Entretien exclusif Greta Thunberg-Rima Hassan, en route vers Gaza

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Entretien exclusif Greta Thunberg-Rima Hassan, en route vers Gaza

Dans cet entretien croisé exclusif, Greta Thunberg et Rima Hassan racontent leur traversée vers Gaza. Elles disent leur solidarité avec le peuple palestinien, la menace d’interception par la Marine israélienne et la lutte contre l’indifférence mondiale.

En Méditerranée, un voilier défie l’ordre du monde. Le Madleen, affrété par la Flottille pour la liberté, vogue vers Gaza avec à son bord deux passagères de premier plan : Greta Thunberg, militante écologiste suédoise, et Rima Hassan, eurodéputée franco-palestinienne. Leur mission : rompre le blocus israélien en livrant une aide humanitaire symbolique – nourriture, matériel médical, produits pour enfants – à une population dont 100 % sont aujourd’hui menacées de famine, selon l’ONU. Et, briser le silence face à ce qu’elles n’hésitent pas à nommer un génocide.

Mais la traversée du Madleen se fait sous haute tension. L’armée israélienne pourrait intercepter le navire dans les prochaines 48 à 72 heures, soit d’ici au lundi 9 juin. Amnesty International dénonce par avance un blocage « injustifiable » dans un contexte d’effondrement humanitaire absolu. En mer, les passagers du voilier ont déjà dû détourner leur route pour secourir des réfugiés soudanais à la dérive, tandis que des drones ont survolé le bâtiment à plusieurs reprises. En arrière-plan, le spectre du Mavi Marmara plane : en 2010, une précédente flottille avait été prise d’assaut par des commandos israéliens, causant la mort de neuf militants. Il y a un mois à peine, un autre navire humanitaire, le Conscience, était bombardé par des drones israéliens, au large de Malte. Selon Arrêt sur images, aucun des 30 membres de l’équipage n’avait été blessé, mais la mission avait avorté.

Depuis les flots, alors qu’elles étaient vendredi soir au large des côtes grecques, Greta Thunberg et Rima Hassan ont livré à Reporterre un grand entretien exclusif. Elles y croisent leurs luttes – écologie, justice globale, droits humains – et donnent à entendre la voix de celles et ceux qui refusent de détourner le regard.

Reporterre — Vous venez de différents combats – l’une pour la justice climatique, l’autre pour les droits humains et la Palestine. Qu’est-ce qui vous a réunies sur cette flottille vers Gaza ?

Greta Thunberg – Ce qui m’a poussée à monter à bord, c’est d’abord une réaction humaine. Voir les images de Gaza, entendre les témoignages, et sentir que je devais faire quelque chose. J’ai, pour une raison ou une autre, une plateforme, de la visibilité. Et si je peux l’utiliser en étant présente sur ce bateau, en amplifiant la cause palestinienne, alors je dois le faire. Parce que je tiens à la justice. Et je ne peux pas rester à regarder un génocide se produire sans agir.

Rima Hassan – C’est vrai que nos parcours militants sont assez différents, mais ni elle ni moi ne portons nos luttes de manière cloisonnée. Elle aborde la question climatique dans sa dimension globale, et cette vision globale inclut aussi les luttes décoloniales. Parce qu’un projet colonial, c’est aussi un projet de destruction de la terre, du lien entre les peuples et leur environnement. C’est ce qui est arrivé – et continue d’arriver – au peuple palestinien.

À Gaza, la notion d’écocide est aujourd’hui largement documentée. L’ONU a rappelé qu’il ne reste que 5 % de terres cultivables, à cause des destructions causées par le régime israélien. Et de mon côté, les droits humains ne peuvent pas être dissociés des luttes écologistes ou de la dénonciation d’un capitalisme néolibéral qui repose sur une exploitation infinie des humains comme des ressources.

Il y a beaucoup de passerelles entre son engagement et le mien. La cause palestinienne concentre à elle seule une série de luttes : pour la terre, pour la dignité, contre l’apartheid, contre la colonisation, contre un génocide en cours. Il était assez logique que l’on se retrouve toutes les deux sur cette flottille.

Greta Thunberg : « Il s’agit de livrer une aide humanitaire vitale mais modeste, aujourd’hui bloquée par Israël, et de tenter de briser le siège, d’ouvrir un corridor humanitaire »

En étant physiquement présentes sur ce bateau, quel message souhaitez-vous faire passer aux gouvernements, aux institutions, mais aussi aux citoyens du monde entier ?

Greta Thunberg – Nous voulons avant tout attirer l’attention sur la crise humanitaire qui est infligée à la Palestine, à Gaza. Il s’agit de livrer une aide humanitaire vitale mais modeste, aujourd’hui bloquée par Israël, et de tenter de briser le siège, d’ouvrir un corridor humanitaire.

