Par Stéphane Lhomme
Directeur de l’Observatoire du nucléaire
Le 7 novembre 2025
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L’essor actuel de l’Intelligence artificielle s’accompagne d’une augmentation massive de la consommation d’énergie et, à ce que l’on nous raconte, ce phénomène n’en est qu’à son début et va s’amplifier de façon exponentielle.Or, loin de prendre des mesures pour stopper ou au moins freiner ce phénomène, les dirigeants industriels et politiques rivalisent d’annonces pour l’accompagner. C’est ainsi que divers pays, dont la France, tentent d’accueillir les « data centers » (centres de données) en promettant à leurs propriétaires, principalement les fameux Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) de leur fournir une électricité peu chère et surtout écologique.
La France propose ainsi son électricité nucléaire car, comme chacun sait, le nucléaire est « propre »… si l’on veut bien oublier les ravages des mines d’uranium, les rejets radioactifs et chimiques massifs des centrales dans les rivières, les déchets radioactifs, et de temps en temps la contamination d’un pays ou d’un continent entier (lors de catastrophes comme Fukushima et Tchernobyl).
A l’occasion du Salon mondial du nucléaire civil qui s’est tenu à Paris du 4 au 6 novembre 2025, la grande majorité des médias a relayé les innombrables effets d’annonce sur un prétendu « retour en grâce du nucléaire » qui, pourtant, est tout aussi fantomatique que le « grand retour du nucléaire » annoncé au début des années 2000 – avec déjà à l’époque autant de tambours et trompettes – par les mêmes médias et parfois les même journalistes, qui profitent de l’amnésie générale de nos sociétés de l’ « information ».
Malgré les efforts de la grande prêtresse atomique de l’époque, Mme Lauvergeon, vénérée par la plupart des médias (toujours les mêmes !) avant de mener son entreprise Areva à la faillite (on attend toujours que les instructions en cours depuis 15 ans aboutissent à un procès), il n’y eut aucun « grand retour ».
Produisant 17,1% de l’électricité mondiale en 2001, le nucléaire a depuis vu sa part continuellement baisser pour passer sous les 10% en 2020 et sous 9% en 2024 (8,97% exactement). Un véritable effondrement en guise de « retour en grâce ». Mais il faudrait croire que cette fois-ci, portée par les Gafam et leurs carnets de chèques illimités, l’industrie nucléaire va réellement vivre un âge d’or (ou plutôt de plutonium). Regardons donc quelques unes des annonces tonitruantes des ces derniers mois.
En juin dernier, Google annonçait, pour alimenter ses datas centers, miser sur… la fusion nucléaire. Rappelons juste que cela fait 70 ans que les grands pays nucléarisés échouent totalement dans cette voie, y compris lorsqu’ils sont tous coalisés dans le projet Iter situé à Cadarache (Bouches-du-Rhône). Si vraiment c’est la fusion nucléaire qui doit alimenter Google, il convient de trouver au plus vite d’autres moteurs de recherche !
D’ailleurs, en octobre dernier, Google s’est replié sur un plan B : relancer la centrale nucléaire de Duane Arnold (Iowa), arrêtée depuis 2020. Jamais en retard pour relayer tels quels les effets d’annonce de l’industrie nucléaire, l’AFP a produit une dépêche rappelant que c’était le troisième projet de ce genre.
En effet, dès 2023, la relance de la centrale nucléaire de Palisades (Michigan) a été annoncée avec fracas. Mais personne ou presque n’a évoqué le rapport officiel d’octobre 2024 révélant que le réacteur, arrêté depuis plusieurs années, était très lourdement touché par la corrosion.
Il est en réalité très probable que cette centrale ne redémarrera jamais, pas plus que celle de Duane Arnold ou celle de Three mile island : dans ce dernier cas, le projet avancé est de ranimer le réacteur 1, arrêté en 2019, et non le réacteur 2 (dont le cœur a fondu lors d’un grave accident en 1979) comme l’on raconté divers médias que l’on qualifiera avec indulgence d’inattentifs.
