25 février 2025 par Emma Bougerol
Les décrets signés par Trump et les actions de Musk mettent en danger la recherche et l’accès du public aux données. Différentes formes de résistance émergent face aux coupes budgétaires, aux licenciements massifs et à la disparition d’informations.

Publié dans Démocratie
Le tourbillon d’annonces et de mesures prises par Donald Trump a de quoi étourdir. En quelques jours seulement, des vagues de décrets, de coupes budgétaires et de licenciements ont déferlé sur les États-Unis. Ces décisions successives, prises à un rythme effréné, peuvent avoir un effet paralysant. Pourtant, face aux attaques multiples portées à la fonction publique américaine, des formes de résistance s’organisent au pied levé.
Une liste de mots circule depuis plusieurs jours sur les réseaux sociaux. « Égalité », « noirs et latinos », « discrimination », « genre », « femme », « communautés indigènes »… Cette centaine de termes issue des champs lexicaux de l’inclusivité, de la diversité culturelle et de la lutte contre les violences systémiques provient d’un document interne de la Fondation nationale pour la science (NSF). Chaque année, cette agence fédérale au budget de 9 milliards de dollars contribue à financer la recherche sur ces sujets dans le pays et ailleurs dans le monde. Jusqu’à l’arrivée de Trump, l’agence sélectionnait les projets de recherche selon leur intérêt scientifique en toute indépendance, sans interférence du pouvoir politique. Cette liste de mots est le symbole de la fin de cette ère.
Des mots censurés pour cause de « wokisme »
Les projets qui contiennent un ou plusieurs de ces mots-clés mal vus du nouveau pouvoir doivent désormais être examinés de plus près – et éventuellement voir leur financement interrompu. Cela, avec l’objectif de se conformer aux décrets signés par le président des États-Unis. En particulier, celui mettant fin aux programmes de diversité et d’inclusion et le mal nommé décret « pour protéger les femmes », qui interdit toute référence au genre, et force à catégoriser les personnes selon leur sexe biologique.
Un document, envoyé le 29 janvier à toutes les agences et tous les ministères par Charles Ezell, directeur de l’agence responsable de la fonction publique américaine, donne la marche à suivre pour appliquer ce dernier décret. Le courrier presse les administrations d’effacer, en interne comme dans leur communication extérieure, toute trace de la pseudo « idéologie du genre ». Parmi ces ordres, celui de passer en revue « tous les programmes, contrats et subventions de l’agence et mettre fin à tous ceux qui promeuvent ou inculquent l’idéologie du genre ».
Différents sites gouvernementaux ont aussi été vidés des contenus qui déplaisent à la nouvelle administration. « Les centres de contrôle et de prévention des maladies ont supprimé les données et les ressources relatives aux personnes transgenres, au VIH et à la justice environnementale, illustre le média indépendant Grist. Le ministère de l’Énergie a supprimé les ressources en ligne destinées aux personnes ayant des difficultés à payer leurs factures d’énergie. »
Ces attaques, qui portent tant sur l’accès aux données que sur le financement de la recherche, inquiètent jusqu’en France. « C’est dramatique, car la donnée est quelque chose de fondamental, et ce, pour l’ensemble de la communauté universitaire mondiale », déplore Isabelle This Saint-Jean, économiste et professeure à l’Université Sorbonne Paris Nord. La spécialiste des politiques d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation se montre particulièrement inquiète de ces attaques faites à la recherche outre-Atlantique : « Je pense à mes collègues ici qui travaillent sur le changement climatique par exemple, s’il y a une partie des données qui ne sont plus là, ils ne peuvent plus faire leur travail correctement. C’est extrêmement grave. »
Résister en sauvegardant les données
L’universitaire fustige également les atteintes faites à la recherche dans le domaine du genre, des discriminations et des inégalités, cachées sous « le mot d’ordre complètement dingue du « wokisme », d’ailleurs jamais défini ». Elle ajoute : « Je ne sais pas si les gens réalisent à quel point cette attaque est profonde. C’est toute la gauche qui est attaquée, et tous les supports d’analyse qui permettent de trancher des débats de société. » Selon la chercheuse, le fait que l’extrême droite et une partie de la droite françaises saluent ces initiatives est inquiétant. « Eux, ils savent ce qu’ils font. Mais je crains que nos concitoyens ne se rendent pas compte de ce que cela veut dire. »
Lors de la première administration Trump, de 2017 à 2021, des informations avaient déjà été supprimées des sites des agences fédérales. Plusieurs organisations s’étaient alors mobilisées pour documenter ces censures. C’est le cas de l’Environmental Data & Governance Initiative (EDGI), qui a lancé en 2017 un groupe dédié. « Notre travail a révélé une suppression systématique des informations relatives aux règles et réglementations environnementales sous l’administration Trump », notent-ils sur leur site. Ils soulignent notamment « la censure généralisée du langage sur le changement climatique ».
