La fulgurante construction d’un totalitarisme…

Tomás Ibañez

L’incontournable révolution informatique

Nous nous trouvons probablement, une fois de plus, à un point de bifurcation de l’histoire de l’humanité, les changements que le monde connaît depuis quelques décennies, loin de représenter un ensemble de modifications mineures, dispersées et sans lien entre elles, introduisent une discontinuité historique et annoncent un véritable changement d’époque. Tout semble indiquer, en effet, que nous sommes engagés dans un triple processus visant à la construction d’une nouvelle ère capitaliste (le capitalisme numérique), d’une nouvelle ère technologique (la digitalisation de « Tout ») et d’une nouvelle ère idéologique (post métaphysique). Ces trois grandes constructions sont étroitement liées, elles se trouvent imbriquées dans une relation synergique où elles se renforcent mutuellement et constituent en fait trois facettes d’un même phénomène global qui découle directement de la révolution informatique. Une révolution qui renforce encore plus l’étroit lien, tissé par la Modernité, entre la raison scientifique, les technologies issues des connaissances que celle-ci engendre, et le pouvoir aussi bien économique que politique

Personne ne doute que la révolution informatique est en train de construire un monde nouveau ; cela est d’une telle évidence que la seule question qui demeure est de savoir quelle forme il prendra. Bien entendu, l’expression révolution informatique ne renvoie pas seulement au monde des ordinateurs, mais à tous les domaines dans lesquels les technologies de l’information ont un impact,- [1] et comme l’informatique est une technologie qui produit des technologies, elle transforme non pas une, mais plusieurs strates du monde. Cela englobe, entre autres, les domaines de l’économie (production et distribution de marchandises, transactions commerciales, marchés financiers, services de tout type, etc.), de la politique, du droit, de la médecine (biotechnologies, chirurgie robotisée, diagnostic par l’image, etc.), de l’agriculture, de l’alimentation, des services, de la communication, des relations sociales, (smartphones, moteurs de recherche, réseaux sociaux, etc.), des conflits militaires, de la production et de la distribution d’objets, etc. Dans le domaine politique, pour ne nous arrêter un instant que sur ce domaine, songeons, par exemple, aux conséquences politiques du fait que l’on puisse connaître en temps réel, seconde à seconde, les réactions de la population face à un événement ou à une décision politique particulière, ou encore aux transformations qu’impriment les réseaux sociaux aux campagnes électorales et, plus généralement, à la formation de l’opinion publique.

C’est donc de l’informatisation généralisée du monde qu’il s’agit, et il n’est nul besoin d’être un usager des ordinateurs, ni un assidu des réseaux sociaux, pour se retrouver totalement immergé dans le monde digital. Il suffit pour cela que l’on soit un usager et un consommateur de services publics ou privés, qu’ils soient financiers, cartes bancaires par exemple, ou de tout autre type, tels l’électricité, l’eau courante, les transports aériens, etc., et la liste n’en finirait pas…

La vitesse à laquelle l’impact de la révolution informatique avance dans le domaine spécifique de la communication et de l’information est tout simplement vertigineuse. Pour s’en convaincre il suffit de penser que moins de deux décennies se sont écoulées depuis la naissance de services qui nous semblent aujourd’hui essentiels, tels, par exemple, que Google ou WhatsApp entre autres moteurs de recherche et applications de messageries. De même l’ampleur de cet impact saute aux yeux lorsque l’on sait qu’en 2021 on estimait à environ 5,3 milliards le nombre d’utilisateurs de smartphones, que 100 milliards de messages étaient envoyés chaque jour via WhatsApp, qu’il y avait plus de 2,9 milliards d’utilisateurs actifs de Facebook, et plus de 1,8 milliards d’utilisateurs de Gmail. Densément peuplé et parcouru dans tous les sens, le cyberespace est devenu un immense espace social qui modifie nos relations, nos identités et notre vision de la réalité, avant même que ne prenne forme et ne se généralise le métaverso.