Une autre piste du prétendu « retour en grâce du nucléaire » et de sa capacité à alimenter les consommations folles de l’IA est celle des fameux SMR, petits réacteurs modulaires, annoncés bien entendu pour être « sans danger, faciles à construire et peu chers« . Il suffisait donc juste d’y penser.
Or les 127 projets de SMR recensés dans le monde par la Nuclear Energy Agency de l’OCDE, loin de rendre concrète cette piste, montrent au contraire une dispersion totale : les start-up sont en effet nombreuses à courir après les subventions généreusement accordées par des élus ignorants et, surtout, terrorisés à l’idée de passer pour les dinosaures ayant laissé passer le train du renouveau.
La bulle des SMR va sous peu exploser. En France, les principales start-up (Naarea, Newcléo, Jimmy, etc) sont en grandes difficulté ou déjà cessation de paiement, le projet Nuward d’EDF est reporté sine die. Aux USA, le seul projet avancé, Nuscale, a déjà mis la clé sous la porte…
Après avoir d’abord annoncé la construction de nouveaux réacteurs nucléaires (des gros ou des SMR), puis s’être repliés sur la relance de réacteurs arrêtés, les Gafam se tournent désormais discrètement et prudemment vers l’existant. Aux USA, ce sont par exemple… des centrales au gaz qui sont sollicitées (cf Les Echos, 10 février 2025)
Par ailleurs, Meta (Facebook) a signé un accord pour acheter la production de la centrale nucléaire de Clinton (Illinois), une centrale actuellement en fonction : c’est plus concret comme ça !
On peut déjà entrevoir que, là ou les data centers vont pousser, les Gafam vont s’accaparer les productions électriques au détriment des populations. Cette situation, que l’on pouvait croire réservée aux œuvres de science-fiction, est pourtant déjà de mise en Arizona où la population est privée d’eau, laquelle est accaparée pour le refroidissement des nombreux data centers construits dans cet Etat qui les a attirés en les exemptant d’impôts (là aussi un détriment de la population).
Si, comme on peut le craindre, rien ni personne ne vient mettre le holà à la folie de l’IA et de sa consommation insensée d’électricité, on peut déjà prévoir plusieurs phénomènes.
D’abord, contrairement à ce qui est prétendu dans les nombreux articles évoqués plus haut, ce n’est pas le nucléaire qui va pouvoir répondre à cette demande : comme démontré par les flops des gros réacteurs – EPR (France) et AP1000 (USA) – ainsi que des SMR, la construction de centrales nucléaires est beaucoup trop incertaine, lente et ruineuse.
D’ailleurs, selon l’Agence internationale de l’énergie, 90% des nouveaux moyens de production d’électricité sur Terre sont désormais des productions renouvelables, lesquelles ont pour caractéristiques d’être beaucoup moins chères que le nucléaire et surtout de pouvoir être très rapidement mises en fonction. L’IA ne sauvera donc pas le nucléaire, bien au contraire : même les Gafam vont s’en détourner pour préférer des options réalistes.
Ceci dit, s’il est bien sûr nettement préférable que l’électricité soit renouvelable plutôt que nucléaire, on se demande bien où sera le progrès si elle est accaparée pour alimenter l’IA.
Egoïstement, il nous reste à espérer que, malgré les effets de manche du saltimbanque Macron, la France échoue à attirer les data centers. Ce seraient alors les pays « vainqueurs » de cette course absurde qui seraient victimes des Gafam et, ainsi, il resterait de l’électricité pour les besoin de la population hexagonale.
A ce sujet, il est encore temps d’annuler les projets insensés de réacteurs EPR (même baptisés EPR2 pour faire croire à une amélioration), qu’EDF se révèle incapable de construire et de faire fonctionner, et de consacrer l’argent disponible pour des projets de sobriété et de productions renouvelables réalistes, décentralisés et portés par et pour la population. L’intelligence naturelle et les renouvelables plutôt que l' »intelligence » artificielle et le nucléaire…
Par Stéphane Lhomme
Directeur de l’Observatoire du nucléaire
Le 7 novembre 2025

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