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Depuis que son parti a remporté haut la main les élections législatives le 26 octobre dernier, le président argentin Javier Milei est devenu la coqueluche d’une partie des droites françaises, et de quelques centristes. L’homme à la tronçonneuse se réclame pourtant d’une idéologie extrême, le libertarianisme, ou « anarcho-capitalisme », qui s’oppose au principe même de la démocratie.
« On la disait vaincue, elle triomphe. Avec Milei, les Argentins ont goûté à la liberté et ils en redemandent », s’extasie sur X, le 27 octobre dernier, Sarah Knafo, du parti d’extrême droite Reconquête !, au lendemain de la victoire électorale du parti présidentiel aux élections législatives en Argentine – 41 % des voix et 80 députés, contre 37 précédemment. La compagne d’Éric Zemmour republie pour l’occasion une photo d’elle tout sourire aux côtés de l’Argentin, prise en février dernier lors de la convention des conservateurs américains à Washington.

« Milei, il réussit ; ce qu’il a fait en Argentine est extraordinaire », s’enflammait déjà en mai dernier Éric Ciotti, allié à un Rassemblement national beaucoup plus réservé sur l’ultralibéralisme.
À droite, à l’exception d’un RN encore réticent face au laisser-faire économique total, c’est un concert de louanges qui a accompagné ce succès inattendu du libertarien argentin. « Ce qui est intéressant, c’est le changement de paradigme qu’il propose, et qui apparaît un peu contre-intuitif en France, à savoir : pour baisser la pauvreté, il faut baisser les dépenses sociales (…) parce qu’en effet, il a des résultats », vante pour sa part Marion Maréchal.
Même son de cloche chez certains représentants de la droite dite républicaine, comme le maire de Cannes, David Lisnard, qui commente sobrement : « Vive la Liberté. »

Mais l’enthousiasme gagne aussi certains macronistes, comme l’ex-ministre du Logement Guillaume Kasbarian : « ¡La libertad avanza! ¡Felicidades presidente! » (« La liberté avance — nom du parti de Milei, NDLR —, félicitations, président ! »), poste-t-il sur X.

De l’extrême droite au centre, toutes les familles politiques libérales ou conservatrices comptent désormais des « miléistes » en leur sein. Mais qu’est-ce que le miléisme ? De quelle idéologie le président argentin se réclame-t-il ?
Milei se réclame de l’anarcho-capitalisme, l’aile radicale des libertariens
Celui-ci se vantait, lors de sa victoire présidentielle en 2023, d’être « le premier président libertarien » au monde. Il s’est lui-même attribué le sobriquet de « général Ancap » (pour anarcho-capitalisme). Une idéologie fantasque, à l’image de ce professeur d’économie, la tignasse en bataille, aux allures de rock star vintage – il a d’ailleurs donné un ersatz de concert de hard rock lors de la campagne législative.
En gros, cet oxymore désigne les plus extrémistes des libertariens, eux-mêmes jusqu’au-boutistes de l’ultralibéralisme : une idéologie anti-égalitaire et, paradoxalement, liberticide, malgré sa racine étymologique. Contrairement aux libertariens dits « minarchistes », qui prônent un État minimal assurant les fonctions régaliennes (essentiellement la police et la justice pour protéger la propriété privée), lesdits anarcho-capitalistes veulent la suppression pure et simple de l’État, à charge pour les dominants d’assurer la protection de leurs biens et privilèges, au besoin avec des milices privées. Car, bien entendu, les ventes d’armes seraient totalement libres.
Une précision sémantique s’impose : qualifier d’anarchiste une telle idéologie est une supercherie rhétorique. Aucune des familles de pensée qui composent la galaxie anarchiste ne la reconnaît comme l’une des leurs. Contrairement à une croyance répandue, anarchisme ne signifie pas « sans État », mais, étymologiquement, « sans autorité ».
La question centrale de l’anarchisme, sous ses différentes formes, n’est pas tant l’abolition de l’État que la fin des rapports de domination. L’État n’y est contesté qu’en tant que bras armé des classes dominantes pour perpétuer les rapports de pouvoir entre individus et groupes humains. La domination peut être morale — d’où l’hostilité aux religions ou aux théories racistes — ou économique, d’où l’opposition frontale au capitalisme. L’anarcho-capitalisme, en accentuant les rapports de domination, est donc aux antipodes de la pensée anarchiste émancipatrice.
