La gauche Tolkien

Préface du livre Tolkien contre les machines

par Sebastien Fontenelle
17 octobre 2025

Quiconque ne connaîtrait pas encore l’univers de Tolkien ne pourra, une fois lu le dernier livre de Sébastien Fontenelle, que s’y précipiter. Ceux et celles qui le connaissent l’aimeront encore plus. Voici, alors qu’il est impératif de s’armer, ou se ré-armer, intellectuellement et culturellement, contre le fascisme et pour sauver la planète, une lecture qu’il faut savourer puisque Sébastien Fontenelle nous propose, ni plus ni moins, dans son dernier livre, d’y voir « une source d’inspiration progressiste, notamment sur la question environnementale, devenue indissociable de la question politique ». Avant cela, toutefois, il fallait réfuter les lectures malhonnêtes, dénoncer les captations frauduleuses, singulièrement celles de l’extrême-droite. C’est ce que fait la préface, que nous reproduisons ici, le jour de la sortie du livre, que nous conseillons à tous-tes nos lecteurs-trics.

L’essayiste québécois Mathieu Bock-Côté a quitté son pays pour la France, où il mène une carrière d’éditorialiste dans la presse réactionnaire, qui goûte fort ses attaques contre la « civilisation islamique » et l’« immigration massive ». Il collabore principalement avec diverses rédactions de l’empire médiatique du milliardaire Vincent Bolloré. Il confectionne ainsi, pour Le JDNews, des chroniques hebdomadaires où il « ouvre les portes de sa bibliothèque » pour évoquer des livres qu’il juge importants.

L’une de ces compositions, publiée le 2 janvier 2025, avait pour titre : « La droite Tolkien », du nom de l’écrivain britannique John Ronald Reuel Tolkien, célébrissime auteur du Seigneur des anneaux. Cet article est intéressant, non en lui-même – il s’agit d’une grossière pièce de propagande dont le fond renvoie, nous le verrons, à de très fâcheuses références –, mais parce qu’il s’inscrit dans la déjà longue histoire des tentatives de récupération dont Tolkien fait l’objet, dans plusieurs pays « occidentaux », et à titre posthume, de la part de l’extrême droite. Voilà donc Bock-Côté qui apporte sa pierre à l’édifice de cette appropriation de l’œuvre tolkienienne, et qui déclare :

« Qui s’y aventure se plonge dans ce qu’on appellera le fond mythique de la civilisation européenne, un univers légendaire où une dimension fondamentale de l’existence se dévoile. »

Cette « dimension fondamentale », c’est l’« épopée », qui « arrache les hommes à leur contrée et les appelle à accomplir de grandes choses, car le sort du monde dépend d’eux ». Le chroniqueur – qui doit s’y connaître un peu, puisque sa geste personnelle lui a tout de même fait quitter son Québec natal pour gagner en avion (à réaction) les rédactions parisiennes où il officie désormais – défend donc avec ardeur l’élan de l’épopée, car, soutient-il :

« L’homme contemporain ne sait tout simplement plus se mettre en récit – il ne sait même plus que la mise en récit est une exigence vitale. »

Et pire encore : il peut même arriver que cet homme affaibli « se laisse piéger par la gauche qui veut réduire l’aventure humaine à une quête pour l’égalité, comme si elle rêvait toujours secrètement au communisme, ce rêve froid, atroce, d’envieux grégaires, qui prétend libérer l’homme en le mutilant ».

Au fond, c’est donc tout simple : si l’« homme contemporain » est aujourd’hui un être diminué – quelque chose comme un sous-homme –, c’est parce qu’il continue de croire en l’idéal d’un monde sans inégalités. Bock-Côté lui prescrit donc ce soin énergique, où il est question de régénération – et de fustigation des havres académiques du savoir :

« Pour renaître, il devrait renouer avec la grande tradition européenne, ce qui n’arrivera pas à l’université où on l’initiera plutôt à la déconstruction, à maudire ses pères. » Et pour cela, il pourrait se plonger dans l’œuvre de Tolkien.

L’essayiste québécois nourrit, lorsqu’il formule cette préconisation, un grand espoir : avec un peu de chance, « tout cela peut un jour se traduire politiquement en combat civilisationnel » – dans lequel « de grandes forces s’opposent », et où « c’est l’avenir de notre civilisation qui se joue alors que l’homme des temps présents est transformé en zombie errant, étranger à lui-même ».

