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En Allemagne, la fin de la terrible Première Guerre mondiale est révolutionnaire. Des soulèvements ouvriers « spartakistes » ont lieu partout, affolant la droite bien sûr, mais aussi la gauche réformiste et bourgeoise, conduite par le 1er chancelier social-démocrate de la future République de Weimar, Friedrich Ebert. Ce dernier organise une violente répression, qui sonne le glas de la Révolution socialiste en Allemagne.
La trahison sanglante du parti socialiste allemand
En 1914, le parti socialiste allemand, le SPD, est le plus puissant du monde avec plus de 4 millions de voix. Rappelons-le, pour Marx et Engels, la Révolution devait avoir lieu en Allemagne en premier lieu, les deux penseurs estimaient que le prolétariat y était particulièrement discipliné et organisé. Pourtant, la Première Guerre Mondiale fait apparaître une ligne de fracture qui s’avérera définitive : le vote des crédits de guerre par la quasi-totalité des socialistes, alors que le parti est censé être antimilitariste, anti-impérialiste et internationaliste.
Seul Karl Liebknecht s’oppose au vote des crédits, brisant l’Union Sacrée. Tout comme la SFIO et la CGT en France, qui font bloc dans la fuite en avant belliciste, il s’agit d’une trahison de l’idéal socialiste. Une trahison qui coûtera la vie de millions de prolétaires dans une boucherie mécanisée, et engendrera les totalitarismes à venir. C’est pourquoi le parti se scinde : la majorité, qui soutient l’union sacrée, les socialistes indépendants et enfin les opposant-es à la guerre, qui formeront la ligue spartakiste, du nom de Spartacus, esclave de l’époque romaine qui avait défié l’Empire.
À leur tête : Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, tous deux emprisonné-es pour leur farouche opposition à la guerre. Socialistes et spartakistes défendent des lignes opposées : l’une réformiste, bourgeoise et parlementaire. La seconde, révolutionnaire et réellement socialiste.
Le tournant de Kiel
En octobre 1918, les marins de Kiel refusent d’obéir aux ordres de l’État major allemand, qui sait que la défaite est proche mais ordonne tout de même de lancer un dernier acte de guerre contre les marins anglais de la Royal Navy. Une sortie suicidaire mais censée être glorieuse. Les marins se mutinent, les drapeaux rouges flottent sur les navires de guerre.
Le 5 novembre, un conseil de soldats élus prend le contrôle de la ville. Cette mutinerie met le feu aux poudres dans toute l’Allemagne. Des dizaines de villes se soulèvent, dont Strasbourg ou Colmar, encore allemandes. Le drapeau rouge est hissé en haut de la cathédrale de Strasbourg le 13 novembre. Mais la France s’empressera d’aller mater les foyers révolutionnaires.
S’inspirant du modèle de la toute jeune révolution bolchevique, 10.000 conseils d’ouvriers et de soldats à travers l’Allemagne se créent pour organiser la Révolution. Les usines sont occupées par les ouvriers et ouvrières, l’appel à la grève générale est lancé à Berlin le 9 novembre. Un véritable vent révolutionnaire souffle dans le pays, suscitant un engouement énorme et un espoir pour des millions d’Allemands et d’Allemandes après 4 années de guerre meurtrière.
Mais la bourgeoisie ne l’entend pas de cette oreille, elle refuse de voir s’instaurer une révolution bolchevique en Allemagne. Elle doit mettre rapidement fin à la guerre pour mettre un terme aux agitations révolutionnaires du pays. En secret, Ebert scelle un pacte de traître avec l’armée : cette dernière accepte de se soumettre aux sociaux-démocrates, et en échange le gouvernement lui laisse son autonomie et autorise la création des fameux corps francs, les Freikorps : des groupes paramilitaires d’extrême droite chargés de mater l’insurrection.
Ebert déclare la République le 9 novembre 1918, une République bourgeoise parlementaire. Il donne des gages sociaux pour apaiser les tensions, comme la journée de 8h et le droit de vote des femmes. Le conseil est même appelé “conseil des commissaires du peuple”, un coup de com’, comme on dirait aujourd’hui.
