« 22, v’là les anars »

Article mis en ligne le 10 mars 2025

par F.G.


■ Philippe PELLETIER
L’ANARCHISME
Femmes et hommes de liberté

Le Cavalier bleu, « Figure[s] de », 2024, 336 p.

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« Tous les anarchistes sont des fous », disait Mme Aveling [1], fille de Marx, ce en quoi elle n’avait pas tout à fait tort, même si toute généralisation est abusive. Reste à définir ce que serait cette « folie » consubstantielle à l’anarchie. Pour Alain Pessin [2], c’est la part de rêve (fou) qui la porte et l’irrigue. « Il est indéniable, écrit-il, que l’anarchisme vaut mieux par ses rêves que par ses constructions théoriques. On le lui a beaucoup reproché. C’était ignorer que les rêves durent plus longtemps que les constructions théoriques, le vieux rêve de l’émancipation en particulier. »

On ne sait si Philippe Pelletier, docteur en géographie, expert en civilisation japonaise, grand connaisseur d’Élisée Reclus et anarchiste lui-même, se reconnaîtra dans cette importance que Pessin accordait à la « rêverie » libertaire, mais il est certain que la galerie de portraits fouillés qu’il nous livre de « vingt-deux » figures anarchistes traversant deux siècles [3] corrobore en large partie, même chez les plus pragmatiques ou raisonnables d’entre elles, une évidente prédisposition au rêve et à sa force d’impulsion.


On imagine l’auteur penché sur son labeur et confronté à la question du choix. Car « vingt-deux », c’est « vingt-deux ». On peut tirer sur la corde, en en mettant un vingt-troisième en loucedé, mais ça ne change pas la question des nominé.es [4]. Car si tout fait sens, le choix peut contrarier : plutôt Louise Reclus (née Dumesnil) que son célèbre frère Élisée ; plutôt Galina (née Kuzmenko) que Nestor Makhno ; plutôt Madeleine Pelletier – qui ne se définissait pas comme anarchiste et reprochait, non sans tort, aux compagnons d’être machistes – que Louise Michel, que Madeleine jugeait n’être pas assez féministe ; plutôt Daniel Lambert, actif militant anarchiste du Mouvement des auberges de jeunesse plutôt que Christian Lagant [5], ajiste lui-même et fondateur de la revue Noir et rouge en 1956. Oui, on l’imagine, l’auteur, élaborer sa liste des vingt-deux (vingt-trois), s’arrangeant avec ses préférences, ses envies, ses scrupules et ses doutes pour configurer, autour d’une sélection subjectivement assumée de « femmes et d’hommes de liberté », un anarchisme pluriel, vivant, contradictoire et increvable. Car il faut bien l’admettre, cette sélection de portraits et de parcours offre non seulement un beau voyage en terre internationale d’anarchie, mais aussi dans ses parages libertaires – dans lesquels se situent clairement Albert Camus [6], mais aussi Albert Einstein –, dans ses cercles d’amitié critique – où Orwell, sans être anarchiste, tient une place de choix –, dans les milieux artistiques – où, malgré ses bouffonnes dérives, Dario Fo reste l’auteur de l’indémodable et toujours d’actualité Mort accidentelle d’un anarchiste (1976) – et aussi dans les outre-terres et mers, c’est-à-dire hors Occident, en Afrique notamment, où, dans le sillage de Sam Mbah (1963-2014), anthropologue nigérian et membre du groupe Awareness League (AL), semble s’ouvrir une perspective, certes encore très minoritaire, fondée sur une approche anarcho-zapatiste qui serait capable de faire lien entre un présent à réinventer et des formes indigènes traditionnelles d’organisation de la communauté, mais aussi avec les modes de vie qu’elles inspirèrent.