Ceci dit, au-delà de l’ancien débat sur la nature liberticide ou, au contraire, émancipatrice, des technologies de l’information, force est de reconnaitre que les changements intervenus ces dernières années vont plutôt dans le sens de l’instauration d’un monde totalitaire. En fait, nombreuses sont les données qui signalent l’émergence d’un nouveau type de totalitarisme dont la progression semble inéluctable et qui montre déjà ses griffes sur les cinq continents. Disséminés dans le monde entier les multiples dispositifs technologiques rattachés, d’une façon ou d’une autre, aux technologies de l’information tissent la toile d’araignée de ce totalitarisme d’un genre nouveau dans laquelle nos vies sont progressivement prises au piège.

Son déploiement est lié à la colossale capacité qu’a la technologie digitale d’obtenir et de traiter l’information en quantités pratiquement infinies et de façon presque instantanée. Aujourd’hui, à la différence des systèmes totalitaires précédents, ce sont les sujets eux-mêmes qui fournissent constamment, à travers chacun de leurs comportements systématiquement recueillis et traités par des algorithmes sophistiqués, les éléments qui rendent possible une sujétion d›autant plus complète que c’est la vie même des personnes qui nourrit les dispositifs de contrôle et de normalisation. Les personnes deviennent tout à la fois une source constante de données et une cible soumise à un contrôle permanent exercé par l’œil qui voit tout, la main qui recueille tout, et la mémoire qui garde tout.

L’essor démesuré du principe de prévention

Sur le chemin vers un nouveau type de totalitarisme inconnu à ce jour, l’intense exigence de sécurité rejoint le principe de prévention pour favoriser la construction d’un dispositif de pouvoir sociopolitique qui assure la transparence permanente des personnes et leur totale vulnérabilité face aux appareils répressifs. Une société, grosse de menaçants risques globaux, alimente un état de croissante confusion des populations quant à leur avenir, y compris le plus immédiat, ce qui les dissuade de développer des actions politiques radicalement transformatrices, et les pousse, au contraire à tolérer, voire à exiger, la restriction des libertés, à normaliser l’état d’exception permanent, à accepter le viol de la vie privée par les institutions, et à octroyer à l’État le droit de tuer sans procès préalable, comme nous le verrons plus avant.

La prolifération des risques ne favorise pas seulement le sentiment d’insécurité, mais aussi, inévitablement, l’impérieuse nécessité de la prévention, entendue comme ce qui permet d’agir avant que les risques ne se transforment en dommages, parfois catastrophiques. Pour s’implanter le nouveau totalitarisme qui s’annonce requiert que le discours croisé du risque et de la prévention se propage et s’enracine au sein de la société le plus largement et le plus rapidement possible. Cela jusqu’à ce qu’une véritable culture de la prévention soit créée et massivement acceptée par la population, la prédisposant à appeler de ses vœux l’avènement de l’État sécuritaire, c’est-à-dire du type d’institution étatique appelé à héberger ce nouveau totalitarisme qui disposera bientôt (tout va très vite !) des moyens lui permettant d’exercer un contrôle sans failles sur les individus, de les rendre pratiquement transparents, et de clôturer toutes les lignes de fuite qui leur permettraient de se soustraire au regard qui les scrute en permanence et qui vampirise jusqu’à la moindre goutte l’information les concernant et qu’eux-mêmes produisent en partie.

Paradoxalement, même les initiatives politiques les plus louables, telles celles qui émanent des collectifs écologistes, contribuent à construire cette culture et à renforcer le paradigme de la prévention qui se trouve à la base du nouveau totalitarisme. Cela dit, la prévention requiert une vigilance exhaustive et permanente afin de surveiller l’évolution des risques et tenter de les prévenir. Bien sûr, le souci de la prévention et de la maîtrise des risques n’est pas nouveau, mais la différence avec les temps passés réside dans le fait qu’aujourd’hui l’informatique porte cette capacité de prévention et de vigilance à des degrés inimaginables, tout en accélérant à un point sans précédents le rythme des changements dans la société.

