Actuel Proudhon

Article mis en ligne le 2 juin 2025

par F.G.


■ Pierre ANSART
NAISSANCE DE L’ANARCHISME
Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme

Préface de Freddy Gomez
L’échappée, « Versus », 2025, 384 p.

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L’anecdote est savoureuse, aussi je la partage. En 2020, je fis partie du jury d’un modeste prix littéraire. Le grand prix fut attribué à Jean Rouaud pour son essai L’Avenir des simples [1]. Dans son texte, Rouaud dépeignait notre détestable époque soumise à la voracité des « multi-monstres » : les multinationales. Converti au véganisme, l’écrivain se faisait le héros de la cause animale, pourfendant l’inhumanité de l’agro-industrie.

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Las, le premier repas collectif auquel fut invité le Goncourt cuvée 1990 fut constitué à 100% de charcutaille et de barbaque. Pas une feuille de laitue sur la table. Pire : l’entrée s’était étirée lors d’une interminable cargolade au cours de laquelle des kyrielles d’escargots avaient été occis et enfourchés dans une indifférence généralisée. Comment un tel couac avait-il pu être possible ? Je me souviens avoir observé Rouaud durant le repas, impassible et muet, attendant qu’on lui amène un triste bout de tarte végétale, tandis que nous bâfrions, insouciants, des montagnes saignantes de saucisses et coustellous de porc. J’imaginais ses pensées : était-ce là vile provocation ou bien était-il vraiment tombé dans le tréfonds d’une viandarde plouquerie ?

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L’Avenir des simples, j’avais pas aimé – même si sur le fond je partageais nombre des constats posés par son auteur. Mais quelque chose mêlant surplomb moralisant et antipathie posturale m’avait lourdement gavé dans ce livre. Surtout, j’avais pas digéré un bref passage où, revisitant quelques vieilles barbes du XIXe siècle, Rouaud avait cancellé le « père de l’anarchie » par cette brutale et définitive sentence : « ce gros con antisémite de Proudhon ». C’est donc d’un commun accord avec ma compagne que notre exemplaire de L’Avenir des simples atterrit dans la boîte à lire du village entre L’Anneau de Cassandra de Danielle Steel et une édition mâchouillée du Malade imaginaire.


Un sociologue de la question sociale

Proudhon, donc. Après son antisémitisme, sa bien connue misogynie et son onfrayenne récup’ achèveraient presque de condamner le penseur aux bauges de l’infréquentable. Faut dire que la fièvre postmoderne, coupée de toute visée historiciste, excelle dans l’art du tri sélectif et des condamnations morales. Fort heureusement, quand le philosophe et sociologue Pierre Ansart (1922-2016) publie, en 1970, Naissance de l’anarchisme, sous-titré Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme, il est à dix mille lieues de notre pauvre présent. Un demi-siècle plus tard, les éditions L’échappée sortent ce texte majeur de l’oubli dans une réédition préfacée par Freddy Gomez. Ce dernier, reconnaissant le caractère « difficile et contradictoire » de l’œuvre de Proudhon, met le doigt sur l’essentiel : s’il est un fait important à retenir de l’approche de Pierre Ansart c’est qu’elle a « su lier la sociologie de Proudhon aux temps et aux conditions historiques où elle fut produite, corrigée, amendée, élargie ». Le texte d’Ansart procède, en effet, d’une intuition particulièrement féconde : celle visant à prendre, selon les mots de l’auteur, « pour point de départ l’hypothèse qu’un créateur participe de sa collectivité et de son époque et que celles-ci orientent, souvent à son insu, sa propre création ».

Né à Besançon en 1809 et mort à Paris en 1865, on ne comprend rien à l’œuvre de Proudhon si l’on ne tient pas compte du contexte dans lequel le bonhomme a grandi. Des oies blanches pourront bien rétorquer que « contexte » ne vaut pas « excuse » et que tous les penseurs contemporains de Proudhon n’étaient pas forcément « antisémites » ou « misogynes ». C’est un fait. À cela près que si les mots ont un sens, ils l’ont d’abord en fonction de l’époque dans laquelle ils circulent et des forces politiques et sociales qui les instrumentalisent. L’objet de cette recension n’étant pas de nous appesantir sur ce point hautement inflammable, passons à l’essentiel : à savoir que cette première moitié du XIXe siècle fut ce moment clé où apparut la question qui obséda Proudhon, celle-là même qui devrait tous nous mettre d’accord : la question sociale.

