Libertés

La proposition de loi sur le narcotrafic étudiée à l’Assemblée nationale inquiète les défenseurs des libertés. Elle contient des mesures de surveillance qui pourraient être utilisées contre les mouvements sociaux et écologistes.
Un texte « liberticide ». Des organisations de défense des libertés alertent sur les dangers de la proposition de loi visant à « sortir la France du piège du narcotrafic » étudiée cette semaine à l’Assemblée nationale. Déposée par les sénateurs Jérôme Durain (Parti socialiste) et Étienne Blanc (Les Républicains), elle a déjà été adoptée en première lecture au Sénat, à l’unanimité, le 4 février.
Officiellement, cette proposition de loi vise à renforcer les moyens d’enquête pour atteindre « le haut du spectre » du trafic de stupéfiants — autrement dit, les barons de la drogue. Les députés ont déjà approuvé en début de semaine la création d’un parquet national spécialisé et la mise en œuvre d’un régime carcéral particulièrement strict pour les plus gros trafiquants.
Selon l’association La Quadrature du net, ce texte est aussi « une petite “loi renseignement” déguisée », qui modifiera le régime juridique de la « criminalité organisée ».
Actuellement, ce dernier « permet de donner des pouvoirs d’enquête au procureur et au juge d’instruction », explique Bastien Le Querrec, juriste à La Quadrature du net. Ces pouvoirs — poses de micros, captation de données, etc. — sont spécifiques et plus poussés dans des enquêtes pour criminalité organisée que dans des enquêtes pour des infractions moins graves.
Le texte de loi sur le narcotrafic propose de venir encore rajouter de nouvelles techniques spéciales d’enquêtes à ce régime : surveillance massive des données de communication, accès aux services de messagerie chiffrée type WhatsApp… Sauf que cela ne servirait pas seulement à surveiller des suspects de narcotrafic, selon Bastien Le Querrec.
Association de malfaiteurs
« On sait très bien que ces nouvelles techniques spéciales d’enquête ne vont pas se limiter à ça, elles vont être utilisées pour mettre sous pression les mouvements sociaux et écologistes », affirme-t-il. C’est d’ailleurs déjà le cas depuis plusieurs années. Des militants qui s’opposent au stockage de déchets nucléaires à Bure, dans la Meuse, ont ainsi été poursuivis pour « association de malfaiteurs » en 2018 — une infraction qui fait partie du régime de criminalité organisée.
Des Gilets jaunes étaient également poursuivis pour cette raison à la même époque. Plus récemment, des activistes écologistes qui avaient envahi une centrale à béton Lafarge en 2023 ont aussi fait l’objet d’une enquête pour association de malfaiteurs. « [Cette infraction] est de plus en plus utilisée contre le mouvement social », observait déjà Me Anis Harabi, avocat à Paris, dans un article de Reporterre en 2018.
« On va donner encore plus de pouvoirs à des procureurs qui abusent déjà »
« Ce sont les procureurs, parfois sous le contrôle d’un juge d’instruction, qui sont à l’origine de cette qualification lors de la première phase d’enquête, détaille Bastien Le Querrec. S’ils estiment que les faits sont graves, ils ont tendance à surqualifier l’infraction en association de malfaiteurs. »
À la fin de l’enquête, l’infraction peut être requalifiée et sortir du régime de criminalité organisée. « Mais toutes les preuves qui auront été récoltées grâce aux techniques d’enquête du régime de criminalité organisée — des outils particulièrement intrusifs et attentatoires aux libertés — resteront admissibles pour le procès », dénonce le juriste de La Quadrature du net.
Selon lui, avec cette proposition de loi sur le narcotrafic, « on va donc donner encore plus de pouvoirs à des procureurs qui abusent déjà, au lieu de les limiter. On va accentuer les risques d’abus et de détournements. »
Nouvelles techniques spéciales d’enquête
Le texte de loi sur le narcotrafic pourrait instaurer de nombreuses techniques spéciales d’enquête dans le cadre du régime juridique de la criminalité organisée, notamment l’élargissement de la « boîte noire ». L’article visant à étendre cette technique a été retoqué en commission des lois, mais le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau espère bien le réintroduire par amendement en séance publique le 20 mars après-midi.