Pour expliquer la généralisation du sentiment d’insécurité on invoque généralement l’existence de risques globaux allant de la possibilité d’une destruction nucléaire totale ou partielle, à la catastrophe provoquée par le changement climatique, en passant par des pandémies de grande ampleur (SIDA, Ébola, grippe aviaire, corona virus, etc.) et par l’épuisement prévisible des ressources naturelles (eau potable, pétrole, etc.). Ce sentiment se trouve renforcé par le caractère spectaculaire des attentats réalisés dans des zones considérées jusqu’à présent comme étant totalement sûres.

En revanche, on ne prête pas la même attention au rôle que jouent dans le développement de ce sentiment d’insécurité la rapidité et l’ampleur des changements sociaux. Pourtant, il semble clair que l’accélération des changements dans notre cadre de vie favorise la désorientation et la confusion des populations car elle empêche de projeter le présent sur l’avenir, ou d’inférer l’avenir à partir du présent. En un certain sens, on peut dire que l’avenir n’est plus notre affaire, qu’il échappe à notre possibilité d’intervenir dans sa configuration et, dans cette mesure, c’est le présent qui cesse également d’être notre affaire puisque nous ne savons pas comment agir en son sein pour tenter de façonner nos lendemains. Cette opacité de l’avenir plus ou moins immédiat est sans doute l’une des grandes différences avec les époques précédentes où, pour ainsi dire, les changements prenaient leur temps et ne créaient pas des discontinuités brusques et rapprochées dans le cours d’une vie humaine. Il est clair que la conjonction de la logique capitaliste, d’une part, à la recherche permanente de bénéfices accrus, et de celle de la technique, d’autre part, lancée à la poursuite d’un constant développement, est l’un des facteurs qui accélèrent les changements en faisant que s’écourtent de plus en plus les cycles d’obsolescence des objets technologiques lancés sur le marché.

Par rapport à la constitution d’un gisement de données, il se trouve que l’extraordinaire développement de la révolution informatique fait qu’il ne soit plus nécessaire de ne récolter et de ne conserver que les données susceptibles d’être utiles, puisque l’on est en mesure d’enregistrer tout ce qui a la forme d’une donnée, indépendamment de son éventuelle utilité (il s’agit d’une exhaustivité qui ne s’embarrasse pas de discriminations a priori et qui n’est pas sans évoquer l’horrible expression Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens attribuée à l’abbé Amalric). Aujourd’hui déjà, mais demain encore plus, ces données n’émaneront pas seulement des actions exécutées par les individus mais d’une pléthore d’objets interconnectés qui peupleront leur environnement, ainsi que de bio-senseurs et de nano-détecteurs, dont certains, tels les micro-chips RFID (identificateurs par radiofréquence), peuvent être implantés de manière sous-cutanée.

Grâce aux technologies de l’information, toutes nos actions, et même nos silences et nos non-actions – celles que nous nous abstenons de faire – laissent des traces qui sont soigneusement archivées à jamais, et traitées de manière exhaustive par les services de l’État ainsi que par les grandes entreprises privées, mettant rapidement en place notre complète traçabilité. Là se trouve l’une des grandes différences avec les divers totalitarismes antérieurs, une différence qui autorise à parler d’un type de totalitarisme inédit à ce jour et que l’on peut qualifier de néo totalitarisme.