Ce glorieux « combat », on l’aura compris, est donc peu ou prou celui du réveil d’une très ancienne Europe « mythique » contre le « communisme » égalitariste.

Un tel programme peut remémorer quelques très mauvais souvenirs : l’historien Johann Chapoutot, spécialiste du nazisme, rappelle que « la volonté de régénérer l’homme » était centrale chez les fascistes de la première moitié du siècle dernier [1].

Dans la suite de sa chronique, Bock-Côté se fait plus précis. Et il écrit :

« En Occident, ce combat civilisationnel prend plusieurs visages. C’est celui des hommes qui se sont levés, il y a une quarantaine d’années, pour alerter devant les vagues migratoires qui faisaient déjà penser aux grandes invasions d’autrefois. C’est celui de leurs héritiers, jeunes militants identitaires à l’existence de parias qui, à leur manière, répètent : “Vous ne passerez pas.” »

Les derniers mots de cette tirade renvoient explicitement à une scène devenue légendaire du Seigneur des anneaux, où le magicien Gandalf lance précisément à une terrifiante créature envoyée par les forces du mal un catégorique : « Tu ne passeras pas [2] . »

Cet avertissement, d’une certaine manière, résume l’argument du livre, qui est avant tout le récit d’une résistance à l’instauration d’une tyrannie dont nous verrons qu’elle rappelle, par maints aspects, le fascisme et le nazisme. Et c’est cette déclaration qui est asservie par Bock-Côté à un exercice de propagande réactionnaire sur lequel il faut s’attarder un peu.

D’abord – cela va de soi –, il importe de rappeler qu’il est, de longue date, parfaitement documenté que les « vagues migratoires » qui poussent des exilés vers ce que Bock-Côté appelle l’« Occident » ne sont en aucun cas les « grandes invasions » que décrivent les adeptes de la fantasmagorie du « grand remplacement [3] » ou d’une très imaginaire « submersion migratoire ».

Puis il faut entrer dans le détail de ce que suggère – sans l’assumer pleinement, puisqu’il se garde bien de citer le moindre nom – le plumitif réactionnaire lorsqu’il chante la gloire des « hommes qui se sont levés, il y a une quarantaine d’années, pour alerter devant » ce danger imaginaire.

Qui sont ces « hommes » ? Pour ce qui concerne la France, il s’agit principalement du cofondateur (avec un ex-Waffen SS) du Front national, Jean- Marie Le Pen, qui était en vérité seul ou presque, dans les années 1980, et avant que la droite dite républicaine et de larges pans de la gauche ne se lancent dans une longue entreprise de banalisation de cette propagande xénophobe, à faire de la fustigation de l’immigration l’un de ses fonds de commerce – il en exploitait quelques autres, qui lui valurent d’être plusieurs fois condamné pour antisémitisme et pour négationnisme.

Et qui sont les « jeunes militants identitaires » dont Bock-Côté célèbre les louanges ? Ce sont des activistes nationalistes et racistes, qui ne sont pas du tout « traités en parias », contrairement à ce qu’il prétend. Dans le monde réel, et parce que leurs idées sont de plus en plus répandues – grâce, notamment, aux médias qui œuvrent quotidiennement à leur normalisation –, nombre d’entre eux, loin d’être ostracisés, font carrière au sein d’une extrême droite parlementaire « dédiabolisée ».

Dans sa chronique sur la « droite Tolkien », Bock-Côté veut donc annexer l’œuvre de l’auteur du Seigneur des anneaux pour la mettre au service d’un projet politique dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est lourdement connoté. Ce raid n’a rien d’original : cela fait plusieurs décennies que l’extrême droite « occidentale », engagée dans ce qu’elle appelle une « guerre culturelle » qui dit en creux une intéressante jalousie, tente ainsi, comme si elle craignait de manquer d’intellectuels présentables, de récupérer Tolkien, en même temps qu’une longue série d’auteurs plus nettement progressistes – comme Antonio Gramsci, George Orwell ou Pier Paolo Pasolini, pour ne citer que ces trois-là.

