Dévaster les Champs-Elysées

Un sport de plus en plus populaire
Alessandro Stella

paru dans lundimatin#480, le 17 juin 2025

Dans la soirée du 31 mai 2025, puis le lendemain, les Champs-Élysées ont été le théâtre de « débordements ». Malgré un dispositif policier très conséquent, malgré la fermeture des stations de métro autour des Champs, malgré que les commerçants s’étaient prémunis en placardant leurs vitrines, « la plus belle avenue du monde » a été une nouvelle fois dégradée, défigurée. Des magasins pillés ou vandalisés, du mobilier urbain détruit, des policiers attaqués à coups de mortiers d’artifices, des voitures, des vélos, des poubelles incendiées.

C’était une soirée de fête et, malgré les empêchements et les mises en garde préfectorales, des milliers et des milliers de supporters du PSG s’étaient retrouvés sur les Champs pour célébrer leurs champions. Ce n’était pas la première fois. Depuis 1998 et la victoire de l’équipe de France aux mondiaux de football, c’est ici que les fans de foot ont pris l’habitude de venir pour faire la fête. Spontanément, le soir même, tout de suite après le match, sans attendre le défilé officiel, bien ordonné, du lendemain. Et, à chaque fois, « ça déborde ». Des fans de foot, à n’en pas douter. La preuve ? Le premier magasin saccagé et pillé a été un magasin de vêtements sportifs, Foot Locker. On peut imaginer la joie de ces passionnés de foot qui ont réussi à choper gratos un maillot à 150 euros ou une paire de chaussures à 300 euros.

Depuis 1998 c’est devenu un rituel. Depuis la victoire de l’équipe de France « black, blanc, beur », lors de la finale de la coupe du monde de foot, les Champs-Élysées sont envahis par une foule de supporteurs-fêtards. Venant fêter leur équipe, leurs idoles, des gens qui leur ressemblent, en lesquels ils s’identifient. C’était le cas après une victoire de l’équipe d’Algérie en juin 2014, puis en juillet 2019 et encore en décembre 2021. Sans oublier la célébration de l’équipe de France au Mondial de 2018. Depuis trois décennies, à chaque occasion que les exclus du jeu du pouvoir et de l’argent peuvent se diriger sur les Champs-Élysées, pour faire la fête et honorer des gens qui leur ressemblent et se sont imposés aux yeux du monde par leur bravoure (malgré leurs origines sociales défavorisées), les festivités tournent rapidement aux affrontements avec la police, aux dévastations et aux pillages.

Au cours de deux soirées de fête-émeute du 31 mai, environ 500 personnes ont été arrêtés à Paris, dont plus de 200 ont été déférés au tribunal et certains jugés en comparution immédiate. De la GAV au tribunal au gnouf, rapidos, accusés de dégradations, vol, résistance ou outrage aux forces de l’ordre. La plupart des accusés, indiquent les sources policières, ont entre 14 et 20 ans, beaucoup de mineurs. La grande majorité au casier judiciaire vierge, faisant des études, en formation en alternance ou jeunes travailleurs précaires. Quelques parisiens, mais le plus grand nombre venant de la proche ou lointaine banlieue.

Que les matchs de foot en particulier, les compétitions sportives plus en général (golf et tennis exclus, évidemment), puissent se terminer en bastons, ce n’est pas nouveau. Depuis les années 1970, les tifosis, les hinchas, les ultras, les hooligans, ont envahis les stades en y apportant leurs identifications, leurs clivages, leur rage. Au miroir des sensibilités et des enjeux de l’époque, comme les brigate rossonere au stade San Siro de Milan ou les brigate autonome de Livourne. Car, foin d’hypocrisies, l’histoire des compétitions sportives, depuis ses origines, nous dit que le sport est une autre façon de faire la guerre, de montrer et d’imposer sa force à l’ennemi.

Fêtards, ultras, délinquants, barbares

« Ils nous ont gâché la fête », ont titré des journaux sportifs. Pas d’indulgence pour les violents et les casseurs, il faut être sévères et leur appliquer des peines minimales, des peines plancher, sans sursis, ont réclamé à cor et à cri au Parlement les pères la morale (?) Gérald Darmanin (ministre de la Justice) et François Bayrou (premier ministre). Et la machine à broyer l’ennemi de l’intérieur suit inexorablement et impitoyablement.

