Portrait — Sciences

À 33 ans, l’ingénieure agronome s’est imposée comme l’une des voix les plus critiques de la loi Duplomb. Sur Instagram, Élise Bordet rend la science accessible pour donner envie aux citoyens d’agir pour la protection du vivant.
Vous avez peut-être vu passer sa vidéo au milieu de l’été, adressée à Gabriel Attal, qui a cumulé près de 6 millions de vues sur Instagram. « Je vous propose d’affronter au mieux des erreurs, au pire, des mensonges », lance-t-elle dans un grand sourire. Dans un discours mêlant rigueur scientifique et ironie, elle démonte un à un les arguments du Premier ministre d’alors pour justifier son vote en faveur de la loi Duplomb.
En moins de trois minutes, Élise Bordet a mis K.-O. le député macroniste. Par son intervention, l’ingénieure agronome de 33 ans est devenue l’une des figures scientifiques contre le texte qui prévoyait au départ de réautoriser l’acétamipride, un insecticide de la famille des néonicotinoïdes, avant la censure partielle du Conseil constitutionnel.
https://www.instagram.com/reel/DMIlBzptiEJ/embed/captioned/?cr=1&v=14&wp=503&rd=https%3A%2F%2Freporterre.net&rp=%2FElise-Bordet-une-scientifique-en-lutte-contre-la-loi-Duplomb-Elise-Bordet-la-scientifique#%7B%22ci%22%3A0%2C%22os%22%3A834%2C%22ls%22%3A380%2C%22le%22%3A820%7D
Tandis qu’un débat sans vote doit être organisé dans les prochaines semaines à l’Assemblée nationale sur cette loi, Élise Bordet, désormais suivie par 124 000 personnes sur Instagram, continue de se battre contre ce texte qui prévoit de faciliter la réalisation de mégabassines et l’agrandissement des élevages intensifs. Son arme : la vulgarisation scientifique.
« La loi Duplomb est volontairement complexe, plus c’est technique, plus les gens décrochent », dit la jeune femme installée dans un café du 11e arrondissement de Paris où elle tient tous ses rendez-vous professionnels. Vêtue d’une chemise blanche et d’un pantalon de costume noir, elle relègue notre vouvoiement aux oubliettes et après une gorgée de son infusion, elle reprend : « J’essaie de décortiquer tout ça afin que chacun puisse se faire son avis et décider d’agir. Si après avoir vu mes vidéos les gens se disent que cette loi est un scandale sanitaire, c’est une victoire. »
Bac +10
Effets cocktails des pesticides, conséquences de la loi sur l’élevage, souffrance des agriculteurs… Derrière ses vidéos, il y a des heures de travail : « Je regarde les études scientifiques, j’appelle des chercheurs spécialistes du sujet ainsi que des agriculteurs comme des betteraviers, je ne publie rien que je ne puisse pas sourcer. » De l’écriture du script au montage, en passant par le tournage face caméra, elle fait tout toute seule et n’en tire aucun revenu.
Sa parole est d’autant plus percutante qu’elle est légitime : après des études à l’école d’agronomie de Rennes, la jeune femme a réalisé sa thèse au sein d’AgroParisTech en deux ans et demi et a obtenu son doctorat en immunologie et virologie à 26 ans. Malgré la complexité du sujet — l’étude du système immunitaire du porc face à un virus —, elle s’est hissée jusqu’à la finale du concours « Ma thèse en 180 secondes » en 2018 et s’est ensuite inscrite à un master à l’université Paris-Descartes en intelligence artificielle et santé.
« Je rêvais de faire de la recherche dans le milieu de la santé depuis que j’étais petite », explique la trentenaire aux yeux noisette et cheveux châtains. Alors que sa carrière s’annonçait brillante, la « grosse bosseuse » y renonce à cause de la précarité ambiante. « Je me souviens que ma directrice de thèse m’avait dit : “C’est super que ton petit ami gagne bien sa vie, ton salaire de chercheur sera ton argent de poche”. Je ne me voyais pas faire dix ans de post-doc et ensuite batailler avec 250 autres chercheurs pour obtenir un poste à 2 000 euros brut. »
Enfance à la ferme
Une autre raison de ce refus est liée à son histoire familiale. « Pour continuer dans la recherche, il aurait fallu faire un post-doc à l’étranger. Mais je n’avais pas envie de trop m’éloigner de la Bourgogne, là où j’ai grandi. J’y retourne tous les mois. » Elle y retrouve son père, éleveur de bovins, qui a repris la ferme familiale. « Mes quatre grands-parents étaient paysans. Mon père est passionné par son métier, mais j’ai vu à quel point c’est difficile. Petite, c’est le salaire de ma mère, infirmière et manipulatrice en radiologie, qui nous faisait vivre. »
Raison pour laquelle ses parents ne les ont jamais encouragés avec son frère à reprendre l’exploitation. « Moi j’aurais adoré, mais soit tu entres dans le système de productivité intensive avec les pesticides, soit tu es paysan dans une approche plus respectueuse de l’environnement mais tu n’arrives pas à en vivre dignement. » La scientifique marque un silence, puis ajoute en colère : « Ce système enferme les agriculteurs et les pousse à faire des choix impossibles. » C’est dans cette culture familiale, entre la santé portée par sa mère et l’alimentation transmise par son père, qu’est née son envie de « comprendre le vivant ».