Charpenté en quatre chapitres chronologiques – « Les pionniers (1840-1914) », « Dans la mêlée sociale (1914-1945) », « Dans l’étau de la guerre froide (1945-1968) », « L’anarchisme tout terrain (1945-2000) » –, l’ouvrage se met dans les traces de cette anarchie à double entrée – « négative » et « positive » – que Proudhon théorisa en quête d’un point d’équilibre et qui muta, avec Bakounine et son action internationaliste, vers l’anarchisme, c’est-à-dire un peu plus. Disons une méthodologie de la pratique fondée sur le dépassement de la seule aspiration émotionnelle et primitive à la révolte existentielle, une doctrine faisant projet d’émancipation humaine et fondée sur la critique du capital, de l’État et de la religion et un cadre d’auto-organisation ouvert à des Égaux en droits et en devoirs. Dans un sens, Bakounine prolongeait Proudhon en le radicalisant sur le terrain de la théorie et de la pratique. Mais, nous dit Pelletier, sans rupture, « Proudhon et Bakounine construis[ant] les deux pieds stratégiques de l’anarchisme en refusant la fausse alternative réforme et révolution, en regardant non pas l’utopie, mais le contexte (p. 45). » Et le contexte est toujours mouvant. Comme la vie, en somme.

Grandes sont les connaissances de Pelletier en matière d’histoire de l’anarchisme. Il le prouve amplement dans ce livre informé et toutes aussi grandes sont ses aspirations à la restituer, cette histoire, de manière ouverte – comme on ouvre une fenêtre sur des hommes et des femmes d’exception ayant pour beaucoup payé très cher le prix de leur engagement. Ce qui saute aux yeux à la lecture de ce livre, au-delà des analyses, de l’exposé contextualisé des faits exposés et des histoires traversées, c’est, en effet, une indiscutable admiration de l’auteur pour la vie de ces militants célèbres ou/et ordinaires de la Vieille Cause, celle qui brûle encore, de par ce monde-poubelle, dans nombre de cœurs insoumis. Pour Pelletier, l’anarchisme, c’est une histoire qui fait cohorte, une tradition faite d’histoires singulières qui font chaînons, chaînons qui font chaîne humaine de solidarité où chacune et chacun tiennent leur place à l’endroit qu’ils ont choisi. Sans leaders autoproclamés – même s’il en exista – sans dirigeants infaillibles, sans surdoués de la cause révolutionnaire, sans maîtres à penser irréprochables. Cette cohorte, elle est portée par une idée – l’Idée de l’émancipation – et des rêves fous de liberté, d’égalité et de fraternité humaine. Les portraits féminins qu’il nous livre en attestent particulièrement. Car qu’eut été Élisée Reclus sans sa sœur Louise, celle qui le visita en prison au lendemain de la Commune avant qu’il ne soit condamné à la déportation simple, peine finalement commuée en dix années de bannissement, celle qui le suivit dans ses exils, celle qui fut son épistolière, sa secrétaire permanente, celle qui traduisit, à la demande de son frère Autour d’une vie, de Kropotkine, sans que son nom n’apparaisse nulle part, celle qui annota la correspondance d’Élisée, révisa ses traductions de William Morris, s’occupa de la bibliothèque anarchiste bruxelloise des Temps nouveaux. On ne sait pas si elle fut anarchiste, cette Louise, car personne n’eut l’idée saugrenue de lui poser la question. Et c’est bien comme ça. Elle est dans son rôle comme elle est à sa place dans ce livre. En bonne place, entre Bakounine et Malatesta. Et il en va de même pour Galina Kuzmenko, institutrice et compagne de Nestor Makhno, dont la figure est ici justement revalorisée. Responsable du département culture et éducation du Conseil militaire révolutionnaire de la Makhnovchtchina, Galina ne vit pas dans l’ombre de son compagnon. Elle est une combattante de la révolution libertaire ukrainienne contre les Rouges et les Blancs. Elle « représente le versant non-héroïque du mythe » (p. 130), mais elle y tient son rang, y compris dans l’affrontement, même quand ses relations avec le Batko [7] sont orageuses, ce qui semble être arrivé souvent [Nous renvoyons, sur ce sujet, à « Une investigation confuse et lacunaire sur Makhno », de Gilles Fortin.]].