Durant le mandat de Joe Biden, l’EDGI a essayé de persuader l’administration fédérale de mieux protéger les données et informations de ses agences, pour éviter que la situation ne se reproduise. Leurs demandes ont été ignorées. Trump revenu au pouvoir, l’organisation a donc relancé son travail d’observation et d’analyse des sites fédéraux. Sollicitée, la responsable de la compilation et de la sauvegarde de ces données a décliné une demande d’interview, faute de temps disponible étant donné la charge de travail.
La masse des réécritures et censures est significative, ces changements ne sont pas anodins : « Les sites web sont le principal moyen de communication des agences fédérales avec le public. Les changements apportés à la présentation et à l’accès aux informations des sites web peuvent avoir un impact direct sur la capacité du public à comprendre et à participer au débat public », écrit l’EDGI sur son site.
Amnistie des putschistes violents
D’autres organisations œuvrent pour essayer de sauver les données et la mémoire de ces changements. Entre autres, le End of Term Web Archive (EoT Archive), « une coalition non partisane qui sauvegarde tous les documents gouvernementaux à la fin de chaque mandat présidentiel », et le collectif Public Environmental Data Partners, dont les organisations membres « se consacrent à la conservation des données environnementales fédérales », énumère un article du MIT Technology Review (traduit par Courrier International).
L’une des promesses de Donald Trump était d’amnistier tous les émeutiers du Capitole du 7 janvier 2021. Chose promise, chose faite, plus de 1500 de ses supporters violents ont été libérés ou amnistiés dès son arrivée au pouvoir. Mais l’administration Trump ne s’est pas arrêtée là : elle a aussi décidé de supprimer du site du ministère de la Justice la base de données sur toutes les affaires liées à cet événement.

Cette décision discrète, explique ProPublica, « signale l’intention de l’administration Trump non seulement d’épargner aux partisans du président toute autre conséquence pour leur rôle dans l’émeute, mais aussi d’effacer l’événement des annales ». Cette disparition est aussi une perte pour l’histoire, ajoute le média d’investigation, car « elle compromet notre capacité à considérer les événements du 6 janvier dans toute leur complexité et leur particularité ».
Un anti-Trump devient chef du FBI malgré lui
Non seulement le nouveau président veut effacer les traces de cet événement, mais il veut aussi venger les émeutiers putschistes. La tâche ne se révèle pourtant pas aussi facile que prévu. Le directeur par intérim du FBI, Brian Driscoll « est devenu le symbole improbable d’une résistance discrète à la campagne du ministère de la Justice visant à épingler les employés du FBI qui ont enquêté sur l’émeute du 6 janvier », raconte le New York Times.
Pourtant, il doit son poste à une méprise : « La Maison blanche a identifié le mauvais agent comme directeur par intérim sur son site web et n’a jamais corrigé l’erreur », avec l’idée que, de toute manière, un nouveau directeur serait nommé par l’administration Trump au plus vite, raconte le journal américain. L’agent, surnommé « Drizz » au sein de l’agence fédérale, est très apprécié de ses collègues depuis qu’il a refusé de donner au nouveau président les noms de ceux qui ont travaillé sur les enquêtes du 7 janvier. Mais cet acte de désobéissance risque d’être éphémère : la nomination au poste de directeur du FBI d’un proche de Trump, Kash Patel, a été confirmée le 20 février par le Sénat. En interne, des agents ont lancé une procédure en justice pour empêcher ces listes de voir le jour.
