Revendiquer la liberté dans la révolution et la guerre : une introduction au Groupe Anarchiste au Soudan.

Analyse et réflexion ·Résistances et solidarités internationales

Dans un article rédigé en consultation avec les camarades au Soudan, le groupe Black Rose / Rosa Negra (U.S.A) fournit un compte rendu écrit de la manière dont l’organisation aujourd’hui connue sous le nom d’Anarchist Group in Sudan (AGS) a vu le jour. Cette publication en est la traduction directe.

La Révolution soudanaise compte parmi les grands soulèvements révolutionnaires du XXIᵉ siècle. Comme trop de nos grandes révolutions, elle a — du moins pour l’instant — été étouffée dans le sang et la dictature. Mais, à l’instar de toutes les grandes révolutions, elle a aussi été un creuset où se sont forgées de nouvelles idées, pratiques et tendances politiques pour le moins significatives.

Bien que l’anarchisme ne soit pas chose nouvelle en Afrique, comme dans de nombreuses autres régions du monde, il peine encore à dépasser le stade de tradition intellectuelle ou de mode de vie pour devenir un mouvement porteur de recommandations stratégiques et concrètes. En s’impliquant pleinement dans les mouvements sociaux qui ont porté la Révolution soudanaise, tout en développant leur propre organisation politique formelle, les anarchistes au Soudan ont réussi à élaborer une pratique révolutionnaire ancrée dans la lutte des classes de leur pays. Malgré des conditions radicalement différentes de celles que nous connaissons ici, leurs expériences nous offrent des leçons précieuses, tant sur le processus de lutte révolutionnaire que sur la survie en temps de guerre civile et d’intense répression.

Avant le déclenchement des manifestations massives de décembre 2018, le Soudan connaissait déjà une opposition grandissante à la dictature d’Omar el-Bechir et aux conditions économiques accablantes auxquelles la population était confrontée sous son régime. Cette atmosphère, marquée par des éclats successifs de protestations étudiantes et ouvrières incita de jeunes militants étudiants à chercher des systèmes de pensée capables de les aider à surmonter les nombreux obstacles auxquels ils/elles étaient confronté·e·s. C’est durant cette période que certains des membres fondateurs du Groupe Anarchiste au Soudan (AGS) ont découvert l’anarchisme, et que ce groupe a été fondé en avril 2017, d’abord en un petit cercle de cinq camarades.

L’AGS était au départ une petite organisation étudiante. Ses membres ont commencé par se concentrer sur l’implantation dans les universités soudanaises, en agissant dans la clandestinité et en ciblant les petits campus à la périphérie, là où la présence de l’État était moins marquée. Dans le contexte de l’opposition soudanaise, la clandestinité est une pratique tout à fait courante. L’AGS a évité stratégiquement la confrontation directe avec le pouvoir, préférant s’immerger dans les espaces de lutte populaire, notamment les syndicats étudiants. Le groupe a élargi son influence en entrant en contact avec de jeunes activistes en quête d’alternatives aux idéologies politiques perçues comme infructueuses et dépassées.

À mesure que l’organisation grandissait, elle a attiré des professionnel·le·s comme des avocats et des ingénieurs qui, par le biais de l’Association des professionnel·le·s soudanais, formaient une couche sociale clé dans la dynamique révolutionnaire. L’AGS a alors intensifié ses efforts de recrutement, s’est implantée dans de nombreuses universités et a gagné en influence au sein de la coalition des syndicats étudiants. Pendant cette période, le groupe a d’abord utilisé le nom de « Fédération anarchiste du Soudan », sous lequel plusieurs de ses communiqués sont toujours disponibles en ligne, avant d’adopter le terme de « groupe » plutôt que de « fédération », afin de mieux refléter son organisation unifiée et sa cohérence interne.

La fondation et la croissance initiale de l’AGS coïncidèrent parfaitement avec l’explosion de la Révolution soudanaise en décembre 2018. La Révolution a été menée par des mouvements sociaux de base : syndicats ouvriers et étudiants, organisations de femmes et comités de résistance de quartier.