Il s’agit d’une technique de renseignement qui permet de récupérer et d’analyser massivement toutes les données d’un réseau de télécommunication — ou des données récupérées sur internet — pour essayer de détecter de nouveaux suspects. « Il ne s’agit pas de mettre en place une surveillance généralisée mais de définir avec tous les opérateurs les moyens qui permettront aux services de renseignement d’empêcher des règlements de comptes, des trafics d’êtres humains et des attentats », a déclaré Bruno Retailleau dans un entretien au journal Le Parisien. Et d’ajouter, se voulant rassurant : « Comme toute technique de renseignement, ces méthodes seront sous le contrôle du Premier ministre et d’une commission indépendante. »
« Un pas vers la surveillance généralisée par les services de renseignement »
« Ce texte constitue un nouveau pas vers la surveillance généralisée par les services de renseignement, estime la Ligue des droits de l’Homme (LDH) dans un communiqué. Les termes “délinquance et criminalité organisées” concernent une pluralité d’actes fondamentalement très divers (à titre d’exemple, le vol en bande organisée) qui ne peuvent pas être placés constitutionnellement et conventionnellement sur le même plan que des ingérences étrangères, des menaces pour la défense nationale ou des menaces terroristes. »
Autre disposition supprimée en commission que le gouvernement souhaite réintroduire par amendement : obliger les fournisseurs de services de messagerie chiffrée — WhatsApp ou Signal, par exemple — à donner aux services de renseignement un accès au contenu des communications. « Il n’y a pas d’affaiblissement du chiffrement », a répété, sans convaincre et sans preuves, Bruno Retailleau en commission des lois.
Le lobbying pour cette mesure a même été porté directement par la directrice de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), Céline Berthon, qui a accordé un entretien à l’hebdomadaire d’extrême droite Le Journal du dimanche.
« Leurs arguments [selon lesquels il ne s’agirait pas d’un affaiblissement du chiffrement] sont aussi fastidieux qu’ils sont éculés et risibles », a dénoncé Meredith Whittaker, la présidente de la fondation Signal — à l’origine de la messagerie éponyme — dans une publication relayée sur le réseau social Bluesky. Elle a déclaré que Signal quitterait le marché français si la loi venait à être adoptée avec cette disposition.
« Fragiliser les droits de la défense »
D’autres mesures sont envisagées, comme l’instauration d’un « dossier coffre ». Concrètement, des procès-verbaux détaillant comment des techniques de surveillance ont été mises en œuvre seraient rendus inaccessibles aux parties accusées et à leurs avocats.
« Cette loi augmente déjà le pouvoir de surveillance, mais en plus avec ce dossier coffre cela empêcherait les personnes de vérifier que cette surveillance a bien été faite de manière légale », critique Bastien Le Querrec. Le Conseil national des barreaux, l’institution représentative de la profession d’avocat en France, dénonce également une « atteinte au principe du contradictoire, pilier du procès équitable, qui pourrait fragiliser les droits de la défense ».
Activation à distance des micros et des caméras des appareils connectés, utiliser des drones de surveillance en prison… La proposition de loi sur le narcotrafic prévoit de nombreuses autres mesures de « surveillance généralisée », selon La Quadrature du net. Après l’adoption du texte à l’unanimité au Sénat — y compris par les écologistes, les socialistes et les communistes — l’association appelle à « bousculer les partis de gauche [à l’Assemblée nationale] pour qu’ils rejettent ce texte ».
De nombreuses associations et organisations professionnelles appellent également à lutter contre le trafic de stupéfiants autrement que par le « tout-répression ». Le Syndicat de la magistrature, l’un des trois principaux syndicats professionnels de magistrats français, estime par exemple que « la lutte contre le narcotrafic et les réseaux criminels ne prendra pas d’essor significatif, tant que […] l’activité judiciaire en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants ne sera pas soutenue pas des dispositifs préventifs suffisamment solides dans les domaines non judiciaires, notamment en matière éducatives [et] sociales. »
https://reporterre.net/La-loi-sur-le-narcotrafic-pourrait-induire-une-surveillance-generalisee
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