Rima Hassan – Le message est très simple. Conformément à ce qui a été rappelé par des rapporteurs spéciaux de l’ONU, les eaux contrôlées par Israël sont en réalité des eaux palestiniennes, et même sous occupation. Les Palestiniens ont le droit de recevoir de l’aide humanitaire par voie maritime.

Nous demandons donc aux États, aux gouvernements mais aussi aux citoyens de se mobiliser pour garantir un passage sécurisé à la flottille. Ce que nous espérons, c’est une protection : un engagement international pour que cette aide puisse arriver à destination, sans interception ni attaque de la part des forces israéliennes.

Greta Thunberg – C’est aussi, plus largement, un geste de solidarité et d’espoir : nous voulons montrer que nous sommes aux côtés du peuple palestinien dans sa lutte pour la justice, que nous ne détournons pas les yeux. Nous voyons ce qui se passe, et nous avons promis d’agir. Nous tiendrons notre promesse.

Comment se déroule la vie quotidienne à bord quand on défie directement des intérêts géopolitiques si puissants ?

Rima Hassan – Le quotidien est particulier parce qu’on ne se connaissait pas tous avant, et que nous sommes tous loin de nos repères et de nos proches. Mais une chose est sûre : on est très soudés, rassemblés autour de convictions communes.

À bord, les profils sont variés : un médecin, deux ingénieurs, des journalistes, des membres de la coalition de la flottille, mais aussi d’autres personnes engagées. C’est très riche humainement, parce que cela montre à quel point des gens venus d’horizons très différents peuvent se rejoindre autour d’une cause commune – ici, la lutte pour la Palestine.

Greta Thunberg – La vie à bord suit un rythme assez simple, avec des gestes du quotidien : on travaille, on s’efforce de continuer à faire passer notre message, notamment à travers des interviews. Mais, dans un contexte très particulier.

L’ambiance est plutôt calme, les esprits sont très positifs. Nous sommes heureux d’avoir enfin pu appareiller, après avoir surmonté l’un des principaux obstacles : les blocages administratifs et diplomatiques mis en place sous pression israélienne. C’est un vrai soulagement.

Bien sûr, on reste attentifs aux informations venant d’Israël. On se prépare à différents scénarios, d’attaques ou d’interceptions, avec des formations à la non-violence. Et puis, on ressent beaucoup de reconnaissance pour le soutien massif que nous recevons de partout dans le monde.

Greta Thunberg : « Nous avons conscience des risques, nous les avons évalués, et pourtant nous avons choisi d’embarquer. Parce que le vrai danger, c’est le silence. »

Par le passé, d’autres flottilles ont déjà été attaquées ou sabotées. Comment gérez-vous les risques liés à cette mission ?

Greta Thunberg – Nous avons conscience des risques, nous les avons évalués, et pourtant nous avons choisi d’embarquer. Parce que le vrai danger, c’est le silence. Face à un génocide, face à l’injustice et à la famine de plus de deux millions de personnes, ne rien faire est plus effrayant que tout ce qui pourrait nous arriver sur ce bateau.

Rima Hassan – Depuis 2011, des flottilles ont tenté d’atteindre Gaza, et ont souvent été bloquées ou attaquées par Israël. Nous savons à quoi nous nous exposons. Mais ce que nous risquons ici est dérisoire comparé à ce que vit le peuple palestinien depuis plus d’un an et demi : une pluie de bombes qui s’abattent quotidiennement.

Et les menaces et moqueries – comme celle du sénateur étasunien Lindsey Graham, qui a déclaré : « J’espère que Greta et ses amis savent nager » ?

Greta Thunberg – Elles en disent long sur leur vision du monde. Se moquer de personnes qui tentent d’agir, plutôt que de remettre en question leur propre complicité dans ce génocide, c’est révélateur de leur racisme et de leur lâcheté. En tout cas, nous nageons bien.

Rima Hassan — Nous avons une responsabilité — citoyenne, politique, morale. Je suis sereine avec ça. Je me sens au bon endroit, avec les bonnes personnes, au service d’une cause juste.

Votre engagement pour la Palestine a fait de vous des cibles. Greta, votre soutien à la Palestine a déclenché des accusations d’antisémitisme, notamment en Allemagne. Rima, votre nom a été inscrit sur un missile israélien

Rima Hassan – Depuis que je suis entrée en campagne, j’ai fait face à de nombreuses attaques – menaces de mort et de viol, effectivement mon nom inscrit sur des bombes par des soldats israéliens, tentatives de discrédit politique –, souvent liées aux batailles entre la gauche, la droite et l’extrême droite.