Sur fond d’empires finissants et renaissants, de restaurations monarchistes et d’éphémères poussées républicaines, les journées insurrectionnelles y enchaînent leurs séquences. Liberté, égalité, fraternité, le triptyque de feue la Grande Révolution demeure un mirage aux alouettes quand la journée de travail fait quinze heures et que des minots de dix ans triment dans les bassins miniers du Nord ou dans les ateliers textiles lyonnais. Les corporations ayant été liquidées, la loi Le Chapelier (1791) ayant interdit toute possibilité de « coalitions », les travailleurs se retrouvent seuls face à la puissance patronale. Officiellement, la force de travail se contractualise librement, officieusement un libéralisme désentravé impose un nouveau genre de servage. Tandis que les masses prolétarisées commencent à s’entasser dans des fabriques, les premiers socialismes se théorisent et se concurrencent. Certains portent déjà en eux le germe centralisateur et autoritaire ; d’autres défendent le principe d’une révolution sociale initiée par le bas. Proudhon sera de ces derniers, opposé par exemple au journaliste Louis Blanc (1811-1882) accusé « de prôner un communisme autoritaire où le producteur ne devrait qu’obéir à un pouvoir gouvernemental » ou à l’industrialisme saint-simonien, sorte de « proto-macronisme » vantant la soumission heureuse à un gouvernement de technos en vue d’un progrès partagé. Avec un flair redoutable, Proudhon comprend qu’un changement de personnel politique, même animé des meilleurs intentions progressistes ou planificatrices, ne changera rien au sort des nouveaux prolétaires. Dans son agenda révolutionnaire, la question politique viendra toujours après « la “question sociale” et en fonction de celle-ci ».

« Vivre en travaillant ou mourir en combattant »

C’est dans ce terreau instable et conflictuel où la révolution industrielle ré-agence les communautés humaines en fonction de nouveaux impératifs productivistes que Pierre Ansart cherche les homologies à partir desquelles Proudhon va bâtir son œuvre et sa pensée. À ce titre, Naissance de l’anarchisme vaut d’abord pour sa consciencieuse méthode. L’idée est celle-ci : pour construire sa pensée, toujours singulière et en mouvement, l’auteur du célèbre « la propriété, c’est le vol » va puiser dans le réel de son temps. Notamment dans les pratiques ouvrières. Ces « homologies » sont à la fois sources d’inspiration et concordances ; elles sont surtout la mise en place de pratiques autonomes, ferment de ce que bien plus tard on nommera « autogestion ». Pierre Ansart les classe en trois parties : homologies des structures économiques, des pratiques et des visions du monde. Ces en-têtes globaux et techniques ne doivent pas tromper : dans chacune de ces parties, Ansart nous régale. D’abord parce qu’il n’oublie jamais de nous raconter l’époque en rapport avec la thématique abordée, ensuite parce que son art de la démonstration suit toujours un parcours finement construit. Les hypothèses sont creusées et évaluées afin de cerner au plus près les contours de cette « anarchie positive » prônée par Proudhon, théorie hybride et généreuse jamais vraiment stabilisée qui doit composer avec les survivances du monde féodal et les nouveaux rationalismes libéraux. Proudhon n’est pas un utopiste adepte de la tabula rasa et sa pensée suit un fil rouge : que les classes laborieuses conservent la pleine maîtrise de leur travail et s’agrègent entre elles par le biais d’un élan solidaire visant un mutualisme égalitaire. « Le mouvement créateur de Proudhon, écrit Ansart, se décèle en effet dans cette projection d’un modèle artisano-manufacturier sur l’ensemble de la société économique (…) » seul à même d’ « appeler à une totale destruction des rapports sociaux du capitalisme libéral ». Proudhon « propose en effet, au moment où s’étend la propriété capitaliste des usines et des mines, que les instruments de production deviennent la possession collective et indivise de tous les ouvriers et employés de l’établissement : l’usine deviendrait propriété des producteurs immédiats comme un artisanat peut être la possession d’un ou plusieurs artisans. » Possession collective ne veut pas dire « communisme ou communauté », concepts équivalents chez Proudhon qui refuse ardemment « toute doctrine qui chercherait la solution sociale dans une fusion des individualités et des entreprises ». Le penseur avance sur deux jambes : l’épanouissement individuel et les solidarités effectives, les petites structures artisanales et les grands ateliers, tout ça doit cohabiter dans un maillage complémentaire avec comme uniques arbitres les travailleurs. Et si Proudhon consent à ce que le labeur des grandes manufactures implique une spécialisation des tâches, c’est à la condition expresse que chacun tourne sur les postes. Un genre de polyvalence et de formation permanente. La piste d’un taylorisme abrutissant est d’emblée écartée.