Des manifestant·e·s célèbrent l’effondrement du gouvernement du président Omar el-Beshir en 2019.

Les comités de résistance méritent une attention toute particulière. Comparables aux comités de coordination locaux de la Révolution syrienne de 2011, les comités de résistance soudanais sont essentiellement de petits groupes de quartiers auto-organisés, créés pour participer aux manifestations et au processus révolutionnaire. En se regroupant sous forme de centaines de comités locaux, ils ont ont été au cœur du mouvement qui renversa el-Beshir. Nous les considérons comme un exemple emblématique de pouvoir populaire en action  : un réseau de voisin·e·s qui affrontent le pouvoir étatique tout en prenant progressivement le contrôle de leur propre quartier en y créant les structures organisationnelles d’autogestion susceptibles de pouvoir remplacer l’État. 

Tout en restant clandestine, l’AGS a milité activement au sein des comités de résistance et des organisations étudiantes durant les premiers mois de la Révolution. Les militant·e·s ont pu défendre des positions anarchistes et influencer l’orientation des groupes sans se revendiquer publiquement comme anarchistes. En participant à cette vague massive d’auto-organisation couplée à des confrontations de rue, l’anarchisme est passé d’une idée à une pratique stratégique vécue. Pour l’AGS, l’anarchisme représentait un moyen concret de s’engager dans la lutte sociale tout en combattant toutes les forces autoritaires qui oppressent les populations soudanaises — qu’elles soient tribales, culturelles, militaires ou religieuses — une lutte globale pour la liberté et les droits individuels.

Les stratégies proposées par les anarchistes au Soudan sont sans précédent face à la crise sociale complexe du pays. Le principe même de rejeter les autorités les plus locales et informelles, comme la domination tribale ou le racisme ethnique, constitue le cœur du démantèlement des structures de pouvoir dans la société soudanise. Cela a des effets psychologiques sur les individus et des conséquences sociales qui peuvent les amener à affronter directement les autorités en place. Parce que, notre lutte ne se limite pas à combattre les autorités extérieures. Nous partons du principe que la liberté est indivisible : chaque personne mérite d’être libre, non seulement face aux institutions oppressives, mais aussi dans ses relations quotidiennes, où se jouent souvent des rapports de domination interiorisés. L’autorité, en réalité, est un comportement social fondé sur le désir de monopoliser la violence et d’empêcher les autres de vivre pleinement leur liberté.

— Membre de l’AGS, en dialogue avec des membres du BRRN, septembre 2025

Au sein des comités de résistance, l’AGS a coordonné des actions anarchistes afin de les orienter vers des perspectives plus anti-autoritaire. Les comités de résistance étaient, dans une large mesure, le reflet des dynamiques propres à la société soudanaise — des éléments fondamentaux de solidarité et d’entraide, indispensables pour survivre dans un pays où l’État ne fournit aucune aide à sa population. Bien que cette base ait pu leur donner une certaine force, elle signifiait aussi qu’un travail était nécessaire pour leur fournir le pouvoir organisationnel et la vision nécessaires afin de défier l’État. L’AGS a, par exemple, œuvré pour élargir la nature de nombreux comités, les faisant passer de structures restreintes et hiérarchisées (président·e, vice-président·e, etc.) à des espaces ouverts à toutes et tous les habitant·e·s du quartier.

Les manifestants s’affrontent avec les forces de sécurité après le coup d’État militaire initié par le général Abdel Fattah al-Burhan en 2021.

Parallèlement au travail d’organisation pratique, l’AGS initia l’organisation de « cercles de réflexion » pour discuter des idées anarchistes et travailla à rendre les textes anarchistes disponibles en arabe. Les modestes cotisations des membres servirent à imprimer des brochures anarchistes et à organiser des événements universitaires.