Mais le lendemain Karl Liebknecht déclare la République soviétique – soviet veut dire «conseil» en russe, et n’a rien à voir avec le stalinisme, c’est au contraire la forme la plus démocratique qui soit – devant le palais royal de Berlin. Mi-décembre 1918, le congrès des conseils ouvriers voit la confiscation du mouvement par les sociaux-démocrates. Ils tentent de discréditer les spartakistes, les accusant de vouloir semer le désordre et la division. Ils obtiennent le transfert du pouvoir des conseils à une Assemblée et la tenue de futures élections en janvier.
Le 1er janvier 1919, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht fondent le KPD, le parti communiste allemand, et annoncent qu’ils refuseront de participer aux élections de janvier. Ils pensent pouvoir recréer, en version accélérée, les événements de 1917 en Russie, avec une révolution bourgeoise en février, et une révolution bolchévique en octobre. Des manifestations massives contre la République de Weimar ont lieu à travers toute l’Allemagne.
Le soulèvement spartakiste de Berlin
À Berlin le soulèvement intervient le 5 janvier 1919. La veille, le gouvernement avait révoqué le préfet de police de Berlin Emil Eichhorn, chef de l’USPD – socialiste indépendant – très populaire. C’est cette décision qui met le feu aux poudres, Eichhorn déclare : “J’ai reçu mon poste de la révolution et je ne le remettrai qu’à la révolution !” Un comité révolutionnaire provisoire est installé à la préfecture, des barricades sont montées, 500.000 ouvrier-es se mettent en grève. Le 11 janvier, les Freikorps marchent sur Berlin. Plus de 200 personnes sont assassinées, dont Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg le 15 janvier. Dans son dernier article, paru la veille de sa disparition, Rosa titre : «L’ordre règne à Berlin».
La mort de celle qui fut une infatigable intellectuelle et militante révolutionnaire, femme et juive d’un courage hors norme, malgré la répression, l’antisémitisme et la violence de l’époque, est une perte irréparable. Rosa Luxemburg avait tracé la voie d’un communisme démocratique qui aurait pu offrir un autre modèle que la dictature mise en place en URSS. Une voie éteinte avant de pouvoir exister.
Dès janvier 1919, une grande coalition se met en place en Allemagne, telle qu’on les connaît aujourd’hui. En Bavière, la république des conseils de Munich est mise au pas en dernier, en mai 1919. Jusqu’en octobre 1923, les insurrections continuent à travers l’Allemagne, mais la révolution est matée. Hitler a le champ libre.
Faire vivre l’histoire de nos luttes
Le fait que la révolution spartakiste soit si peu mentionnée dans nos livres d’Histoire montre la volonté bourgeoise de passer sous silence une page de l’Histoire qui aurait pu diamétralement changer le cours des choses. La bourgeoisie européenne toute entière a soutenu la répression des sociaux-démocrates allemands contre les révolutionnaires, terrorisée à l’idée que le “poison rouge” ne continue à se répandre dans les démocraties européennes.
En outre, il est bon de rappeler que ce n’est pas un gouvernement d’extrême droite ou de droite qui a réprimé dans le sang les révolutionnaires. Mais c’est bien un gouvernement de gauche qui, après avoir voté les crédits de guerre envoyant des millions d’Allemands à la boucherie, a choisi d’envoyer les corps francs assassiner leurs “frères”. Pire, en se reposant totalement sur des corps francs d’extrême droite pour maintenir l’ordre, les socialistes allemands ont créé les germes du nazisme à venir. Ces freikorps nationalistes et armés seront ensuite recrutés par un certain Adolf Hitler. Un rappel de ne jamais faire confiance à un socialiste ?
Il est important de s’intéresser à ces moments de lutte pour repolitiser l’Histoire. L’Histoire n’est pas figée ou muséifiée. L’Histoire n’est pas neutre, le récit qu’on en fait fait partie intégrante de la bataille culturelle, capitale en ces temps où l’extrême droite réalise des percées fulgurantes à travers toute l’Europe. Remettre l’Histoire des luttes au centre, c’est affirmer que c’est de cette Histoire dont nous nous réclamons, pas de l’Histoire de l’impérialisme allemand ou français. C’est prendre ( ou reprendre) goût à la lutte en s’inspirant d’épisodes révolutionnaires dont on a beaucoup à apprendre, des victoires comme des échecs.
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