Portrait — Luttes
La sociologue Annie Thébaud-Mony a passé sa vie à défendre les salariés empoisonnés à leur travail contre leurs employeurs. Sans la moindre compromission, elle a remporté des batailles essentielles.
Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), reportage
Annie Thébaud-Mony aurait-elle quelque chose d’Erin Brockovich, cette mère de famille partie en croisade contre une firme polluante ayant empoisonné tout un quartier à Hinkley, en Californie ? La comparaison fait sourire la sociologue de 80 ans, spécialisée en santé publique. D’ailleurs, elle « en avait entendu parler », quand elle habitait aux États-Unis, bien avant que Julia Roberts n’emprunte les talons de la jeune femme et ne médiatise son combat dans le film de Steven Soderbergh, en 2000. Les deux femmes ont en commun un engagement à toute épreuve aux côtés des malades, victimes de leur environnement, une détermination toute aussi affûtée, une écoute et une empathie remarquables.
Mais, à la différence de l’Étasunienne, qui a vu son destin basculer par une rencontre fortuite, Annie n’est pas là par hasard. Depuis plus de soixante ans, la Bretonne traque les abus de puissants employeurs sur les corps des plus vulnérables. Elle trace sa route avec conviction, aux côtés des salariés meurtris, poussée par un besoin impérieux de justice qu’i l’anime depuis ses jeunes années.
Cette détermination l’a conduite à faire interdire l’amiante en France et reconnaître de nombreuses maladies professionnelles, notamment des cancers induits par les produits toxiques (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques) manipulés par les travailleurs, tels que les pesticides et l’amiante.
Mais aussi à cofonder en 2002 le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop 93) et en 2017 son équivalent dans le Vaucluse — qui accompagnent les malades dans leur demande de reconnaissance en maladie professionnelle — ainsi que l’association Henri Pézerat, un réseau d’échange d’expérience et d’aide aux luttes sociales concernant la santé au travail. Elle est aussi à l’origine du fonds de dotation Agir contre les cancers du travail, porté par des associations de victimes.
Trois victoires majeures cette année
En cette fraîche matinée de décembre, la tout juste octogénaire nous reçoit dans son appartement, à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). Une porte vitrée ouvre sur un petit jardin verdoyant. Un carré court, le regard chaleureux et la parole généreuse, Annie Thébaud-Mony n’élude aucune question. Elle a les idées bien en place et déroule avec une simplicité déconcertante et une rigueur implacable les maux de notre société, plus précisément de nos systèmes de production et de santé, et leurs conséquences sur les corps des plus faibles.
Amiante, radioactivité, chimie… Tous les voyants sanitaires sont au rouge depuis des décennies, « mais on n’a pas voulu le voir ». Résultat : le nombre de cancers explose, notamment chez les travailleurs, les premiers exposés. Cette année, trois victoires majeures ont été remportées, liste-t-elle. Fin novembre, la cour d’appel de Paris a condamné la société Comptoir des minéraux et des matières premières pour avoir intoxiqué tout un quartier — et notamment des écoles — à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) pendant quarante ans, en écrasant des plaques d’amiante.
Quelques mois plus tôt, le fonds d’indemnisation des victimes des pesticides reconnaissait le lien entre le décès d’une enfant atteinte de cancer et la profession de sa mère, fleuriste. Il admettait ainsi que l’exposition in utero aux pesticides dont sont aspergées les fleurs coupées est responsable de la maladie de l’enfant. De même pour les enfants des salariés de Tetra Medical, qui ont été exposés in utero à l’oxyde d’éthylène et ont développé des malformations.
Pierre angulaire des combats
Ils allongent ainsi la liste des combats victorieux portés par la militante au sein des structures qu’elle a fondées ou via les nombreux collectifs de malades qu’elle soutient, comme l’interdiction de l’amiante, ou celui de l’agriculteur Paul François face à Monsanto.
Annie Thébaud-Mony est la pierre angulaire de ces combats : elle a mis en contact les différents maillons de la chaîne, des scientifiques ayant prouvé la toxicité de certains produits jusqu’à l’avocat François Lafforgue, qui mène les combats au tribunal, en passant par les collectifs de malades et des syndicalistes dans les entreprises incriminées.
Père commerçant, mère au foyer, la jeune Annie a été très tôt « en révolte contre le modèle féminin » que la société lui imposait et revendiquait farouchement son autonomie. Après avoir fait ses classes auprès des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, elle s’est envolée pour le Brésil à la fin des années 1960. Convaincue de l’importance du travail de terrain, la jeune sociologue a entamé des recherches auprès des étudiants brésiliens, afin de comprendre leurs revendications politiques. La révolution verte battait son plein, les intrants chimiques débarquaient partout.