Un cas limite de la traçabilité, mais qui illustre à la perfection ce principe de prévention qui est à la base du nouveau totalitarisme, est celui des drones utilisés, entre autres, par l’armée des États-Unis d’Amérique. Comme le montre Grégoire Chamayou dans son livre Théorie du Drone (1), le principe de prévention repose sur un colossal recueil de données et sur leur traitement, aussi exhaustif que véloce. Si les drones n’étaient équipés que de caméras pour localiser leurs cibles, d’armement pour les détruire, et de programmes informatiques pour traiter les données qu’ils recueillent et pour calculer la trajectoire de leurs missiles, ils seraient déjà bien redoutables. Mais ce qui les rend énormément plus mortifères et liberticides c’est qu’ils ne constituent qu’un minuscule élément d’un vaste et complexe dispositif de surveillance qui leur transmet des informations recueillies à partir de multiples sources telles, par exemple, que les communications verbales ou écrites qui sont exhaustivement collectées et archivées pour toujours par les agences de sécurité. Or, pour ne mentionner que la seule Agence Nationale de Sécurité des États-Unis, il faut savoir qu’elle archive chaque jour quelque 2 000 millions de courriers électroniques, d’appels téléphoniques, de messages de WhatsApp, etc.

Le fait que les drones représentent l’une des illustrations les plus frappantes du principe de prévention, se doit à ce que l’une de ses [2] fonctions consiste en l’élimination prophylactique (euphémisme d’assassinat), sans jugement préalable ni démonstration de culpabilité, des sujets potentiellement dangereux. L’élimination des suspects avant qu’ils n’aient fait quoi que ce soit dont on puisse les accuser dilue jusqu’à la faire disparaître totalement la différence entre la condition de suspect et celle de coupable. La sanction n’étant pas motivée par ce que l’on a fait mais par ce que nous aurions pu faire éventuellement si nous n’en avions pas été empêchés, la présomption d’innocence perd toute raison d’être. À partir de l’instant où le principe de sécurité est devenu l’évangile de l’action politique institutionnelle, ce sont tous les principes du droit libéral qui s’en trouvent invalidés.

Qu’une sanction s’applique à partir de l’intention présumée de commettre un acte sans attendre qu’il soit commis n’est guère nouveau, mais aujourd’hui pour s’avancer au délit et le prévenir il ne faut plus comme par le passé interroger les intentions du sujet. Il n’est même pas nécessaire qu’existe la moindre intention, car ce sont des algorithmes de traitement de données qui commandent l’action préventive en détectant des configurations de conduites à risque à partir de l’information recueillie au sein d’une population. D’ailleurs, ce qui n’est pas nécessaire ce n’est ni l’intention, ni même la réalisation du fait que l’on prétend empêcher. Dans le film de science-fiction Minority Report les interventions préventives se produisent grâce à la vision surnaturelle du futur, c’est-à-dire, à la vision de ce qui se passerait nécessairement en l’absence d’intervention. Cependant, la logique préventive, non pas fictionnelle mais bien réelle, du drone va bien plus loin puisque l’intervention n’implique pas du tout que sans elle ce qui la déclenche se produirait.

En effet, peu importe qui se convertit automatiquement en suspect si son profil s’inscrit dans l’une des configurations à risque détectées dans une population, et il suffit alors de le localiser, de le surveiller, et, si nécessaire, de l’éliminer avant qu’il n’ait la possibilité d’agir. Aujourd’hui le fait de coïncider avec un certain profil équivaut dans certaines régions du globe à une condamnation à mort sans jugement et à une prompte exécution. Précisons que dans nos villes, dont la surveillance repose encore sur des réseaux assez denses de caméras fixes, quelques drones équipés de dispositifs qui multiplient les angles de vision grâce à l’interconnexion d’une batterie de caméras permettront bientôt de remonter dans le temps les séquences d’images pour savoir, par exemple, d’où venait telle personne repérée en tel lieu et avec quelle autre personne elle s’était rencontré auparavant. Malheureusement, il ne s’agit pas de science-fiction, et si l’on ajoute à cela qu’un téléphone portable indique en permanence le lieu où il se trouve, et que ce téléphone est aussi un microphone qui peut être activé à distance pour enregistrer et transmettre les conversations qui ont lieu dans son rayon d’écoute, ou que chaque usage d’internet est lié à une identité numérique bien précise, on comprendra à quel point la réalité dépasse parfois la fiction lorsqu’il s’agit de la construction de l’État sécuritaire.