Le 28 novembre 1831, à Lyon, c’est la révolution. Sur un drapeau noir, à côté des barricades, on peut lire « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Les Canuts se soulèvent et se rendent, pour une poignée de jours, « maîtres de la ville ». Quelque 8 000 maîtres-artisans et 30 000 compagnons lyonnais prennent à la gorge les producteurs de soie – les « soyeux » – qui depuis trop longtemps leur imposent des tarifs de misère. Dans une préfiguration communarde, ils supplantent brièvement les dirigeants de la capitale des Gaules. Dans trois ans, ils reprendront la Croix-Rousse, et c’est Thiers, le futur boucher de la Commune, qui les écrasera [2]. Cette fin dramatique, et peut-être écrite d’avance, n’occulte pas l’essentiel : « L’insurrection, partie d’une revendication strictement économique, méfiante à l’égard du domaine politique, s’achève par la création d’une nouvelle organisation sociale et, peut-on dire, par la destruction provisoire du pouvoir d’État », résume l’auteur de Naissance de l’anarchisme.

Spontanéisme ouvrier

Ansart l’affirme : c’est dans l’éthos solidaire des maîtres-artisans, propriétaires de leur machine mais aussi travailleurs (souvent avec leur famille), que Proudhon a beaucoup puisé. Il ne faut pas se tromper : sous ses faux airs réformateurs, presque accommodants avec le système, le mutuellisme peut très vite muter en véritable force résistante et insurrectionnelle quand le conflit éclate avec les donneurs d’ordres industriels. Proudhon a beau rêver à une société plus juste, il ne plane pas pour autant dans l’éther des idées pures. Sa gymnastique philosophico-politique puise au concret. S’il n’a pas de franche inclinaison pour la violence plébéienne, c’est qu’il est persuadé que le processus révolutionnaire doit intégrer à son propre développement les structures de ce meilleur monde à bâtir auquel aspirent les travailleurs coalisés. C’est dans le moment « canut » qu’il va trouver une certaine incarnation de ses intuitions. « Ce modèle [l’organisation mutuelliste] devait avoir, aux yeux de Proudhon, l’éminent privilège de proposer une stratégie immédiatement organisée et immédiatement organisatrice, faisant ainsi de la révolution une action non différée », relève astucieusement Ansart. Pour Proudhon, la seule mutation sociale qui vaille, c’est celle « opérée par les travailleurs en tant que producteurs et par une action menée sur leurs propres conditions sociales de travail ». Un peu à la manière de Michéa en quête de « décence commune » chez les gens d’humble condition, Proudhon projette dans le mutuellisme des maîtres-artisans un savoir-faire et un savoir-être qui, tous deux conjugués, pourraient agir comme une « thérapeutique à l’anxiété » capable d’exalter « dignité et fraternité ». « On peut penser que cette expérience collective était en effet créatrice d’un sentiment aigu d’autonomie et de fierté personnelle », conjecture avec lucidité Pierre Ansart. Une hypothèse bien évidemment confirmée par les développements ultérieurs du mouvement ouvrier et ses assauts sans cesse répétés contre les forces du Capital.

Ce qui est épatant dans la visée proudhonienne, c’est ce pari du spontanéisme ouvrier et la constante « négation du chef autocratique ». Si le mutuellisme de ce début du XIXe siècle comporte bien quelques figures référentielles, aucune n’a eu les moyens ou la volonté de prendre en charge un mouvement suffisamment ancré dans ses pratiques pour échapper à une quelconque récupération.

Pour Proudhon, la perception ouvrière sait faire le tri entre le « réel » et l’« artificiel ». Et Pierre Ansart de commenter : « Est réel ce monde du travail que le sujet expérimente et dont il attend la solution aux problèmes qu’il se pose. Est artificiel, en particulier, le monde de la politique qui est remis aux opinions, aux factions et au hasard. »

Soyons réalistes, exigeons l’impossible…

Le même point de départ, toujours.

Sébastien NAVARRO

Notes

[1] Jean Rouaud, L’Avenir des simples, Grasset, 2020.

[2] Sur ces deux épisodes, nous renvoyons nos lecteurs à l’étude en deux livraisons de Dominique Mandouit et Jean-Louis Panné, initialement publiée dans Le Peuple français et reprise sur notre site : « 1831 : les Canuts pour le Tarif » et « 1834 : les Canuts pour l’Association ».

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