Alors que les mouvements sociaux soudanais réussirent à renverser el-Beshir dès le mois d’avril, l’armée prit le contrôle du gouvernement et la lutte s’intensifia. Le 3 juin 2019, les forces gouvernementales menèrent un massacre lors d’une manifestation de sit-in à Khartoum, faisant plus de 100 morts et plus de 70 victimes de viol. Ce fut le plus grand d’une série de massacres durant lesquels de nombreux·ses manifestant·e·s et camarades furent assassinés·e·s par les forces de l’État. En réponse au massacre du 3 juin, les travailleur·euse·s déclenchèrent une grève générale qui paralysa le pays et força la direction militaire à négocier. C’est dans ce contexte, celui d’un pays au bord du gouffre et où les comités de résistance prenaient le contrôle de territoires, que l’AGS se révéla publiquement lors d’une marche massive à Khartoum le 30 juin.

Évidemment, l’AGS essuya un important contrecoup après s’être revendiquée publiquement comme organisation anarchiste. Mais parce qu’elle s’était ancrée dans les syndicats étudiants et les comités de résistance, et qu’elle était connue de ses camarades et voisin·e·s comme un groupe engagé portant des idées cohérentes, elle réussit à recruter de nombreux·ses nouveaux·elles membres. Beaucoup de jeunes, désillusionné·e·s par les faux choix présentés par les soi-disant dirigeants — y compris les communistes « de libération nationale » qui avaient soutenu la dictature — furent attiré·e·s par la position principielle des anarchistes en faveur de la liberté.

Néanmoins, l’anarchisme au Soudan n’a pas pu se développer librement bien longtemps. Le soulèvement populaire obtint une victoire historique en juillet 2019, forçant la chute de la dictature militaire et instaurant un gouvernement de transition civilo-militaire. Mais cette solution était intrinsèquement instable, et l’armée ainsi que les Forces de soutien rapide (RSF) menèrent une contre-révolution en octobre 2021, rétablissant une dictature absolument brutale. [1] Mais, là encore, cette solution se révéla aussi instable que fragile, et les RSF et les Forces armées soudanaises (SAF) ne tardèrent pas à s’affronter dans une lutte de pouvoir, déclenchant ainsi une guerre civile en avril 2023. Les tragédies qui dévastèrent le pays depuis lors furent trop profondes et nombreuses pour être détaillées dans ce récit.

Des membres lourdement armés des Forces de Soutien Rapide (RSF).

La guerre civile, dont les racines plongent aussi bien dans l’héritage du colonialisme britannique que dans les histoires locales de domination, est également une guerre pour la survie des Noir·e·s face à une tentative de génocide. Les pouvoirs en place au Soudan, en particulier les RSF, sont des suprémacistes arabes qui cherchent à dominer et à éradiquer les groupes ethniques soudanais à la peau plus foncée. Nos camarades rapportent que l’esclavage est perpétué contre les Noir·e·s au Soudan, et voient donc la lutte actuelle comme une lutte pour la libération face à un autoritarisme fondé sur le racisme.

Cette période de lutte acharnée contre le retour du pouvoir militaire a fait de nombreuses victimes, dont des camarades anarchistes comme Omar Habbash, médecin à El-Fasher, Sara, militante de premier plan à Khartoum, et tant d’autres. Les camarades, où qu’elles/ils soient, sont constamment menacé·e·s de prison — une détention qui, en règle générale, conduit à la mort dans le mois qui suit. Face à ces pertes, l’AGS reste déterminée à poursuivre la lutte avec dévouement et courage. Avec l’extension du conflit armé, les camarades anarchistes ont adopté deux approches principales : combattre aux côtés des milices de résistance indépendantes pour défendre la population contre les exactions des RSF et des Forces armées soudanaises, ou éviter la confrontation armée en semant des idées et en mobilisant les actions à la base afin de développer le mouvement. L’AGS soutient actuellement ces deux approches stratégiques.

Alors que le pays est déchiré par une guerre par procuration menée par des puissances extérieures comme les Émirats arabes unis et l’Égypte, déterminées à exploiter ses ressources naturelles, et que sept factions militaires différentes déchaînent la terreur sur les populations soudanaises, l’AGS a malgré tout survécu. Ses membres, dispersé·e·s comme réfugié·e·s internes ou parfois à l’étranger, parviennent à rester en contact et à coordonner leurs actions. Lorsqu’ils/elles le peuvent, ils/elles gèrent des cuisines communautaires, aident les réfugié·e·s à atteindre des zones sûres, fournissent des soins médicaux, soutiennent les résistances et continuent de diffuser de la propagande anarchiste.