À bien y réfléchir, l’État sécuritaire c’est finalement l’État à l’état pur. Délesté de ses fonctions classiques, n’ayant plus à s’occuper, par exemple, de l’économie nationale devenue l’apanage d’un capitalisme mondialisé qui est informatiquement interconnecté, et qui se régule à partir d’algorithmes de traitement de l’information et de prise de décision, l’État se rabat sur la fonction de contrôle/surveillance de la population et sur la fonction de police, ce qui fait que dans le cadre du nouveau type de totalitarisme l’usage de la force, qui a toujours été sa prérogative, le devient de manière encore plus importante.

L’expansion sans frein du capitalisme numérique

Comme nous le savons, grâce à de puissants programmes de capture et de traitement massif des données, l’énorme production d’informations que les milliards d’utilisateurs du cyberespace fournissent chaque minute, a généré une florissante économie numérique qui exige, tout en la favorisant, notre totale transparence face aux pouvoirs économiques, et qui accroît en même temps le contrôle social auquel nous sommes soumis. Dans sa nouvelle modalité numérique le capitalisme s’avère particulièrement apte à extraire des profits à partir des grands flux, qu’il s’agisse de flux financiers ou de flux d’information, mais aussi de tout ce qui se déroule dans l’espace social.

Ce sont en fait, toutes les activités de la vie quotidienne que ce nouveau capitalisme transforme en source de profit, cherchant à construire les sujets qui sont les plus à même de lui procurer des profits, plutôt que de partir à leur recherche. Il s’agit, pour lui, de produire des subjectivités qui s’inscrivent le mieux dans sa propre logique, et qui facilitent son fonctionnement, tant dans le domaine de la consommation que dans celui du travail. Il lui faut construire la manière d’être, la manière de sentir, de désirer, de penser, d’établir des relations avec autrui, et, pour ce faire, il doit s’infiltrer et coloniser nos désirs, notre imaginaire, nos motivations, nos relations sociales et, en bref, notre mode d’existence, ce qui exige, bien entendu, de pouvoir détecter, observer, recueillir et traiter toute l’information pertinente à cette fin.

Cette nécessité impérieuse d’information est un indicateur supplémentaire qui nous fait voir que le capitalisme actuel ne peut se comprendre qu’en tenant compte de l’irruption de la révolution informatique. Sans cette révolution, la nouvelle ère capitaliste n’aurait pas pu se constituer, l’exploitation des grands flux n’aurait pas atteint l’ampleur et la forme qu’elle a aujourd’hui, et l’actuelle phase de la mondialisation n’aurait même pas pu avoir lieu. Cette mondialisation représente non seulement l’extension planétaire du marché capitaliste et de sa logique productive, mais elle établit également un nouvel ordre économique caractérisé, entre autres, par l’extraordinaire densification des interconnexions entre tous les éléments de la sphère économique, et la fulgurante vitesse avec laquelle tout circule entre les éléments connectés, les conséquences économiques tous azimuts de la guerre en Ukraine le montrent clairement.

Comme nous allons le voir par la suite, le capitalisme numérique tire profit de la COVID-19 pour affiner et étendre ses dispositifs de contrôle social, mais il en tire également profit pour modifier la sphère du travail, en impulsant le télétravail avec une intensité jamais vue auparavant. En plus d’isoler physiquement les travailleurs et d’éviter toute relation qui ne soit pas directement liée au travail, cette restructuration du travail sert aussi à étendre l’outillage numérique à l’ensemble du tissu social, le rendant totalement indispensable et assurant ainsi la possibilité d’un contrôle constant et détaillé des employés, voire même de leur entourage. Tout ceci en attendant que le rapide développement de l’intelligence artificielle produise des effets considérables sur le marché du travail et sur le phénomène du travail lui-même.

