Article mis en ligne le 24 février 2025
par F.G.

■ BALISE OUVRANTE
CONJURATIONS
La Grande Batelière, « Les croisements », 2024, 264 p.
Par moments, les choses s’apaisent. D’autres diraient qu’elles se gâtent. Le jugement perd de son assise, le tranchant de l’arrogance s’émousse, la saisie du monde s’en trouve moins certaine. On ne change pas de camp et celui des salauds reste identifiable. C’est celui des alliés et des rivaux qui reconfigure ses frontières. La boutique radicale que l’on revisite. On reconnaît sans les renier certains emballements : caricaturant l’autre, on se caricature soi-même. « À débats de merde, pensées de merde », a dit un jour un copain. Pas de raison qu’on évite les éclaboussures. Woke pas woke, Bégaudeau versus Michéa, domination ou bien exploitation. Relativisme, universalisme ; déconstruction, émancipation. À la pêche aux idiots utiles, les filets sont garnis. Spéculaire, le reflet dans le miroir spécule : et si c’était toi, Navarro, l’idiot utile ? L’allié objectif du merdier mondial.
La rate au court bouillon, on doute donc. On en profite, ça ne dure jamais longtemps. Tout ça est cyclique et pendulaire. Affaire de décentrage et de nouvelles évaluations. Un moindre mal pour un bien à venir : entre les écueils d’une pensée sclérosée et d’une pensée labile, on s’autorise des ébrouements. On se remet en question comme d’autres se remettent en forme. À chacun sa gymnastique. Jeu de certitudes, jeu de postures. Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien. Rien de moins revendiqué et de plus arrogant qu’une posture. Confortable aussi. Ça met des murs et de la hauteur : surplomb et aplomb en jointure, on est pas mal là-haut. On a le recul nécessaire. On se croit immunisé par la profondeur historique alors que sa propre et courte biographie est plus tortueuse qu’un lombric scindé par la bèche. On est parti de pas grand-chose pour arriver où ? C’est la question du moment. Elle a ses vertiges et sa pudeur : normalement on n’en parle pas. Ou bien on en parle mal, noyant le poisson. Drôle d’expression au demeurant : pourquoi pas envoler l’oiseau ou enterrer la taupe ? Ou bien parler jusqu’à trouver quelque chose à dire. L’époque étant celle du commentaire perpétuel, on n’a pas évité la contagion : on a pris l’habitude d’avoir un avis sur presque tout. Braquemart et sémaphore emmerdant le tsunami postmoderne. C’est pas déplaisant. C’est juste un peu court par moments. Un peu pavlovien : tu grognes, je mords. Et vice-versa. « Nous sommes des chiens et les chiens quand ils sentent la compagnie, ils se dérangent, ils se décolliérisent, » chantait le poète à la guenon.
J’ai viré mon collier à cause d’un bouquin laissé par un frangin de lutte. Lui : pas un commentaire, tu verras bien. Dans six mois on en recause. Ou pas. J’ai lu, j’ai vu, ça m’a plu. Ça m’a rappelé des trucs. Des trucs de la fin des années 2000 qui paraissent loin parce que tout file, désormais, à une vitesse ahurissante aujourd’hui. Dans ma croulante de livres, j’ai déniché Contributions à la guerre en cours de Tiqqun [1]. Me suis replongé dedans, curieux, souriant, butinant. Théorie du Bloom, formes de vie, échelles molaires contre moléculaires, empilement de dispositifs, biopouvoir. Un jargon en jardin de raretés : plein de trouvailles. À l’époque j’étais à fond, du moins j’essayais. En vrai, je ramais. J’avais pas le cortex suffisamment outillé pour m’emparer de certaines ratiocinations philosophico-théoriques – pas sûr que je l’ai aujourd’hui. J’imaginais des trésors à dénicher sous les gloses absconses. Dans les méandres syllogistiques, je me cassais la tronche. Cherchant un genre d’illumination, compréhension ultime des derniers ajustements des masques du Pouvoir. Et de nos impuissances. Nous tapions à côté, comment viser juste ? Ce que j’aimais et qui restait difficilement avouable, parce que suspect d’être l’arme de poseurs élitistes, c’était le style. La forme. La langue. Une façon de produire des énoncés, d’ambiancer les paragraphes, de décloisonner les références. « Nous autres, décadents, avons les nerfs fragiles » : dans son genre néo-romantique, l’intro faisait mouche. J’avais la connivence facile et enthousiaste. Affinités tout autant électives qu’électriques depuis l’affaire des caténaires : Tarnac, le Squale, Alliot-Marie. Dans quel mauvais polar on avait été plongé en cet automne 2008. À la fois Pinocchio et Pinochet, Sarko musclait sa junte en guerre contre le terrorisme. La cible avait été grossièrement empaquetée : « l’ultragauche, mouvance anarcho-autonome » ; même Libé avait joué l’union des kébours avec sa titraille : « L’ultragauche déraille ». Autant dire qu’on était cerné. Alors, sans chichi, on faisait front.
