09 oct. 2025

Cristal Union, le deuxième groupe sucrier français, est confronté à une vaste contamination aux « polluants éternels », révèle Disclose, en partenariat avec France 3. Des champs de betteraves aux usines, l’ensemble de la chaîne de production est contaminée. L’industriel maintient l’opacité sur l’origine de la pollution, qui pourrait provenir des pesticides utilisés dans les champs.
Les paquets de sucre Daddy, présents dans deux foyers sur trois en France, c’est elle. Les quatre morceaux de sucre dans une canette de Coca-Cola, c’est encore elle. Et il y a de fortes chances pour que le sucre glace utilisé par la boulangerie-pâtisserie du coin sorte aussi de ses usines. Cristal Union est une entreprise méconnue, et pourtant incontournable. Premier fournisseur de sucre à l’industrie agroalimentaire française, 2,65 milliards de chiffre d’affaires l’an dernier… Le groupe est assis sur un or blanc : la betterave à sucre du nord et de l’est de la France. Mais cette matière précieuse est aujourd’hui frappée par un mal dont l’humanité prend peu à peu la mesure : les PFAS, des molécules chimiques ultra-persistantes dans l’environnement et toxiques pour la santé humaine.
Pour la première fois, Disclose et France 3 révèlent l’étendue de la contamination aux « polluants éternels » chez un géant de l’agroalimentaire. Des terres agricoles jusqu’aux betteraves, la chaîne de production de Cristal Union est infestée par ces substances toxiques. Pire, cette pollution se propage dans un cycle infernal. Car l’industriel se débarrasse de ses matières chargées en PFAS auprès d’agriculteur·ices partenaires, qui les déversent dans leurs champs. D’après notre enquête, le géant du sucre n’a pas pris la peine de les prévenir de la contamination. Même silence du côté des services de l’État : alertés en 2023, ils n’ont jamais communiqué publiquement sur cette pollution. Résultat : des produits vendus par Cristal Union, notamment les dérivés de la betterave destinés aux animaux, se retrouvent également contaminés. De quoi faire peser un risque sur l’ensemble de la chaîne alimentaire.
Pollution à perpétuité
Dans la plaine d’Arcis, à une trentaine de kilomètres au nord de Troyes (Aube), les arracheuses à betteraves ont sorti les griffes. Depuis début septembre, elles récoltent chaque jour jusqu’à 25 000 tonnes de racines blanchâtres, convoyées en camion vers le site de Cristal Union, à Villette-sur-Aube. Dans cette sucrerie et distillerie, les betteraves sont lavées, hachées puis chauffées pour être transformées en sucre. Mais voilà plusieurs années, des particules invisibles et toxiques se sont immiscées dans la chaîne de production.

Disclose et France 3 ont compilé les analyses de plus de 3 000 usines tenues, depuis 2023, de déclarer à l’administration leurs rejets de PFAS dans l’eau. Pour les mesurer, les services de l’État utilisent plusieurs indicateurs, dont l’AOF, pour « fluor organique absorbable ». À Villette-sur-Aube, le 6 novembre 2023, la sucrerie de Cristal Union a émis près de 125 kg d’AOF. Ce seul rejet hisse l’usine au troisième rang national. Bien plus bas dans le classement, les distilleries du groupe à Bazancourt (Marne) et Buchères (Aube) ont rejeté respectivement jusqu’à 125 g et 73 g d’AOF par jour. Sollicitée, la direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement de la région Grand Est (Dreal) précise que « les valeurs d’AOF mesurées par Cristal Union présentent une forte variabilité qu’il est difficile d’interpréter ». Pour y voir clair, les autorités ont donc pris un arrêté préfectoral « d’urgence » en mai 2024, et réclamé des analyses complémentaires.
Une molécule de la famille des PFAS, en particulier, est découverte sur le site de Villette-sur-Aube : le PFBA. Près de 3 grammes sont rejetés par Cristal Union en une seule journée fin 2023. Or, l’exposition à cette substance « a probablement des effets sur le développement, la thyroïde et le foie », d’après une revue de la littérature scientifique publiée en 2022 par l’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA).