Pas de deux entre Biopouvoir et Pandémie

La COVID-19 a illustré de façon spectaculaire la clairvoyance de Michel Foucault lorsqu’il développa, il y a un peu plus de quarante ans, son concept de biopouvoir pour caractériser la nouvelle forme de gouvernementalité instaurée par le néolibéralisme. Les nouvelles modalités d’exercice du pouvoir qu’il avait mises en lumière, telles que la gestion de la vie, la biosécurité et le contrôle des populations en sont venues à occuper un lieu privilégié dans l’agenda du capitalisme numérique et, plus généralement, dans celle de la gouvernementalité néolibérale. Succédant à un modèle basé sur le droit et la sanction, le biopouvoir place la vie au centre des procédures du pouvoir, faisant de sa prise en charge et de sa gestion un puissant instrument pour favoriser la libre soumission des sujets, et pour contrôler et gérer les populations.

Aujourd’hui, les outils fournis par la révolution informatique, permettent de dépasser la biopolitique de ces dernières décennies et de déployer une biopolitique numérique, qui s’appuie, notamment, sur l’extraordinaire développement de la médicalisation de la vie et sur l’importance acquise par le lucratif complexe techno-médical qui intègre à la fois la florissante industrie pharmacologique et les dispendieux instruments diagnostiques et chirurgicaux dont le renouvellement se doit d’être aussi rapide et constant que l’exige l’industrie médicale.

Dans le cadre de la biopolitique, le catalogue des comportements réputés salutaires est devenu le bréviaire que chacun doit intérioriser et respecter, non seulement pour préserver sa propre santé, mais aussi pour préserver la santé de ses concitoyens, ce qui accroit le sentiment de culpabilité en cas de négligence. Le fait d’instiller la préoccupation concernant les dangers qui menacent la santé, de susciter la peur et d’encourager l’auto-culpabilisation sont quelques-uns des outils dont la gestion de l’actuelle pandémie a montré l’utilité pour annuler ou affaiblir, sans avoir à exercer une forte répression, les velléités de transgresser les lignes directrices tracées et imposées par les institutions.

Sans entrer dans la discussion sur les meilleurs moyens pour l’indispensable lutte contre la pandémie, il est clair que la COVID-19 a servi de grand banc d’essai pour mettre à l’épreuve des procédures de contrôle massif des populations non seulement à travers la collecte à grande échelle de données médicales, mais aussi à travers le recueil massif de données concernant les comportements. L’élaboration de savoirs experts sur ces données fournit entre autres informations d’indéniables intérêts médicaux, de précieux renseignements sur le degré auquel ces populations acceptent d’être soumises sans opposer trop de résistance, voire s’offrent à être dirigées encore plus strictement, surveillées encore plus étroitement, et sanctionnées encore plus sévèrement… pour leur propre bien, bien entendu !

Mais là ne s’arrête pas le cheminement du biopouvoir numérique. À côté de sa gestion circonstancielle de la pandémie, ce sont d’autres caractéristiques, plus structurelles cette fois, qui exigent notre attention et donnent le frisson. En effet, nous savons que l’être humain est un être qui se transforme lui-même et dont les créations, inventions et productions techniques ont influencé sa propre évolution depuis la préhistoire jusqu’à nos jours. Elles ont modifié ses caractéristiques morphologiques, ainsi que ses capacités cognitives, sa résistance/vulnérabilité aux maladies, son espérance de vie, etc. En ce sens, l’être humain, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est déjà un être artificiel qui, loin d’être un simple produit de la nature est, en partie, le résultat des artefacts de tout type qu’il a lui-même construits au fil du temps.