Le libertarianisme et son aile radicale, l’anarcho-capitalisme, viennent à l’origine des États-Unis.
Le père de l’anarcho-capitalisme et modèle revendiqué de Javier Milei est l’économiste américain Murray Rothbard (1926-1995). Poussant la logique du laisser-faire à son paroxysme et sacralisant le droit à la propriété privée que rien ne doit entraver, Rothbard prône la suppression de l’État. Il adopte des positions ultra-réactionnaires : il rejette, dans les années 1960, le combat pour les droits civiques et fustige les femmes juives et lesbiennes, responsables selon lui de l’interdiction du travail des enfants.
Les libertariens, un mouvement politique longtemps marginal
Même outre-Atlantique, les libertariens sont restés jusqu’à très récemment cantonnés aux marges de la vie politique. Créé en 1971, le Parti libertarien présente des candidats à l’élection présidentielle depuis 1988, mais n’a jamais dépassé les 3 % des voix — et seulement 0,4 % lors du dernier scrutin. Cependant, les libertariens ont acquis une influence jamais égalée depuis la victoire de Trump en 2024.
En France, pays colbertiste habitué depuis Louis XIV à un État fort, le libertarianisme n’a jamais fait école, malgré quelques timides tentatives. Dans les années 1980 et 1990, l’ancien ministre de l’Industrie Alain Madelin, chantre d’un libéralisme thatchérien, n’a jamais réussi à imposer ses vues au sein de la droite, et a quitté la politique après ses maigres 3,91 % à la présidentielle de 2002.
La seule véritable tentative d’implantation d’un parti de type libertarien remonte à 2007, avec la création d’Alternative libérale par le conseiller en communication Édouard Fillias, soutenu par Madelin. Fillias annonce son intention de se présenter à la présidentielle et de présenter des candidats aux législatives. Un jeune réalisateur évoluant alors dans les sphères néoconservatrices est annoncé comme candidat à Paris,: un certain Raphaël Glucksmann. Il y renoncera finalement. Fillias ne rassemble que 0,5 % aux législatives et quitte le parti, qui cesse ses activités en 2011.
Pendant plus de quinze ans, on n’entend plus parler des libertariens ou ultralibéraux. Le libéralisme économique gagne néanmoins l’ensemble des partis dits de gouvernement, jusqu’au Parti socialiste, devenu social-démocrate sous Mitterrand et Jospin, puis « social-libéral » sous Hollande.
L’émergence de la droite tech
Mais outre-Atlantique, un phénomène va ressusciter un libertarianisme du troisième millénaire, teinté de techno-solutionnisme et de transhumanisme messianique : avec l’entrée dans l’ère numérique et le développement de l’intelligence artificielle apparaît la « droite tech », composée de startuppeurs de la Silicon Valley, qui ont fait fortune grâce aux nouvelles technologies et revendiquent leur idéologie libertarienne.
Après s’être longtemps tenus à l’écart de la politique, ceux-ci ont massivement financé la dernière campagne présidentielle de Donald Trump et se trouvent désormais dans son entourage immédiat. Le plus connu est Elon Musk, mais il y a aussi Marc Andreessen, fondateur de Netscape — l’un des premiers navigateurs du Web — et aujourd’hui conseiller officieux du président américain.
Mais le plus important est Peter Thiel, idéologue libertarien de toujours, créateur de PayPal au début des années 2000, dans l’idée de contourner les systèmes bancaires officiels. Dès les années 1990, il lance la Stanford Review, d’obédience libertarienne et réactionnaire. En 1999, Thiel, qui a passé une partie de son enfance dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, dit tout le mal qu’il pense de la société multiculturelle dans The Diversity Myth, coécrit avec l’ancien rédacteur en chef de la Stanford Review, David Sacks — d’origine sud-africaine comme Elon Musk —, futur milliardaire de la droite tech lui aussi, et nommé conseiller de Trump pour l’intelligence artificielle après sa victoire en 2024.