Ce voyage en anarchisme est, comme il se doit, non linéaire, balisé juste ce qu’il faut, ouvert à l’inconnu et aux rencontres. Il tient davantage des pas perdus, des allers-retours, des contournements que de la ligne droite. On y croise des personnages qui pourraient faire l’objet de romans. Et c’est bien comme ça qu’il faut lire cette aventure humaine. Chaque chapitre de ce livre est comme une étape où l’on croise des êtres tumultueux, pacifiques, régicides, poètes, spontanéistes, organisés, impulsifs, réflexifs. On y fréquente des lieux multiples, on y arpente des terres proches ou lointaines avec un authentique plaisir. L’anarchisme est voyageur et no border, ce qui visiblement ne déplaît pas au géographe aux semelles de vent qu’est l’auteur. Il secoue les méninges ce périple en terre d’anarchie où l’on croise le « révolutionnaire à plein-temps » et globe-trotter italien de la Vieille Cause que fut Errico Malatesta [8], l’iconoclaste japonaise et femme libre que fut Itô Noe [Sur Itô Noe, voir « Ösugi Sakae, parcours d’un anarchiste japonais », étude sur son compagnon que Philippe Pelletier a publié sur À contretemps, où il y est brièvement question d’elle.]], la Louise Michel argentine Virginia Bolten, « l’anarcho-syndicaliste cosmopolite » Rudolf Rocker [9], « l’indomptable » Emma Goldman, « le ministre anarchiste » Juan García Oliver [10], la poète, lesbienne et fondatrice de l’organisation Mujeres Libres (Femmes libres) que fut Lucía Sánchez Saornil, l’écrivain de l’inquiétude Stig Dagerman [11], la femme de raison et de lucidité que fut Luce Fabbri, l’anarchiste hors les murs (de l’anarchie) que fut André Pruhommeaux [12], le Kabile libertaire Mohand Ameziane Saïl et l’homme du projet « communaliste libertaire » que fut Murray Bookchin.

Il sillonne, ce voyage. Et ce faisant, au rythme de marche des divers protagonistes qui le peuplent, il met en valeur la force de cette rêverie anarchiste déjà évoquée. Car si un fil court, d’itinéraire en itinéraire, c’est bien l’idée porteuse que toute révolte sociale, tout combat pour l’émancipation, tout assaut contre l’injustice sont d’abord le produit d’un rêve, personnel puis collectif, contre l’ordre d’un monde à reconstruire dans sa totalité. Se ressaisir de l’ancienne mémoire des combats perdus, c’est donc armer notre détermination pour mener ceux d’aujourd’hui.

Freddy GOMEZ

Notes

[1] Eleanor Marx (1855-1898) fut l’épouse de Bibbens Aveling (1849-1898), biologiste et socialiste.

[2] Alain Pessin, La Rêverie anarchiste 1848-1914, Atelier de création libertaire, 1999.

[3] Vingt-trois, en fait, mais « cela fait toujours 22, précise Pelletier, si l’on numérote l’ensemble à partir du zéro fondateur qu’est Proudhon avec toutes ses ambiguïtés et ses stimulants ».

[4] Ici, l’inclusif s’impose, l’auteur s’étant fondé « sur une base de parité entre hommes et femmes ». « Non pas, précise-t-il, pour obéir à l’air du temps en me soumettant à un système de quota (…), mais parce que l’engagement des femmes au sein de l’anarchisme a été immédiat, constant, puissant. » (p. 13).

[5] Sur l’ami et camarade Christian Lagant (1926-1978), nous renvoyons à sa notice du « Maitron ».

[6] Sur les rapports de Camus avec les anarchistes, lire « Albert Camus et la revue Témoins », de Charles Jacquier ; « Albert Camus, un libertaire »,de Jordi Torrent Bestit ; « Une commune idée de liberté », d’Arlette Grumo, une recension du livre (coordonné et présenté par Lou Marin) Camus et les libertaires (1948-1960).

[7] « Batko Makhno » (« Père Makno ») était le surnom que lui donnaient les combattants de l’armée insurrectionnelle. Aux dires d’Alexandre Skirda, le terme Batko avait déjà été utilisé par les Cosaques zaporogues comme titre honorifique pour les chefs militaires… élus.

[8] Sur Errico Malatesta, nous renvoyons à « Malatesta, un portrait »,dossier proposé par Robert Paris.

[9] Sur Rudolf Rocker, nous renvoyons aux deux numéros que nous lui avons consacrés : « Rudolf Rocker : mémoires d’anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l’émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p.

[10] Sur Juan García Oliver, nous renvoyons au numéro spécial que nous lui avons consacré

[11] Sur Stig Dagerman, nous renvoyons à [« Dagerman, une vie », de Freddy Gomez, article disponible ici en version PDF.

[12] Sur André Prudhommeaux, se reporter au numéro spécial qui lui a été dédié sur À contretemps..

https://acontretemps.org/spip.php?article1096

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