Moins de pompiers, moins de sûreté aérienne…
Il n’est pas toujours facile de résister aux décisions de Trump. Beaucoup de fonctionnaires ont été licenciés, d’autres vagues de coupes budgétaires devraient encore ébranler nombre d’agences fédérales. Rien qu’au sein de l’administration fédérale de l’aviation (FAA), des centaines d’employés ont été virés « malgré quatre accidents mortels depuis l’investiture » de Trump, note The Guardian. Le service des forêts doit se séparer d’environ 3400 personnes, celui des parcs nationaux de près de 1000 employés.
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Ces décisions pourront avoir des conséquences désastreuses pour la nature comme pour les populations : « Un mois après les incendies de forêt qui ont dévasté Los Angeles, les programmes fédéraux ont cessé d’embaucher des pompiers saisonniers et d’éliminer les risques d’incendie tels que le bois mort dans les forêts, selon les organisations touchées par ces réductions », illustre Reuters.
Sur cela, difficile de revenir en arrière. Mais des recours en justice ont déjà été déposés contre l’administration Trump. Dès sa prise de fonction, le président a décidé de se débarrasser « incongrûment » de dix-sept inspecteurs généraux en charge, justement, de « débusquer les gaspillages, les fraudes et les abus au sein des services fédéraux », explique le journal britannique The Guardian. Or, ces licenciements n’ont pas été faits dans les règles, qui imposaient un préavis d’un mois présenté au Congrès, accompagné d’une justification pour chaque agent. Huit d’entre eux ont intenté une action en justice pour contester la perte de leur emploi.
Plus de 200 000 suppressions de postes
En parallèle, « plusieurs des 23 procureurs généraux démocrates du pays ont intensifié les batailles juridiques contre les actions de Doge [le « Département pour l’efficacité gouvernementale », créé pour et dirigé par Musk, ndlr] et les réductions radicales des coûts du Trésor, de l’Usaid et d’autres agences fédérales ». Depuis son arrivée au pouvoir, et avec l’aide du milliardaire Elon Musk, le président américain a licencié près de 10 000 personnes. Cela, en plus des 75 000 travailleurs qui ont accepté une offre financière pour quitter leur emploi, selon la Maison blanche. Plus de 200 000 travailleurs et travailleuses ont vu leur période d’essai interrompue depuis l’arrivée de la nouvelle administration.
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Les citoyens cherchent à se faire entendre dans la rue : le 17 février, le « jour des présidents » aux États-Unis, des milliers de manifestantes et manifestants se sont rassemblés dans les grandes villes du pays contre les actions de Musk et Trump. De son côté, le média indépendant Labor Notes raconte comment les syndicats des agents fédéraux gagnent des adhérents et s’organisent. Mais aussi comment, à leur base, les travailleurs et travailleuses transcendent les appartenances syndicales, « partageant des informations précises et des stratégies de riposte ».
Cette vague de censure intervient également dans un contexte où les mouvements ultra-conservateurs trumpistes réussissent depuis plusieurs années à faire interdire l’accès à des dizaines de milliers de livres dans les bibliothèques, à l’échelle locale d’un district scolaire ou à celle d’un État fédéré, en particulier en Floride ou au Texas. L’association PEN America, qui œuvre à la liberté d’expression dans la littérature, « a recensé un total de 10 046 titres interdits, dont plus de 4 000 ont été retirés des bibliothèques scolaires », raconte France 24. Parmi les livres les plus censurés, on retrouve « L’Œil le plus bleu » de Toni Morrison, prix Nobel de Littérature, « Le Meilleur des mondes », d’Aldous Huxley, « Maus », d’Art Spiegelman, qui raconte en bande-dessinée la traque et l’extermination des Juifs sous l’Allemagne nazie, ou encore « Gender Queer », de Maia Kobabe. L’administration Trump vient d’interdire un récent livre pour enfants, écrit par l’actrice Julianne Moore dans les écoles fédérales, gérées par le ministère de la Défense.
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