En 2009, Thiel publie un plaidoyer pour ses idées libertariennes, tantôt farfelues, tantôt franchement inquiétantes, The Education of a Libertarian. Il y développe le concept de « seasteading » : des îles artificielles au milieu des océans destinées à accueillir des communautés libertariennes échappant aux États. Il y expose aussi sa pensée profondément antidémocratique :
« Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. (…) Je suis opposé aux taxes confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l’idéologie de l’inévitabilité de la mort. » Il y déplore également le droit de vote des femmes.
Bien introduit dans les milieux conservateurs mondiaux, le milliardaire (fortune estimée à 27 milliards de dollars en 2025) n’hésite pas à donner un coup de main à un ami en délicatesse avec la justice de son État. Ainsi, en janvier 2022, il embauche comme « stratégiste global » dans son fonds d’investissement Thiel Capital l’ancien chancelier autrichien Sebastian Kurz, qui avait démissionné deux mois auparavant sur fond d’enquête anticorruption.
Les milliardaires de la tech sont, par certains côtés, presque plus puissants que ces États qu’ils abhorrent. Peter Thiel est aujourd’hui à la tête de Palantir, une entreprise de traitement de données dont les clients s’appellent CIA, NSA et, en France, DGSI — et bon nombre d’autres services de renseignement, toujours désireux de fliquer d’un peu plus près leur population.
Une influence libertarienne jusqu’au centre gauche
Portées par une telle vague, et avec, pour la première fois, en la personne de Milei, un adepte de son aile radicale « anarcho-capitaliste » à la tête d’un pays, les idées libertariennes séduisent les droites et extrêmes droites du monde entier. La France ne fait pas exception.
Depuis le début de l’année, Éric Ciotti a pris l’Argentin pour modèle et, selon Challenges, aurait récemment entamé des négociations pour affilier son parti à celui de Javier Milei.
Dès la victoire présidentielle de « l’homme à la tronçonneuse » en 2023, apparaissait aussi sur X un « parti miléiste français », tout entier dédié à la promotion des idées de l’Argentin, qui compte 48 500 abonnés. Le titulaire du compte est désormais connu : il s’agit d’un certain Romain Dominati, apparu publiquement pour la première fois le 24 juin dernier au Sommet des libertés, grand raout rassemblant des personnalités de droite et d’extrême droite, organisé par Le Journal du Dimanche — propriété de Vincent Bolloré — et Périclès, la structure d’ « ingénierie politique » du milliardaire d’extrême droite Pierre-Édouard Stérin : Dominati y avait vanté la politique de son idole argentine.
Cet émule français de Milei, aujourd’hui invité prisé des médias d’extrême droite comme Frontières et TV Libertés, n’est pas n’importe qui : il est l’héritier d’une dynastie politique. Son grand-père, Jacques, fut ministre de Valéry Giscard d’Estaing, ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi un ami personnel de Jean-Marie Le Pen. Son père, Laurent Dominati, ancien ambassadeur et ancien député, est depuis le 16 octobre conseiller du Premier ministre Sébastien Lecornu, après l’avoir déjà conseillé entre 2015 et 2016 lorsque ce dernier présidait le conseil général de l’Eure.
Mais l’influence de Milei et de la droite tech libertarienne mord aussi sur le centre, voire même sur le centre gauche. Le « Blue Labour », l’aile droite des travaillistes britanniques, s’est rapproché des réseaux de Peter Thiel. En France, L’Humanité révélait en septembre dernier que le PS venait de nommer comme porte-parole chargée des questions d’intelligence artificielle une jeune trentenaire, Julie Martinez, cadre chez Palantir — la société de Peter Thiel.
Une entreprise qui utilise justement l’intelligence artificielle comme outil de surveillance généralisée, et dont le patron rêve d’un monde débarrassé des États et de la démocratie.
Que les socialistes n’aient trouvé aucun problème à nommer Julie Martinez montre à quel point l’idéologie libertarienne, antidémocratique et élitiste, irrigue à bas bruit une large part du champ politique.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Blast, le souffle de l’info

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