Chroniques syriennes #06

Moyen Orient


Toutes les deux semaines, une chronique rédigée par le collectif internationaliste franco-syrien Interstices-Fajawat, afin de mieux comprendre la situation complexe, mouvante et passionnante en Syrie suite à la chute de la dictature. Voici le sixième épisode, ce 8 février 2025.


Ahmed Al-Sharaa, président syrien par intérim, en visite en Arabie Saoudite où il s’est rendu à la Mecque pour le pèlerinage de l’Umrah.

Depuis notre dernière chronique beaucoup de choses ont évolué et il n’est pas évident de sélectionner ce qui est le plus pertinent et le plus utile à la compréhension du contexte général de la Syrie post-Assad à deux mois de sa chute.

Prise de fonction officielle et promesses de Al-Sharaa

Ahmed al-Sharaa a été officiellement confirmé dans son rôle de président par intérim le 29 janvier à l’issue de la première visite d’un chef d’État étranger dans la nouvelle Syrie, en la personne de l’Émir du Qatar Sheikh Tamim bin Hamad Al-Thani. Cette nomination sans consultation extérieure a été décidée à l’occasion d’une conférence composée de dizaines de militaires et lui octroie le pouvoir de constituer un conseil législatif «temporaire» dans la durée de la transition. À cette occasion il a livré son premier discours à la nation. La prise de parole a duré cinq minutes, mais a été salué pour sa simplicité et également pour son choix de rendre hommage aux luttes des Syriens et Syriennes, qu’il a pris soin de nommer en usant d’un vocabulaire inclusif.

Deux jours après que Sharaa ait rendu hommage au martyr Hamza al-Khatib, l’enfant de Deraa dont l’enlèvement, la torture et l’assassinat par les sbires du régime d’Assad avait été l’une des étincelles de la révolte de 2011, son tortionnaire Atef Najib, cousin de Bachar al-Assad, a été arrêté à Latakia. Quatre jours plus tard c’est l’ancien ministre de l’intérieur de Assad entre 2011 et 2018, Mohammad al-Shaar, qui s’est rendu aux nouvelles autorités.

Le 5 février, Al-Sharaa et son premier ministre ont enfin pris le temps de rencontrer les associations de familles de disparus, avant de réaffirmer leur volonté de créer un département spécifique pour enquêter sur ces disparitions, de protéger les lieux et preuves des crimes et de poursuivre tous les criminels de l’ancien régime dans une perspective de justice transitionnelle.

L’une des actualités hautement symboliques de ce début février est le coming-out de «CÉSAR», l’ancien agent de la police militaire d’Assad qui avait fait sortir au péril de sa vie près de 55.000 clichés photographiques de Syrie, apportant la preuve des tortures et exécutions de masse perpétrées par le régime. Ses révélations avaient donné lieu à la mise en place d’un «loi César» en 2020. Dans une première interview à visage découvert donnée hier à Al-Jazeera, Farid Al-Madhan, qui s’est exilé 10 ans en France et vivait dans la peur permanente, se présente comme «fils de la Syrie libre, originaire de Deraa, berceau de la révolution syrienne» et demande la levée des sanctions contre la Syrie qui portent son nom de code.

Traque des sbires d’Assad et meurtres quotidiens

L’armée du gouvernement de transition continue de mener des opérations militaires pour traquer les anciens sbires du régime d’Assad, et notamment dans la région de Homs où, au cours des semaines passées, des groupes armés aux affiliations incertaines ont procédé à de nombreuses exécutions sommaires. Sept nouvelles «campagnes de sécurisation» ont ainsi été lancées par les forces armées gouvernementales dans différentes régions, tandis que de nombreux meurtres et règlements de compte continuent d’être recensés quotidiennement et sur tout le territoire par les organisations de défense des Droits Humains.

Un groupe non identifié a notamment assassiné une quinzaine de civils dans un village à majorité Alaouite au Nord de Hama le 31 janvier, tandis que les forces gouvernementales et le Hezbollah s’affrontent depuis deux jours près de la frontière libanaise à l’Est de Qusayr, qui a été longtemps le principal point de passage logistique et humain des milices pro-Iraniennes.

