la répression. « Une disproportion totale entre les faits réellement commis et les moyens mis en œuvre » selon Maître Peyrard, l’autre avocate de la défense. A l’image de ces trois prévenus, jugés pour refus de prélèvement d’ADN, « une technique normalement réservée à des enquêtes concernant des crimes, mais qui devient une pratique de plus en plus répandue » explique Morgane Laurent, qui a comme les autres refusé le prélèvement… qui lui a finalement été malgré tout imposé. Pour un résultat nul, ne prouvant aucune implication particulière. Une situation qui n’est pas sans laisser mal à l’aise la Cour. Mais cela n’annule pas pour autant la poursuite pour refus de prélèvement.
Ce refus du fichage est aussi une question de solidarité : les inculpés se disent les porte-voix de tous les militants du syndicat. « Il n’y avait aucune raison, nous les neuf, que l’on assume individuellement cette action, alors qu’elle est collective. On l’a revendiqué collectivement, c’est l’ensemble de la Confédération Paysanne qui a immobilisé le chantier, c’est un acte syndical », explique Laurent Pinatel.
Alors que Thierry Bonnamour se défend d’avoir pris part directement aux actions de démontage, on l’accuse d’avoir témoigné dans un média national en utilisant un « on » qui laisse croire à sa propre participation. Il répond : « On peut dire « on » sans être partie prenante directe à l’action. Quand je dis qu’on gagne un match de foot, je dis bien qu’« on » a gagné alors que je n’ai pas touché le ballon, en tant que supporter derrière mon écran ! ».
Pour Maître Berton, avocat de la partie civile, il s’agit là d’un manque de courage : « Cette première peine aurait dû être votre légion d’honneur si vous étiez de vrais militants. Mais non, parce que vous n’assumez pas. Soyez courageux, même un enfant piqué la main dans le sac a le courage de reconnaître ».
Maître Peyrard conteste cette approche : « Ils voulaient tous comparaître, ils ont tous présenté leur carte d’identité. Ils étaient cinquante et finalement, on en a pioché quelques-uns… Il est difficile d’expliquer pourquoi la justice applique un tel jugement différencié ». Son confrère insiste sur le courage : « Ils sont courageux. Ils n’ont pas agi dans leur intérêt propre – sinon qu’ont-ils obtenu d’autres que des ennuis ? Au contraire, ils ont agi au nom de l’intérêt général, dans un intérêt supérieur à la loi ».
Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération Paysanne, est convoqué en premier à la barre et justifie directement son acte : « Le rôle le plus fondamental des paysans, c’est l’alimentation. Or aujourd’hui, les fermes-usines me donnent honte. J’ai honte que mon métier soit dévoyé à ce point, alors que son premier rôle, c’est d’être en lien avec la nature, de connaître le nom d’une vache dès sa naissance ».
Le juge questionne le choix du type d’action : « N’y a-t-il pas dans ce pays des moyens d’obtenir de la communication et de la visibilité autrement que par des délits ? ». La réponse fuse : « Nous avons usé de toute la panoplie des actions syndicales, des manifestations jusqu’aux interpellations du ministre, mais nous n’avons eu que le mépris comme fin de non-recevoir… Le danger était trop grave, il nous fallait réveiller la population. Nos actes sont restés symboliques, on ne l’a pas fait de gaieté de cœur, on l’a fait parce qu’on n’avait pas le choix ».
Solution de dernier recours, rôle nécessaire de lanceurs d’alerte… voilà ce qu’ont dans l’ensemble plaidé les inculpés : « Ce dont on est accusé est symbolique. Le vrai débat est de savoir si la loi a le droit de laisser détruire l’environnement, les emplois, le territoire », dit Pierre-Alain Prévost. Mais le procureur répond par une vision exclusivement légaliste : « Aucune idée, aussi juste soit-elle, ne peut justifier des actes illégaux, car sinon, c’est la négation même du système démocratique ».
De son côté, l’avocat de la partie civile se lance dans une énième envolée : « Le militantisme est un très beau mot, un mot qui rappelle l’histoire du Front Populaire. Mais c’est un militantisme qui a été hors-la-loi, et il y a des règles qui régissent ces escapades de délinquance générale. Un vol, c’est un vol. » Ill conclut en appelant à méditer le sujet tombé le jour-même au bac philo : « La politique échappe-t-elle à l’exigence de vérité ? ».
L’éternel conflit entre légitimité et légalité a nourri le débat juridique du procès des neufs d’Amiens. D’un côté, une légitimité motivée et justifiée par l’intérêt général, de l’autre, une légalité enracinée dans son rôle et ses textes de lois.
« Qu’est-ce qui justifiait tout ça ? Ils ont été traités comme des délinquants. Mettre des peines de prison avec sursis, c’est particulièrement stigmatisant pour des citoyens sans casier judiciaire qui ont simplement exercé leur liberté syndicale », plaide Maître Peyrard. La Cour reconnaîtra par ailleurs que le traitement affligé à Laurent Pinatel était démesuré : « Vous avez raison de protester, il n’est pas normal de mettre des menottes à tout le monde. Et il n’était pas indispensable de vous sauter dessus en gare d’Amiens » concèdera le président de la Cour.
Légalité contre légitimité à agir pour l’intérêt général : c’est le fil rouge des procès récents de l’écologie politique : celui des faucheurs volontaires, où seule une partie des activistes avait finalement été menée en justice, celui des militants de Greenpeace qui s’étaient introduits dans la centrale de Tricastin, où les peines encourues semblaient démesurées, ou encore celui des zadistes lyonnais.
« C’est vrai qu’il y a la loi, mais la justice n’est-elle que la loi ? » interroge Maître Peyrard, à l’issue de l’audience.
Verdict le 16 septembre.
Lire aussi :[ Ferme-usine : les autorités confirment le non-respect du nombre d’animaux autorisés
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Source : Barnabé Binctin et Tommy Dessine pour Reporterre
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