Si par le passé, l’impact de l’être humain sur ses propres caractéristiques était une conséquence involontaire de certaines de ses activités, il est aujourd’hui en mesure d’influencer délibérément sa propre évolution, puisque les nouvelles ressources biotechnologiques développées grâce à l’informatique et aux nanotechnologies commencent à permettre d’augmenter et de modifier volontairement les capacités de l’être humain.
Comme nous l’avons vu dans le domaine de la communication et de l’information, la vitesse à laquelle progressent les technologies dans celui de la biologie, ainsi que l’ampleur des changements qu’elles produisent, sont également tout à fait spectaculaires. Un peu plus de trente ans se sont écoulés depuis le début du projet du génome humain en 1990, et un peu moins de deux décennies depuis que le séquençage de ce génome a été achevé en 2003 et que sa carte a été produite, un exploit qui, bien entendu, aurait été totalement impossible sans l’informatique. Une période très courte aura donc suffi pour ouvrir un gigantesque éventail de possibilités qui, n’en doutons pas, seront systématiquement exploitées.

Aujourd’hui, un dispositif combinant nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives (NBIC) offre une double ligne d’applications que la très puissante industrie médicale a déjà commencé à exploiter. En effet, on trouve, d’une part un usage thérapeutique, consistant à corriger certaines déficiences et à prévenir certaines maladies ou malformations, et d’autre part un usage amélioratif, consistant à améliorer les capacités humaines sur tous les plans (moteur, sensoriel, cognitif, etc.). Si l’usage thérapeutique dont, soit dit en passant, l’affinité avec le paradigme de la prévention n’échappera à personne, jouit d’une considération très favorable parmi le public en général et la classe médicale en particulier, la seconde possibilité qui consiste à améliorer l’être humain est beaucoup plus controversée, bien qu’elle ne soit pas sans rapport avec l’ancienne confiance dans le progrès ininterrompu des capacités humaines, qui se manifestait déjà au temps des Lumières et qui résonne aujourd’hui dans le discours transhumaniste.

Il est évident que tant l’utilisation thérapeutique que l’utilisation amélioratrice des technologies génétiques et biologiques augurent une authentique mutation de bon nombre de nos valeurs, de nos conceptions et de nos attitudes à l’égard de la vie, de la mort, de la procréation, etc. Cependant, bien que le discours transhumaniste, rétif à la sacralisation d’une supposée nature humaine essentielle, offre de bonnes raisons d’accepter des interventions sur la constitution biologique des personnes, sa validité s’éfondre aussi tôt que l’on spécifie le type de société dans lequel se situent ces interventions. De plus, cette spécification permet d’entrevoir que la direction imprimée à la société par ces interventions génétiques est la même que celle marquée par l’informatisation de la communication et de la surveillance, c’est-à-dire, vers l’instauration d’un nouveau totalitarisme.

Une triple considération permet de le comprendre. En premier lieu, le volume des moyens nécessaires pour intervenir sur la constitution biologique de l’être humain fait que ces moyens ne se trouvent qu’entre les mains de la puissante industrie médicale. De même, l’extraordinaire complexité des connaissances et des compétences techniques requises, fait que celles-ci ne se trouvent qu’entre les mains d’un nombre réduit de spécialistes. Cela signifie qu’à l’avenir, et cela commence à se percevoir dès aujourd’hui, la capacité de décision de la population sur ces interventions sera pratiquement nulle, contribuant ainsi à l’un des aspects génériques des totalitarismes, qui n’est autre que de remettre entre les mains de quelques personnes l’exclusivité des décisions qui affectent de manière cruciale la vie du plus grand nombre.

Deuxièmement, le système au sein duquel s’effectuent ces interventions étant de type capitaliste, il est clair que c’est le marché qui sera aux commandes, et donc que les interventions génétiques seront conçues selon des critères de forte rentabilité et de maximisation des bénéfices économiques. Par conséquent, il est prévisible que les modifications génétiques qui seront privilégiées seront celles qui offriront les bénéfices les plus copieux, indépendamment de ce que les gens puissent penser ou vouloir, et au détriment de leur liberté de choix.