Elle a alors découvert « l’expropriation très violente de tous les petits paysans » au profit des multinationales étrangères. « C’est à ce moment-là que se met en place le double standard : des réglementations s’instaurent [dans les pays occidentaux] sur le travail et l’environnement et se traduisent par un mouvement massif de désindustrialisation. Et inversement, une industrialisation sauvage » dans les pays du Sud, les multinationales venant profiter d’une main d’œuvre bon marché.
« La plus grande mine d’amiante d’Amérique latine a été ouverte alors que les méfaits de l’amiante étaient déjà connus »
En 1968, un coup d’État militaire s’est abattu sur le Brésil. Une période qui a marqué Annie Thébaud-Mony au fer rouge. « Dans tous les pays d’Amérique latine, la dictature militaire a été mise à profit par les multinationales pour s’implanter dans des conditions extrêmement favorables pour eux, mais terribles pour les pays concernés, dénonce-t-elle. Le néolibéralisme s’est construit sur cette alliance. »
Elle a alors compris que des multinationales n’hésitent pas à plier le corps des plus vulnérables pour exploiter des ressources. « La plus grande mine d’amiante d’Amérique latine a été ouverte à cette époque par Saint-Gobain et Eternit Suisse, alors que les méfaits de l’amiante étaient déjà connus. »
Convergence entre la chimie et la sociologie
Après Rio de Janeiro, suivirent douze années de pérégrination, du Brésil au Sénégal, d’Alger à New York. De retour à Paris, son parcours a pris un virage décisif quand elle a rencontré le chimiste Henri Pézerat, dans les préfabriqués bourrés d’amiante de l’université de Jussieu. Le scientifique et la sociologue avaient la même vision de la santé publique, leurs approches se complètaient. « Chacun a su faire un pas de côté : Annie vers la chimie, Henri vers la sociologie », raconte le fils du scientifique, Pierre Pézerat, auteur d’un documentaire retraçant leurs combats. Une interdisciplinarité qu’ils ont mise à profit pour dénoncer les méfaits de l’amiante.
En 1974, a commencé la lutte des ouvrières d’Amisol, une usine de filage et de tissage d’amiante à Clermont-Ferrand. En proie à des difficultés financières, l’usine a fermé, mais les ouvrières entendaient défendre leur emploi et manifestaient pour la réouverture. Leur rencontre avec le chimiste et la sociologue les a décidé à changer de combat et à réclamer l’interdiction de l’amiante, malgré la précarité des salariés.
« Notre travail a été de démystifier le discours des industriels »
« Ce sont souvent des situations compliquées », explique le codirecteur du Giscope Vaucluse, Moritz Hunsmann. Pour ces ouvriers, notamment les plus précaires, il est difficile de prendre le risque de perdre son travail pour préserver sa santé. « Mais Annie sait trouver les mots justes. Elle a l’honnêteté de dire ce qu’il doit être dit [à savoir : votre travail vous rend malade] et les conséquences que l’on doit en tirer, sans rompre le lien. »
« Notre travail a été de démystifier le discours des industriels », explique la sociologue. « Annie n’a jamais été prête à faire des compromis avec les cercles du pouvoir », résume Pierre Pézerat.
Différence entre la théorie et le terrain
En contact avec les ouvriers exposés, les deux scientifiques ont agrégé autour d’eux des compétences multiples : chimistes, toxicologues, sociologues mais aussi des syndicalistes qui décrivent au plus près du terrain leurs conditions de travail. Leur démarche n’a pas plu à toutes les sphères scientifiques : « Comme mon père, Annie s’est heurtée aux cercles de la recherche mainstream qui est très au service des plus forts, dit Pierre Pezerat. Annie a toujours placé son regard aux côtés des plus vulnérables. »
Son approche a permis de mettre au jour un défaut majeur dans l’étude des maladies professionnelles : le différentiel existant entre la fiche de poste et la réalité du terrain. « Par exemple, un agriculteur qui arrose de pesticides ses champs, enfermé dans une cabine avec un masque, ne subit théoriquement pas de contamination, dit Pierre Pézerat. Mais les purgeurs se bouchent régulièrement, il faut les déboucher. C’est ça, la réalité du travail… »
La méthode a fait école avec les Giscop : « Les sociologues retracent, avec les malades, les expositions subies pendant leur activité professionnelle. Puis l’expertise interdisciplinaire et pluriprofessionnelle identifie les expositions cancérogènes, au regard de la description des activités à chaque poste de travail occupé », détaille Moritz Hunsmann.
La Caisse nationale d’assurance maladie estime que, chaque année, 16 à 24 % des nouveaux cas de cancer en France sont attribuables à l’activité professionnelle. « C’est encore une sous-estimation, ajoute Moritz Hunsmann. La volonté politique est-elle suffisante pour rompre l’invisibilité des cancers professionnels, faire payer les employeurs et les obliger à agir en prévention ? Aujourd’hui, le rapport de force est très clairement en leur faveur. »
https://reporterre.net/Annie-Thebaud-Mony-une-vie-de-lutte-contre-les-cancers-du-travail
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