Terminé la recherche dans les instituts publics, donc. Mais Élise Bordet n’a pas abandonné pas son rêve de faire de la recherche. Direction le privé : elle fait un MBA au Collège des ingénieurs et rejoint le groupe Sanofi en alternance pour s’occuper de la stratégie data et intelligence artificielle au département thérapeutique et oncologie. Puis trois ans plus tard, à tout juste 28 ans, elle est nommée directrice de la stratégie et de l’innovation du groupe Seqens, spécialisé dans la production de principes actifs pharmaceutiques. « C’était passionnant, mais pas vraiment aligné avec mes valeurs », se souvient-elle. Elle reste deux ans, avant de partir. « Je me rendais compte que les données produites par la science n’étaient pas toujours prises en compte dans les décisions politiques. Il y avait un vrai fossé. »
Quitter la recherche pour mieux alerter
C’est là que germe une autre conviction : il ne suffit pas de produire du savoir, encore faut-il savoir le transmettre : comment faire passer un message scientifique quand les décideurs politiques n’ont pas de culture de la recherche ? « Aussi en étant une jeune femme à un poste de direction, ma parole n’était pas toujours prise au sérieux, l’enjeu pour moi c’était de rester moi-même tout en réussissant à faire passer des messages forts. »
C’est ce qu’Élise Bordet trouve sur Instagram. À partir du printemps, elle s’est mise à publier des vidéos humoristiques depuis son salon, après sa session de course à pied ou de boxe thaï, ou encore dans un ascenseur. D’abord sur le sexisme vécu dans l’industrie pharmaceutique, puis sur la précarité du monde de la recherche, le dérèglement climatique et finalement sur la loi Duplomb. « Au départ, quand j’ai commencé à me renseigner sur le dossier en avril, je me disais que c’était impossible que les parlementaires votent une loi aussi dangereuse, mais au fur et à mesure, je me suis rendu compte que la loi allait sans doute passer. »
La veille de l’adoption de la loi par les députés le 7 juillet, la vulgarisatrice scientifique a posté une vidéo d’elle en larmes où elle tente d’alerter sur la gravité de la situation. Elle y dénonce des parlementaires qui « piétinent la science » alors même qu’un consensus existe sur la dangerosité de l’acétamipride. La séquence, massivement partagée, dépasse les 700 000 vues.
« Le théâtre m’a appris à ne plus avoir honte de mes émotions tant qu’elles sont sincères. À ce moment-là, je n’aurais jamais trouvé les bons mots pour exprimer mon désarroi du passage de la loi Duplomb, donc j’ai accepté et montré ma tristesse pour tenter d’alerter. » Elle-même entourée d’amis artistes, elle trouve nécessaire de « passer par le sensible pour susciter une émotion et déclencher l’action. On ne changera rien si on reste enfermé dans les graphiques et les tableaux ».
C’est dans cette logique que la scientifique travaille actuellement à un documentaire sur la disparition des paysans. « L’idée c’est de montrer comment le modèle industriel a broyé les savoir-faire paysans, pourtant essentiels pour relever les défis climatiques. »
Scientifique responsable dans un monde désengagé
À côté de ce projet, celle qui a créé une entreprise pour accompagner les femmes à accéder aux postes de pouvoir, souhaite constituer un réseau d’ingénieurs agronomes. L’objectif : qu’elles et ils prennent la parole pour informer au mieux la population sur la transition écologique au regard des prochaines échéances électorales. « Je me sentais un peu seule sur les réseaux sociaux. Après mon appel, j’ai reçu des centaines de retours de professionnels », sourit la jeune femme, interrompue par un message sur son téléphone.
Prendre la parole publiquement ne va pas de soi : « Se mettre en avant, c’est quelque chose de difficile, surtout dans un milieu très masculin où ma légitimité est souvent remise en question. » Si elle n’a pas subi de cyberharcèlement massif après ses prises de parole, « il suffit de quelques messages pour passer une mauvaise nuit ».
Quoi qu’elle assume son exposition médiatique, Élise Bordet récuse l’étiquette de « scientifique engagée ». « Je suis juste une scientifique qui veut faire éclater la vérité, c’est le monde autour qui s’est désengagé. Défendre la science face à des décisions politiques contraires à l’intérêt général ce n’est pas du militantisme, mais une responsabilité. » C’est aussi ce qui l’a poussé à rendre mi-septembre sa médaille de l’Académie de l’agriculture reçue en 2020, l’institution étant restée silencieuse sur la loi Duplomb. « La neutralité devient complice quand elle s’exerce au détriment du vivant. »
Elle a décidé de ne pas limiter son expertise à la loi Duplomb. Vidéos sur les dangers du cadmium, l’arnaque du collagène, les perturbateurs endocriniens… « Il y a tellement de sujets à faire connaître. »

Commentaires récents