En troisième lieu, il est évident que dans le cadre du paradigme de la prévention le poids décisif des critères de sécurité conduira à privilégier les modifications de l’être humain qui, sous couleur de désactiver les risques, permettront un meilleur contrôle de celui-ci, une surveillance plus étroite, et assureront une plus grande soumission.

Que faire avant qu’il ne soit trop tard ?

Il est clair que la première chose qui s’impose afin de pouvoir lutter contre un danger est, tout bêtement, de le percevoir, et c’est pourquoi il me semble urgent de faire avancer la conscience du danger totalitaire en impulsant un axe de mobilisation et d’agitation centré spécifiquement sur ce danger. Penser fermement que le totalitarisme de nouveau type qui s’avance est d’une telle envergure qu’il faut tout mettre en œuvre pour le freiner, ne dissimule pas du tout que nous avons d’énormes difficultés à dessiner des lignes de résistance et à entrevoir quels outils pourraient être efficaces contre son instauration (quand bien même la communauté des hackers nous montre, peut-être, quelques pistes). Peut-être faudrait-il nous inspirer, paradoxalement, du principe de prévention en le détournant de ses applications liberticides, car, si, comme l’énonce ce principe, on peut modifier le futur en discernant ses traces dans le présent et en agissant sur elles, c’est bien ici et maintenant qu’il faut lutter contre le nouveau type de totalitarisme, même si bon nombre de ses éléments constitutifs ne font pas encore partie de notre présent, et si la lutte contre ce qui n’existe encore, partiellement, que sous forme de futurible n’est pas de celles qui sont susceptibles de mobiliser les masses.

Bien sûr, cela ne nous dit pas comment faire, mais si une chose me semble certaine c’est que pour tenter de désactiver ce qui pointe comme étant l’un des plus grands dangers qui nous menacent, une première action sur le présent consiste à y propager une conscience aiguë de l’imminence et de la nature de ce totalitarisme d’un nouveau type que promeut l’informatisation généralisée du monde et de la vie dans le cadre du système capitaliste.

Tomás IbañezP.S. :

Professeur de Psychologie sociale
Université autonome de Barcelone

Notes

[1] * Ce texte s’abreuve très largement de mes articles : « Cuando el árbol nos impide ver el bosque », in Libre Pensamiento, nº89 ; « L’anarchisme dans le contexte actuel », in Réfractions, nº 40 ; « Pensamiento y practicas libertarias después de la COVID 19 », in Passetti, E. Da Mata, J. Carvalho Fereira, J.M. Anarquia e pandemia,Hedra, Sao Paulo, 2021.

[2] Grégoire Chamayou, Théorie du Drone, Paris, La Fabrique, 2013

https://divergences.be/spip.php?article3907

2 commentaires sur La fulgurante construction d’un totalitarisme…

  1. En effet, si le plus urgent, « pour tenter de désactiver ce qui pointe comme étant l’un des plus grands dangers qui nous menacent , est « propager une conscience aiguë de l’imminence et de la nature de ce totalitarisme d’un nouveau type que promeut l’informatisation généralisée du monde et de la vie dans le cadre du système capitaliste », c’est évident que cette conscience doit se fonder sur les potentialités émancipatrices d’une « ’informatisation généralisée du monde et de la vie » hors capitalisme. C’est-à-dire: mise exclusivement au service de l’humain et de la préservation de la nature.
    « Que faire avant qu’il ne soit trop tard ? »
    Propager la conscience écosolidaire !

    1. Helas, « l’informatisation généralisée du monde et de la vie » est une catastrophe pour les êtres humains aussi bien en système capitaliste que hors de lui. Que faire, ici et aujourd’hui: c’est lutter et résister contre ce totalitarisme, en développant notamment la conscience du danger qu’il représente, car s’il continue de progresser il ne pourra y avoir de conscience d’aucune sorte.

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