Black Rose / Rosa Negra a coordonné des actions de solidarité avec l’AGS, en collaboration avec des organisations camarades au sein de la Coordination internationale pour l’anarchisme organisé (ICOA), notamment Die Plattform en Allemagne et l’Union communiste libertaire en France. Une campagne publique de levée de fonds a permis de récolter plus de 20 000 dollars pour aider l’AGS à acquérir une presse industrielle, destinée à la fois à diffuser de la propagande anarchiste et à assurer une autonomie économique sur le terrain. Bien que la presse d’impression ne soit pas encore pleinement opérationnelle en raison de lignes de front mouvantes et des vagues de répression continues, elle symbolise la détermination de l’AGS à poursuivre la lutte révolutionnaire anarchiste, considérée comme une nécessité pratique, même au cœur de l’une des pires catastrophes humanitaires de la planète.

Image de la presse d’impression achetée par l’AGS grâce aux fonds récoltés par la campagne de solidarité de Black Rose / Rosa Negra.

Les anarchistes au Soudan pensent que la solidarité internationale est cruciale pour mettre fin au conflit, en mettant particulièrement l’accent sur les puissances qui alimentent la guerre civile :

Combattre l’intervention étrangère dans la guerre au Soudan nécessite un soulèvement mondial des réseaux en lutte pour exposer les entités qui profitent du sang versé — non seulement au Soudan, mais dans toute la région. Idéalement, ce sont leurs propres populations qui devraient se dresser contre leurs gouvernements pour mettre fin à ce bain de sang, largement motivé par l’accumulation de richesse. Chacun·e peut contribuer à dénoncer ce crime de financement de la guerre dans son propre pays et sensibiliser les gens : la guerre au Soudan peut cesser si le soutien extérieur prend fin — et alors, la paix suivra.

— Membre de l’AGS lors d’un dialogue avec les membres du BRRN, septembre 2025.

L’objectif politique immédiat de l’AGS est la fin de la guerre et des massacres perpétrés par les RSF et l’armée. À plus long terme, le groupe continue de lutter pour surmonter les divisions tribales et ethniques exacerbées par le colonialisme raciste, afin de remporter la révolution sociale et de construire une société libertaire, féministe et autogérée au Soudan et en Afrique.

Pour nous, révolutionnaires issu·e·s de pays impérialistes, la réalité de nos camarades soudanais·e·s semblent bien éloignée. Pourtant, nous avons beaucoup à apprendre de leur expérience : leur insertion au cœur d’un mouvement populaire, la transformation de l’anarchisme en une pratique vécue et significative pour toute la classe ouvrière, leur action collective en tant que force politique influençant la lutte et leur détermination à poursuivre le combat anarchiste dans les conditions les plus difficiles… Tout cela devrait non seulement renforcer notre respect, mais aussi nous inspirer profondément.

Soutenir nos camarades au Soudan est essentiel pour tou·te·s celles et ceux qui souhaitent voir l’anarchisme redevenir un véritable moteur de libération mondiale.

—> pour les soutenir des liens sont disponibles dans l’article suivant : Déclaration d’un groupe anarchiste au Soudan Déclaration du porte parole du Groupe Anarchiste au Soudan à propos des massacres à El-Fasher

Note

Traduit de https://www.blackrosefed.org/intro-anarchist-group-sudan/

Notes

[1] Les Forces de Soutien Rapide (RSF) furent créées en tant que groupe paramilitaire principalement composé de membres des tribus Janjaweed. Auparavant, elles agissaient en tant que force auxiliaire de l’État soudanais et étaient utilisées par la junte militaire qui prit le pouvoir en 2019 pour réprimer violemment les manifestations populaires. Depuis 2023, elles sont en conflit armé avec les Forces armées soudanaises (SAF).

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