Dans leur lecture des événements, policiers, juges, ministres et journalistes manient à la fois le politiquement correct, les allusions ciblées et la disqualification. Ils se gardent bien d’évoquer directement la couleur de la peau, ni les supposées origines ethniques ou la possible religion de ces jeunes émeutiers. Ainsi le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, déclare : « On a eu affaire à des gens qui n’étaient venus très majoritairement que pour piller et pour casser. C’était tout sauf des manifestations de joie sportive ». Le Monde [1]

[1] Le Monde, 12 juin 2025, p….

rapporte que le préfet tenait à mettre hors de cause les supporteurs du PSG, ultras compris, qui ne se seraient pas mêlés aux violences. Selon lui, les personnes interpellées venaient pour 70% des quartiers de petite et grande couronne, et un tiers se sont avérés être mineurs.

Une semaine après les faits, Le Journal du Dimanche se lâchait, faisant sa une au titre explicite « Que faire face aux barbares ? », et commentant : « Peut-être y avait-il des fans de foot parmi les émeutiers, mais il y avait surtout beaucoup de jeunes délinquants venus des banlieues parisiennes, et largement issus de l’immigration. Français pour la plupart, sans doute, mais d’ascendance extra-européenne » [2]

[2] Le Journal du Dimanche, 8 juin 2025,…

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Ces journalistes du dimanche ont-ils un seul instant pensé que l’on pourrait reprendre pêle-mêle leur propos par le suivant : « Parmi les troupes de l’armée française qui avaient participé au débarquement de Provence, le 15 août 1944, y avait-il peut-être des français d’ascendance ‘gauloise’, mais la grande majorité étaient des maghrébins et des africains, ‘indigènes de la République’ ».

Des « barbares », les a qualifiés le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. C’est qui donc ces nouveaux « barbares » ? Tout-le-monde sait que ce terme ancien désigne les étrangers, par leur langue, leurs coutumes, leur origine géographique. Depuis son invention gréco-latine, les « barbares » se caractériseraient aussi par leur cruauté, leur sauvagerie, contrairement aux personnes civilisées qui les nomment ainsi. Prononcé par Bruno Retailleau, le terme barbare résonne aussi des tintements de cloches d’église appelant les bons chrétiens à combattre les infidèles venant de la « barbarie », à savoir du Maghreb. Une résonance explicitée par Eric Zemmour : « les supporteurs du PSG qui ont cassé sont des « Barbaresques qui pillent, volent, s’ils peuvent violentent ». Le glissement de barbares à barbaresques en dit long sur qui est visé [3]

[3] Cette référence aux Barbaresques puise sans doute dans…

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Les Champs-Élysées, champs de bataille

La fête sportive qui dérape vers des saccages et des pillages, des affrontements avec les forces de l’ordre, des bastons avec les « commerçants et riverains » du quartier. Pourquoi donc « la plus belle avenue du monde » est devenue depuis quelques décennies le théâtre emblématique d’affrontements ? C’est que, de toute évidence, ce lieu symbolise l’espace du Pouvoir et du bonheur des riches. Même après leur mort, en suivant l’étymologie grecque des Champs-Élysées, à savoir « le Paradis des riches vertueux ». Du Palais de l’Élysée à l’Arc de triomphe, deux kilomètres d’étalement de richesses de toute sorte. Le prix de l’immobilier y est l’un des plus cher au monde, 15 à 20.000 euros le mètre carré. L’estimation totale de la valeur de l’avenue serait de 18 milliards, autant que le PIB du Mali ou du Burkina Faso, plus que celui de Madagascar, qui compte 30 millions d’habitants … Si l’on y ajoutait les rues et avenues adjacentes, du Faubourg Saint-Honoré aux douze avenues qui se rejoignent à l’Arc de Triomphe, la richesse concentrée dans ces « Beaux quartiers » devrait être équivalente à celle de la moitié du Continent africain.