Honnêtement, je n’y accorde plus beaucoup d’importance. Ce qui compte, c’est ce qu’on fait ici, maintenant. On préfère consacrer notre énergie aux soutiens, aux alliances, à toutes les synergies qui existent autour de nous – plutôt que de perdre du temps à répondre à ceux qui cherchent juste à nous faire taire.

Greta Thunberg – Je suis habituée aux critiques. Depuis mes 15 ans, chaque jour, peu importe ce que je fais, sous tous les angles, on m’attaque. Et si on ne trouve rien, on invente – comme ces accusations d’antisémitisme depuis que je m’implique dans cette lutte.

Mais quand nous disons que nous luttons pour la justice, cela inclut évidemment toutes les formes de lutte contre les oppressions : contre l’antisémitisme, l’islamophobie, l’afrophobie, le sexisme… toutes les discriminations. Nous défendons une seule chose : l’idée que personne ne vaut plus qu’une autre à cause de ses origines. Cela vaut pour tout, y compris pour la cause palestinienne.

Et à vrai dire, je vois ces attaques comme la preuve que nous sommes efficaces. Si ce qu’on faisait n’avait aucun effet, ils ne perdraient pas leur temps à nous menacer, nous calomnier ou nous discréditer.

Rima Hassan : « Cet écocide est une destruction délibérée, non seulement du groupe social palestinien, mais aussi de son environnement, de tout ce qui lui permet de survivre. »

Climat, Palestine : dans vos luttes, les faits sont connus, il y a eu des mobilisations – mais les gouvernements restent inactifs, voire complices d’une aggravation de la situation. Y voyez-vous un même type d’échec systémique ?

Greta Thunberg – Oui, les parallèles sont nombreux. Que ce soit la crise climatique, le génocide en Palestine ou d’autres crises humanitaires, toutes découlent de systèmes qui sacrifient la grande majorité des êtres humains – et de la planète – au profit d’une minorité. Une minorité qui tire profit de cette exploitation et qui cherche à maintenir son pouvoir géopolitique, coûte que coûte. Ce qui se passe en Palestine n’est pas seulement un génocide, c’est aussi un écocide, comme Rima l’a dit plus tôt. Et l’écocide est une méthode de guerre terriblement efficace, comme les Palestiniens le savent trop bien.

Rima Hassan — Cet écocide est une destruction délibérée, non seulement du groupe social palestinien, mais aussi de son environnement, de tout ce qui lui permet de survivre. C’est une attaque contre la terre, contre le lien au vivant, une stratégie de guerre pour rendre Gaza inhabitable.

Au fond, ce que l’on voit, c’est un même système. Un continuum. Que ce soit sur le climat ou sur la Palestine, les gouvernements sacrifient l’intérêt général au profit d’intérêts privés – contrats d’armement, alliances avec des régimes criminels, soutien aux multinationales. L’intérêt général du peuple français, c’est de vivre dans un pays qui respecte le droit international, qui agit face à l’urgence climatique, qui prépare un avenir viable pour les générations futures. Mais ce qui domine aujourd’hui, c’est l’hypocrisie, l’abandon de ce bien commun. Et dans les deux cas, c’est la même logique qui détruit.

Le «  Madleen  » a son départ du port italien de Catane, le 1er juin 2025. © Salvatore Allegra / Anadolu / Anadolu via AFP

La question palestinienne a pourtant provoqué des divisions au sein de certains espaces militants – par exemple au sein de Fridays for Future. Pourquoi pensez-vous que ce sujet est si polarisant, même parmi des personnes engagées pour la justice ?

Greta Thunberg — Il faut le dire clairement : on ne peut pas se dire militant pour la justice climatique tout en fermant les yeux sur les souffrances des peuples marginalisés aujourd’hui. Sinon, c’est de l’hypocrisie. Ou du racisme. Soutenir la Palestine est perçu comme clivant parce que cela remet en cause un certain statu quo. C’est bien plus facile de simplement dire qu’il faut sauver la planète. Certaines personnes tiennent davantage à leur réputation, à rester populaires et à ne pas sortir du cadre dominant qu’à affronter ce qu’il faudrait vraiment remettre en question.

Rima Hassan — Ce qui se joue aujourd’hui, c’est notre capacité à reconnaître pleinement la dimension globale de la lutte palestinienne. C’est-à-dire : admettre que ce peuple a un droit urgent, absolu, à l’autodétermination. Les désaccords qu’on observe dans les cercles militants viennent souvent de là : entre ceux qui cherchent à imposer un chemin aux Palestiniens – à dicter les modalités de leur lutte – et ceux qui adoptent une approche plus large de libération, de décolonisation, et d’un rapport critique à la nature même de l’État israélien.