C’est d’abord en Italie que cette offensive a été lancée dans les années 1970. Aujourd’hui encore : la première ministre postfasciste de ce pays, Georgia Meloni, qui tient que Mussolini fut « un bon politicien », manque rarement une occasion de citer l’auteur du Seigneur des anneaux – que son ancien ministre de la Culture Gennaro Sangiuliano, qui fut militant du Mouvement social italien [4], crédite quant à lui d’avoir « glorifié les valeurs de la tradition, de la communauté et de l’histoire à laquelle on appartient ».

En Italie, cette bataille prétendument culturelle est cependant loin d’être gagnée par la droite réactionnaire – grâce, principalement, au travail du collectif d’écrivains bolognais Wu Ming, dont un membre a produit, au fil des ans, pour contrer cette offensive, un considérable corpus démontrant son inanité [5].

Aux États-Unis aussi, l’extrême droite, arrivée au pouvoir dans les bagages de Donald Trump, instrumentalise Tolkien – qui bien avant cette misérable tentative d’appropriation fut pourtant, nous y reviendrons, ovationné par la gauche progressiste sur les campus américains. Le vice-président J.D. Vance, qui se présente comme un « grand fan » de l’écrivain, se plaît ainsi à prétendre que ce dernier l’a aidé à structurer son « conservatisme ». Vance a d’ailleurs nommé sa société Narya Capital, tout comme son mentor, le milliardaire d’extrême droite Peter Thiel, a appelé les siennes Palantir Technologies, Mithril Capital Management, Lembas Capital, Valar Ventures et Rivendell One LLC : des noms piochés dans l’univers tolkienien [6].

Toute œuvre (de fiction romanesque, en particulier) se prête à de multiples appropriations, interprétations et usages susceptibles de se contredire. Celle de Tolkien tout particulièrement – dont les ambiguïtés sont reconnues par nombre de spécialistes. Car oui, l’auteur du Seigneur des anneaux était un conservateur, loin par exemple de la célèbre autrice de fantasy Ursula K. Le Guin – d’ailleurs l’une de ses admiratrices – et de sa vision profondément féministe et sociale. Et non, la question des inégalités structurelles combattues globalement par la gauche n’est pas prise à bras-le-corps dans ses livres.

Mais son œuvre est une œuvre de fiction et, comme telle, elle nourrit nos imaginaires, nous projette hors du réel et nous aide à entrevoir d’autres mondes.

Il ne s’agit donc pas ici de faire l’impasse sur les ambivalences d’un écrivain certes difficile à enrôler dans les rangs de la gauche, mais bien de pointer la malhonnêteté des tentatives de captation de ses romans par la droite. Et de rappeler, après d’autres, que ces livres peuvent au contraire constituer, dans un moment d’extrême droitisation, une source d’inspiration progressiste, notamment sur la question environnementale, devenue indissociable de la question politique.

Les pages qui suivent, pensées à l’origine comme une brève réflexion, tout sauf exhaustive ou savante, sur l’apport de Tolkien à l’écologisme, restituent une expérience de lecture, et laissent évidemment ouverte la possibilité d’autres apprches. Elles voudraient tout de même montrer que Le Seigneur des anneaux, paru à une époque où le carbofascisme – cette alliance mortifère de l’idéologie réactionnaire et de la négation de la crise climatique – n’avait pas encore été identifié pour ce qu’il est, constitue, de fait, par-delà ses angles morts, et contrairement à ce que voudraient lui faire dire les réactionnaires qui ne l’ont pas compris, un réquisitoire implacable contre le totalitarisme et contre une industrialisation dont nous constatons aujourd’hui les immenses ravages.

P.-S.

Tolkien contre les machines est publié aux éditions Lux.

Notes

[1] Johann Chapoutot, Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe (1918-1945), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2013.

[2] J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, t. 1, La Fraternité de
l’anneau, Paris, Christian Bourgois, 2014, p. 418. Dans l’adaptation cinématographique du roman réalisée en 2001 par Peter Jackson,
cette admonition devient : « Vous ne passerez pas ! » Dans les deux cas, on pense évidemment au cri de ralliement des antifascistes pendant la guerre d’Espagne : « ¡No pasarán ! »

[3] Le « grand remplacement » des Européens « de souche » par
des populations immigrées.

[4] Parti néofasciste fondé en 1946 sur les ruines de la république de Salo

[5] Wu Ming 4, Difendere la Terra di Mezzo, Milan, Bompiani, 2023

[6] Gerry Canavan, « Tolkien Against the Grain », Dissent, vol. 72, no 1, hiver 2025, p. 11-15.

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