La brutale bedaine de l’IA
Plus de quinze piges après, la mouvance continue à se mouvoir. Du moins textuellement. Sous le blaze évanescent de « Balise ouvrante », une de ces incarnations signait, en 2024, Conjurations. Ou l’art de semer des pluriels ambigus. On conjure comme on complote ; on conjure aussi le diable et ses avatars. Ça tombe bien : bouddhisme, spectralités, les balisés ne s’interdisent aucune exploration, partant de l’intuition que toute physique embarque souvent son lot de métaphysique. De prime abord, un tel syncrétisme pourrait piquer les narines à la manière d’un fumet douteux mais quand on s’y plonge et s’y laisse porter, quand on accepte ce lâcher-prise propre à toute lecture et la mise en sourdine de ses a priori, l’aventure tient ses promesses. Notamment celle de nous aider à détricoter, une à une, les fibres de l’emprise technologique que tous nous subissons. Avec cette fraîcheur à la clé due au fait qu’on s’éloigne de certains standards convoqués régulièrement par la critique anti-industrielle. Le père Foucault n’étant jamais loin, une fois n’est pas coutume son biopouvoir cède ici la place au « noopouvoir » (du grec nóos, esprit) que les quelques 250 pages du bouquin vont tenter de circonscrire. Le concept de « noopouvoir » fut mis en orbite par Bernard Stiegler (1952-2020), ancien braqueur devenu philosophe, poulain de Derrida et spécialiste des technologies numériques à travers les digital studies. À la fois critique et enthousiaste, Stiegler s’appuyait notamment sur le concept de pharmakon pour asseoir l’idée que les objets technologiques contenaient à la fois le poison et le remède à leur propre mal. Un genre de neutralité axiologique que ne partage pas le collectif « Balise ouvrante » qui a l’art de la formule : « Avec les technologies numériques, le monde entier passe en comparution immédiate ». Bref, s’il y a reprise en main des travaux de Stiegler, c’est au bénéfice d’un droit d’inventaire relativement serré.
Quésaco ce « noopouvoir » ? Comme son étymologie le laisse deviner, le concept signifie que la peste numérique s’attaque à notre esprit. Dit comme ça, la trouvaille pourrait sembler banale. Creusons l’affaire. Aux figures de « citoyen, travailleur et consommateur » dressant la condition de l’humain moderne, la condition numérique impose une seconde triade, « synthèse entre liberté abstraite, contrôle des temps et valorisation marchande ». « Et la technologie de l’esprit, en unifiant ces aspects, les dépasse et les gère d’autant plus efficacement qu’elle maintient l’illusion de leur séparation ». Dit autrement : les temps politiques, de travail et marchands ont fusionné dans une pseudo-liberté pervertie gérée par la « gouvernementalité numérique ». Malgré le potentiel de fichage et de censure du monde connecté, il est un fait que les citoyens machinés ne se sont jamais sentis autant libres, pouce collé à leur smartbidule et solitude emmaillotée à un nimbus d’amitiés virtuelles où des émojis citronnés ont remplacé les bourrades de comptoir. Désormais chiffrables et donc monnayables, les affects du quotidien s’éprouvent et s’évaluent depuis les racks d’une extériorité multicâblée. Triste topique. Les gens de « Balise ouvrante » étant des jardiniers consciencieux, leur tamis est agile et leur terreau fertile : cybernétique, IA, tout le saint-frusquin numérique y passe, et tout accable : « Ce noopouvoir est en train d’accomplir ce dont l’économie de marché a toujours rêvé : s’imposer comme un cosmos spontané. Faire concorder le mouvement des êtres et de leurs pensées avec celui des marchandises. » Le bonheur est dans le prêt, sur gage et dématérialisé.