Pendant longtemps, les Champs-Élysées ont été réservés aux célébrations nationales, aux victoires sur les ennemis. C’est ici que, le 26 août 1944, le général de Gaulle a célèbre la libération de Paris. Ici que, depuis 1981, avec la victoire de Mitterrand et la gauche au pouvoir, a lieu la célébration de la Révolution française, le 14 juillet. Auparavant elle se tenait à Bastille, République ou Nation. Une fête de la Révolution, à l’origine fête populaire dans des quartiers populaires, devenu un défilé militaire, où le peuple n’est plus que spectateur sur le trottoir [4]

[4] Sur l’histoire des Champs-Élysées, Ludivine Bantigny,…

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La seule manifestation politique autorisée à défiler sur les Champs, fut celle du 30 mai 1968 « contre la chienlit », rassemblement de tous les réactionnaires à l’insurgence de Mai 68. Autrement, jamais aucune manifestation syndicale ou de Partis de gauche, encore moins de gauchistes, n’a été autorisée dans cet espace réservé aux héritiers de l’ancien régime.

Pendant quelques années, de 2008 à 2017, la Mairie de Paris avait autorisé la tenue du Marché de Noël, promu par des forains. On pouvait donc aller se promener sur les Champs-Elysées, mangeant sur le pouce un hot-dog, une choucroute, un kebab, et buvant une pinte de bière ou un vin chaud. Mais en 2017 la Mairie de Paris (dirigée par la Gauche …) avait estimé que les animations et les produits vendus étaient ’de qualité médiocre’ et avait donc mis fin à son installation sur « la plus belle avenue du monde ». Il faut comprendre que pendant dix ans les riverains (c’est qui ?) et les commerçants des Champs avaient ferraillé avec la Mairie de Paris pour mettre un terme à cette insolence insupportable à leurs yeux : un mois durant, sous Noël en plus, les trottoirs de l’avenue étaient salis par des frites-merguez, empuantis par leurs odeurs, piétinés par la « vile populace ». Qui n’avait rien à faire là, point.

Et pourtant, à l’automne 2018, patatras. La bonne bourgeoisie des Champs a été bien surprise de voir déferler sous ses fenêtres les Gilets Jaunes. Samedi après samedi, pendant des mois, résidents, commerçants, clients habituels et touristes étrangers au portefeuille bien rempli, se sont sentis dépossédés de leur espace privilégié, horrifiés et dégoûtés par la simple présence de ces gens étrangers à leur vie aisée ordinaire. Surtout qu’en plus de venir sur les Champs en s’amenant des casse-dalle et des boissons dans leur sac à dos, sans strictement rien acheter sur place, l’outrecuidance de « ces gens-là » allait jusqu’à désigner les Champs et le Palais de l’Elysée comme les lieux de Pouvoir à abattre. Des mois et des mois pendant lesquels les Champs étaient devenus des champs de bataille, tous les samedis. Avec des policiers et des militaires de plus en plus violents, acculés à défendre les lieux des Pouvoirs et leurs patrons. Dans un crescendo qui avait culminé le 16 mars 2019, journée insurrectionnelle, quand des milliers et des milliers de personnes s’étaient mis à crier « Révolution, Révolution » et avaient saccagé tout l’après-midi les belles boutiques et les beaux restaurants.

Parions, facilement, que sous un gilet jaune, un blouson noir ou un maillot du PSG, les Champs-Élysées seront dans l’avenir encore plus le théâtre de la confrontation entre les nantis, les puissants, les méprisants, et les prolétaires, les discriminés, les opprimés qui se révoltent.

Alessandro Stella
Photo : Tulyppe

[1] Le Monde, 12 juin 2025, p. 10.

[2] Le Journal du Dimanche, 8 juin 2025, p.4.

[3] Cette référence aux Barbaresques puise sans doute dans la lointaine mémoire familiale des Zemmour, qui faisaient partie de ces colons espagnols, dont un nombre important de marranes, qui depuis le XVIe siècle s’étaient installés dans les presidios (Ceuta, Melilla, Oran et autres), avant-postes militaires de la civilisation chrétienne dans le Maghreb musulman. Rappelons que, bien avant la conquête militaire et la colonisation française, les places-fortes chrétiennes en Afrique du nord avaient servi pendant des siècles pour piller des biens, pour capturer et mettre en esclavage des hommes, des femmes et des enfants Barbaresques. Une haine très ancienne des colons pieds noirs.

[4] Sur l’histoire des Champs-Élysées, Ludivine Bantigny, « La plus belle avenue du monde ». Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées, Paris, La découverte, 2020.

https://lundi.am/Devaster-les-Champs-Elysees

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