La contamination aux PFAS a ceci d’inquiétant chez Cristal Union qu’elle est circulaire. Autrement dit, les eaux polluées de l’entreprise ne sont pas rejetées dans des canalisations ou des fleuves ; elles sont épandues sur quelque 22 000 hectares de champs appartenant aux agriculteur·ices du territoire, dans une trentaine de communes alentour. C’est le cas de Laurent, betteravier dans la région : « On n’a pas le choix, si personne ne débouche l’usine, demain, elle ne tourne plus ». Mais, comme à plusieurs agriculteur·ices interrogé·es par Disclose et France 3, Cristal Union lui a caché la présence de polluants éternels.
Plus de 500 analyses tenues secrètes
Or, les PFAS concentrés dans les eaux fournies aux betteraviers de la région s’introduisent dans les sols. Conséquence : ces polluants s’accumulent dans la terre accrochée aux légumes, qui sont ensuite acheminés dans la sucrerie de l’industriel à Villette-sur-Aube. C’est ce que dévoile un rapport de la Dreal, daté de juin 2025. Les fonctionnaires indiquent que les PFAS sont détectés « sur les flux entrants et d’origine agricole ».

Le rapport révèle aussi que Cristal Union a lancé en catimini une grande étude sur cette pollution, au printemps 2024. Elle a été confiée à l’université Reims Champagne-Ardenne, un établissement qui a par ailleurs noué des partenariats avec le fleuron local du sucre ces dernières années. Au total, pas moins de « 550 analyses » ont été réalisées dans les 13 usines françaises du groupe. Malgré leur intérêt public, ces résultats d’analyses restent confidentiels. Cristal Union a refusé de les communiquer à Disclose et France 3, se contentant d’affirmer « qu’une une étude sera publiée en fin d’année ». Même refus de la Dreal Grand Est et l’université publique. Cette dernière assure que ses résultats seront publiés « dans une revue scientifique à comité de lecture ». La direction de la communication dit aussi « se réserver le droit de mettre fin à un partenariat si le comportement d’un partenaire venait à compromettre l’indépendance ou la transparence du travail scientifique ». En attendant, le groupe sucrier continue de commercialiser des produits contaminés aux PFAS.
Des PFAS dans la chaîne alimentaire
Omniprésents dans la sucrerie de Villette-sur-Aube, les polluants éternels se diffusent-ils aussi dans le sucre Daddy, fabriqué sur place ? Interrogée, la Dreal Grand Est indique que l’analyse des « produits destinés à l’alimentation humaine ne sont pas [de son] ressort ». Elle s’en remet aux « analyses préliminaires » de l’industriel, selon lesquelles « les PFAS/AOF étaient absents dans le produit fini (sucre) ». Analyses confidentielles, que nous sommes priés de croire sur parole. La présence de PFAS a cependant été établie avec certitude dans les « co-produits » de la betterave vendus par Cristal Union.
Le sucre n’est en effet qu’un débouché parmi d’autres pour la betterave industrielle. « Rien ne se perd », résume un agriculteur de l’Aube. Ainsi des vinasses, des résidus obtenus lors de la distillation des légumes : l’usine de Villette-sur-Aube en fournit jusqu’à 55 000 tonnes par an aux exploitant·es du territoire, qui les utilisent comme engrais naturel. « Ça booste les plants de betteraves », relève Laurent, betteravier dans l’Aube. Ou de la mélasse, un sirop récupéré à l’issue du raffinage du sucre, revendu notamment aux fabricants d’aliments pour animaux. Ou encore des pellets, des morceaux de pulpe de betterave déshydratée, utilisés pour nourrir le bétail.