À l’Est de l’Euphrate, les forces de la coalition et les Forces Démocratiques Syriennes ont mené elles aussi cinq campagnes de sécurisation pour procéder à l’arrestation de plusieurs dizaines de membres de l’ancien régime et combattants de l’État islamique.

Premières visites officielles de Al-Sharaa et tractations diplomatiques

Al-Sharaa a fait ses premières visites à l’étranger, à commencer par l’Arabie Saoudite où il s’est rendu à la Mecque pour le pèlerinage de l’Umrah en compagnie de son épouse, Latifa al-Daroubi, dont le monde découvre pour la première fois l’identité. Il s’est rendu ensuite en Turquie et pourrait visiter la France la semaine prochaine, dans le cadre de la conférence internationale pour la Syrie qui doit s’y tenir le 13 février.

Les principaux sujets de discussions y seront la levée des sanctions, le combat contre l’État Islamique ainsi que le sort du Nord-Est Syrien et l’intégration des Forces Démocratiques Syriennes dans l’Armée Nationale.

De leur côté les chefs d’État Égyptien et Tunisien, Al-Sissi et Saïed, font partie des plus fébriles à soutenir ou féliciter le nouveau gouvernement. L’un comme l’autre semblent craindre que la chute d’Assad suscite de nouveaux élans révolutionnaires dans leurs pays respectifs, qui ont fourni par ailleurs les plus gros contingents de combattants islamistes étrangers à la Syrie au cours de la dernière décennie – 6.000 pour la Tunisie, 3.000 pour l’Égypte. L’un des ex-membres égyptiens de HTS a d’ailleurs été arrêté en Syrie le 15 janvier après avoir appelé sur les réseaux sociaux les Égyptiens à renverser Al-Sissi.

Du côté des impérialismes occidentaux…

Les négociations avec la Russie continuent sans relâche et sans qu’on sache ce que la Syrie exige de la Russie, ni ce que cette dernière propose de son côté pour pouvoir maintenir sur le territoire Syrien sa base aérienne de Hmeimim (Latakia) et sa base navale de Tartus. Pour la première fois il a été question de livrer Assad à la Syrie, mais également de compensations financières pour la reconstruction du pays, dont la ruine est largement imputable à l’intervention russe depuis 2015. À ce jour, les pourparlers semblent au point mort.

Pas de grande nouvelle du côté des États-Unis. Donald Trump, occupé à donner des coups de tronçonneuse tout autour de lui, semble relativement désintéressé par la question syrienne. D’une semaine à l’autre, ses déclarations sur le retrait potentiel des 2.000 militaires américains de Syrie changent du tout au tout. On ne peut qu’attendre de savoir ce que sera la prochaine lubie de Trump…

Enfin, alors que la Turquie fait tout pour sauver sa guerre contre les Kurdes au Nord du pays, Israël poursuit irrémédiablement son expansion au Sud, affirmant vouloir se maintenir de façon indéterminée ou illimitée selon les traductions des déclarations du ministère israélien de la Défense. Déjà, les résidents témoignent de l’impact considérable que l’occupation militaire a sur l’agriculture et l’écosystème de la région, incluant les principales réserves d’eau du Sud de la Syrie, des milliers d’hectares de champs, potagers et cultures de fruits, sans compter plus de 10.000 ruches d’apiculteurs déjà menacées par le changement climatique… Israël est une calamité à tous points de vue.

Mais désormais, des manifestations s’organisent à Damas et dans la province envahie de Quneitra. Le 1er février, pour la première fois un groupe armé se faisant appeler «Résistance Populaire Syrienne» a tiré sur l’armée israélienne dans le village de Turnejeh.


Retrouvez les chroniques syriennes d’Interstices-Fajawat ici :

https://contre-attaque.net/2025/02/08/chroniques-syriennes-06/

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