Tout est question de point d’équilibre à trouver : ce n’est pas parce que notre situation est dramatique qu’il faut la dramatiser. C’est le piège des prospectives dystopiques : faire croire que le pire est toujours à venir alors que le pire est déjà là, sous nos yeux cataractés de lumière bleue. Dans ses « considérations intempestives sur l’IA », « Balise ouvrante » dessine les cibles de ce qu’il faudrait conjurer, en premier lieu les récits et imaginaires sombrement science-fictionnés. Il y a du bluff et du minable dans l’IA, une régression vers le médiocre qui nous « rabougrit à une position à la fois négligente, paresseuse, idolâtre et empreinte de honte prométhéenne ». Il y a aussi maintien des encasernements industriels et de son inépuisable taylorisme : sous ses apparats facilitateurs et derrière l’écran de sa magie résolutoire, l’IA est une brutale bedaine qui commande la morne répétition et les troubles musculo-squelettiques. Préparateurs de commande, livreurs, chauffeurs, travailleurs du clic : « La condition des big data, c’est toujours la microtâche ».
Vieux débris
« L’horreur de l’IA, écrivent encore les balisés, relève moins des prétendus risques qu’elle prenne le contrôle sur nous, comme si elle était une entité non humaine, que de la puissance humaine elle-même qui nous fait face de façon renversée et fétichisée. » Rarement citées, les intuitions debordiennes affleurent : tout comme le spectaculaire, le digital est un rapport social qui nous émiette et nous ré-agglutine selon la nervure de ses schémas algorithmiques. Schémas qui s’attaquent à la source – mystérieuse – de nos jaillissements intérieurs – seule originalité dans leur malfaisance. Car pour le reste rien de neuf, juste une énième accélération du vieil ordonnancement technocratique visant à arracher l’humain à ses communautés d’origine pour le projeter, à poil et mutilé, dans la « fiction libérale du Moi » – « indispensable fiction policière », rajoute avec malice le collectif. Ainsi évidée et dépendante d’une totalité sociale réduite à des structures impersonnelles, la nomade monade est sommée de s’appareiller pour survivre. Pour fonctionner diront certains. Puisque dans l’apocalypse, le prothétique devient prophétique [2], enfonçons le clou : les prothèses « s’appliquent à toutes les subjectivités ravagées, prenant en charge leurs débris pour synthétiser un soi nouveau et diminué, recomposé dans les réseaux ». Désormais, se faire traiter de vieux débris n’est plus une insulte, juste le rappel légèrement frontal de ce qu’est fondamentalement devenu Homo Numericus.
Si la charge est aussi totale que le diagnostic, c’est parce que « dans le milieu numérique, tout le monde est mouillé ». Embarqués dans la nasse, nous sommes à la fois voyeur et acteur, « intrinsèquement complices de toute la bassesse en circulation ». Planqués derrière l’écran, et donc un anonymat de circonstance, les pulsions les plus crades n’ont plus aucun garde-fou. Un type doux comme un agneau dans la vie ordinaire peut voir son avatar numérique virer en hyène retaillesque. Le décrochage schizo est manifeste, le surmoi dopé au captagon. La « cybermeute » est cet agrégat désincarné, absout de toute responsabilité individuelle, mis en route par des flux de surenchère cynégétique. « Le milieu numérique produit de la désubjectivation machinique en continu », dégaine encore « Balise ouvrante ». Tous coupables, tous innocents, tous machinés et que grouillent les artefacts de nos humanités avachies. Mais le meilleur reste à venir, la bascule de nos gueules en goules : « Ce qui détermine le fonctionnement de la société connectée, dans ses aspects les plus immondes, c’est la constitution en spectres de cette masse silencieuse qui s’incarnait il y a peu dans les figures de la foule, du public ou de l’opinion ».
Le corps connecté perd sa substance. Désorienté et déshabillé, l’esprit se cherche alors « une sorte de corporéité seconde ». Tel est le spectre. Une roue de secours, un palliatif, un grand remplacement. Capable de tout, et donc surtout du pire. Ça glace, on en convient. Les spectres, c’est un fatras embarrassant. Des corps surnuméraires dont on ne sait que faire. Surtout quand ce sont les nôtres. Alors que faire ? Leur délivrer une OQTF et les reconduire à la frontière ? Mais quelle frontière ? Le numérique les a abolies et imposé son internationalisme à la sauce libertarienne. Et puis les spectres c’est pas des migrants sur un rafiot de fortune à la merci des flots et des garde-côtes. C’est du costaud et du pyramidal. Moumoute au vent et peau d’orange, leur cador aurait même le doigt au-dessus du bouton atomique : « Donald Trump est le nom d’un des cas les plus massifs d’incarnation spectrale de ces dernières années ».
On se marre, c’est grotesque, c’est notre réel.
Des spectres en cagoule.
Make AmeriKKKa great again !
« L’anthropomorphose du capital » connecté fera le reste.
Sébastien NAVARRO
Notes
[1] Tiqqun, Contributions à la guerre en cours, La Fabrique, 2009.
[2] Voir « Une poétique crépusculaire », recension d’Un lac inconnu, d’Éric Chauvier.
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