Problème, d’après le rapport de la Dreal de juin 2025 : « les vinasses et mélasses concentrent les PFAS et des traces de PFAS sont détectées dans les pellets ». Bien au-delà des eaux usées qui irriguent les champs, Cristal Union propage donc les polluants éternels par le biais de l’alimentation animale. Le tout, à une échelle industrielle : « 500 000 tonnes de pulpes de betteraves, de drêches [un co-produit du blé, NDLR] et de mélasse » devaient être commercialisées par l’entreprise en 2023. Disclose et France 3 ont contacté plusieurs éleveurs locaux, clients de Cristal Union. Tous affirment qu’ils n’ont jamais été informés des polluants éternels présents dans l’alimentation donnée à leurs bêtes. Interrogé, le groupe sucrier explique que « les points d’étapes [de ses analyses PFAS] n’ont pas vocation à être rendus publics » et que ses « clients, partenaires et agriculteurs utilisant [ses] eaux d’épandage seront les premiers à être informés des résultats ». Pendant ce temps, ces substances « se bioaccumulent dans le foie, le sang et les reins » des animaux terrestres, comme le souligne un rapport de l’institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) d’avril dernier, représentant un « potentiel de bioaccumulation des PFAS dans la chaîne alimentaire ».
L’hypothèse des pesticides
Reste une question en suspens : l’origine des PFAS détectés dans les usines de Cristal Union. Pour répondre aux questions de Disclose et France 3, le groupe a envoyé une porte-parole, ancienne lobbyiste de l’agence d’influence Thomas Marko & Associés, qui comptait comme clients 3M ou Solvay, deux sociétés impliquées dans des scandales de contamination cachée aux polluants éternels. « Cristal Union n’utilise aucun PFAS dans ses processus », affirme la communicante. Les PFAS détectés dans les terres peuvent « résulter de certaines pratiques agricoles » et « de l’épandage des eaux usées urbaines traitées en stations d’épuration », poursuit-elle. Et de conclure : « pour rappel, 80 % des papiers toilette contiennent encore des PFAS ». Une rhétorique reprise par un autre membre de la coopérative : « Les PFAS sont présents dans la terre qu’on ramène à l’usine et il y en a aussi sur vos ongles, dans le papier toilette… Il y en a partout sur vous ! »
Le papier hygiénique n’est pourtant pas la source de pollution privilégiée par les pouvoirs publics. Sollicitée, la Dreal Grand Est évoque plutôt une « origine de la présence de PFAS et d’AOF en lien avec l’activité agricole ». « Ça pourrait venir des matières actives qu’on met sur les cultures », avance, à demi-mot un betteravier qui fournit Cristal Union. Une manière polie de nommer les pesticides.
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Certaines substances épandues sur les cultures de betteraves appartiennent en effet à la famille des PFAS. Elles sont au nombre de dix, d’après notre analyse de la nomenclature européenne sur les produits phytosanitaires. En recoupant cette liste avec le registre national des pesticides, il ressort que 11 tonnes de ces produits ont été vendus dans le département de l’Aube en 2023.

« Il est possible qu’ils utilisent tellement de pesticides, depuis tellement longtemps, que l’eau finit par concentrer tous ces résidus, suggère Helmut Burtscher-Schaden, chercheur en chimie environnementale pour l’ONG autrichienne Global 2000 et membre du réseau européen Pesticides Action Network. Comme l’eau tourne en boucle, ces résidus ne peuvent plus être dégradés ». Le scientifique autrichien relève aussi que certains pesticides se dégradent en PFAS, notamment en TFA, la plus petite molécule de cette grande famille de composés chimiques, toxique pour le foie et la reproduction. « Il serait très pertinent de rechercher le TFA dans ces rejets industriels », complète Helmut Burtscher-Schaden.
L’entreprise en a décidé autrement. Elle confirme à Disclose et France 3 que le TFA ne fait pas partie des substances recherchées dans ses marchandises. « Trop cher et trop compliqué », reconnaît une source au sein de l’université Reims Champagne-Ardenne. « Quand on sait que des pesticides PFAS sont utilisés à un endroit et qu’on ne cherche pas le TFA, c’est qu’on ne veut pas le trouver », s’agace François Veillerette, porte-parole de l’ONG Générations Futures. Pendant ce temps, dans les plaines de l’Aube, Cristal Union se félicite des « conditions climatiques favorables ». Promesses d’une belle récolte de betteraves. Et de PFAS.
Enquête : Nicolas Cossic, avec Émilie Rosso (France 3)
Rédaction en chef : Pierre Leibovici
Édition : Mathias Destal
Fact-checking et analyse de données : Rémi Labed
Illustration de couverture : Caroline Varon
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