Pour certains, Israël reste un État légitime, un interlocuteur avec qui dialoguer. Pour d’autres, dont je fais partie, c’est un régime colonial à sanctionner très fermement. Ce débat n’est pas nouveau. On l’a vu dans les mouvements contre l’apartheid en Afrique du Sud : il y avait aussi des désaccords stratégiques, politiques. Et c’est sain. Ça fait partie de la vitalité démocratique de ces grandes luttes.

Moi, je ne vois pas de problème à ce qu’il y ait des divergences. Au contraire, je trouve ça nécessaire, tant qu’il y a des espaces où ces idées peuvent se confronter, se discuter, parfois se convaincre.

Mais, ce sur quoi je ne transige pas, c’est sur un principe fondamental : les Palestiniens ne sont pas des sujets à guider ou à éduquer. Ils ont toute la légitimité de structurer leur propre lutte, de décider de leurs stratégies, de dire ce qu’ils veulent. En tant qu’alliés, notre rôle n’est pas de les diriger, mais de les soutenir, les écouter, les accompagner.

Rima Hassan : « Nos luttes sont ciblées, visées, réprimées pour ce qu’elles défendent au fond : la justice, la dignité, les droits fondamentaux. »

En France, des mouvements comme Les Soulèvements de la Terre s’opposent à la destruction écologique tout en rejoignant des luttes plus larges contre l’autoritarisme et l’extrême droite. Avez-vous le sentiment qu’un mouvement transnational est en train d’émerger – de la France à la Palestine – contre les oppressions et les dérives autoritaires ?

Greta Thunberg — Oui, c’est absolument crucial. Nous faisons face aux mêmes systèmes oppressifs : ils exploitent les peuples comme la nature, sans limite. Et c’est en unissant nos luttes qu’on devient plus forts. Dans le mouvement pour la Palestine, par exemple, on a partagé nos ressources, nos forces, nos réseaux.

Rima Hassan — C’est en tout cas essentiel de faire ces liens. En France, on mène une véritable guerre aux luttes, notamment écologistes – souvenez-vous, quand Darmanin a parlé d’« écoterrorisme ». Et pour discréditer ces combats, le pouvoir utilise des procédés autoritaires, qu’on retrouve aussi dans la répression du mouvement propalestinien.

Il faut donc élargir la bataille. Ce qui est en jeu, c’est la démocratie elle-même, face aux alliances qui sont nouées avec l’extrême droite, face aux sacrifices de nos droits et libertés. Nos luttes sont ciblées, visées, réprimées pour ce qu’elles défendent au fond : la justice, la dignité, les droits fondamentaux.

Pour finir, comment allez-vous ? Avec Gaza, l’effondrement climatique, la montée de l’extrême droite… qu’est-ce qui vous fait tenir ?

Rima Hassan — Je suis fatiguée. On est fatigué. Physiquement, émotionnellement. On dort peu, parfois on est réveillées par des drones, les alarmes… Et nos journées sont très longues. Mais malgré tout ça, je me sens au bon endroit, avec les bonnes personnes. Et donc, paradoxalement, dans ce chaos, plutôt sereine. Et je vais mieux qu’il y a un an. Parce que je vois des choses bouger. Les discours changent. Des sanctions tombent. [1] C’est encore très lent, très dur, mais c’est une première victoire. La bataille commence à porter ses fruits. Et ça nous donne la force de continuer.

Greta Thunberg — Comment je vais ? (elle rit) C’est une bonne question. Je ressens surtout une profonde responsabilité morale de faire tout ce que je peux. J’ai énormément de privilèges : je suis blanche, je vis en Suède. Je n’ai pas à me réveiller chaque matin en devant lutter pour mon droit – ou celui de ma famille, de mon peuple – à simplement exister. Et ce privilège implique une immense responsabilité. C’est à partir de ça que j’essaie d’agir.

Il n’y a tout simplement pas d’autre choix. Une fois qu’on sait ce qui est en jeu, on ne peut pas faire comme si de rien n’était. En tout cas, moi, je ne peux pas moralement justifier de ne rien faire. Bien sûr, il m’arrive de me sentir dépassée, de perdre espoir face à l’état du monde. Mais à quoi bon s’abandonner au désespoir ? Ça ne sert à rien de rester assise à ruminer alors que je pourrais être dehors, à agir.

Tant que je fais tout ce qui est en mon pouvoir, c’est le meilleur remède, je crois, contre l’angoisse – qu’elle soit liée au climat ou à tout le reste. Mais rien de tout cela ne serait possible sans les communautés qui m’entourent, sans les personnes qui partagent ces valeurs avec moi.

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