À Lyon, l’État refuse d’héberger des femmes exilées enceintes ou avec des bébés, en toute illégalité

17 déc. 2024

Droits humains

Malades, enceintes ou avec des enfants en bas âge… À Lyon, plus de 460 femmes en demande d’asile ont été laissées à la rue par l’État depuis 2023. Au mépris de la loi, l’administration ignore les signalements des travailleurs sociaux et les appels à l’aide répétés de ces femmes vulnérables, révèle Disclose, documents confidentiels à l’appui.

Le thermomètre affiche à peine 1 degré. Il est 14h, ce 11 décembre, lorsqu’une femme emmitouflée dans une doudoune noire, la capuche rabattue sur son bonnet en laine, s’avance en boîtant devant un supermarché de Vaulx-en-Velin (Rhône), dans la périphérie lyonnaise. Ana*, 67 ans, est d’origine angolaise. Cette restauratrice est arrivée en France, en mai 2023, après avoir fui les persécutions infligées par les autorités du pays : son établissement servait de lieu de réunion à des opposants. « J’ai été torturée par la police angolaise pendant deux jours », chuchote-t-elle en montrant sa jambe droite, gonflée, qui la fait toujours« beaucoup souffrir ». Les stigmates de son interpellation sont aussi visibles sur son front, où un pansement masque une profonde cicatrice liée aux coups qu’elle dit avoir subis.

« Tous les matins, j’appelle le 115, mais je n’arrive à obtenir une place dans un foyer d’hébergement d’urgence qu’une fois par semaine », témoigne Ana, qui vient de passer une nouvelle nuit dans la rue. Une situation aussi indigne qu’illégale : Ana est demandeuse d’asile en France. Ce statut signifie qu’elle est prise en charge par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii). La loi impose à cet établissement sous tutelle du ministère de l’intérieur de proposer « les conditions matérielles d’accueil » à chaque demandeur d’asile. À savoir : le versement d’une allocation et l’obtention d’un hébergement parmi les quelque 120 000 places dans des structures gérées par des associations telles que Forum Réfugiés ou France terre d’asile. Des agents administratifs s’entretiennent avec chaque demandeur pour évaluer leurs besoins et leur degré de « vulnérabilité ». Cette évaluation doit permettre d’identifier les personnes à aider en priorité. Elle vise en particulier les mineurs, les parents isolés, les femmes enceintes, les victimes de la traite des êtres humains, les personnes âgées, handicapées et atteintes de maladies graves.

Ana remplit au moins deux cases : elle est âgée et malade. Ce à quoi on peut ajouter une circonstance aggravante : c’est une femme isolée. Pourtant, depuis son arrivée dans la ville de Lyon, il y un an et huit mois, la sexagénaire dort dans la rue. Ce que l’antenne locale de l’Ofii, dirigée par Samy Boubakeur, ne peut ignorer.

Ana, 67 ans, a fui l’Angola il y a près de deux ans. Depuis, elle est demandeuse d’asile en France. Photo : Nicolas Serve pour Disclose

Disclose a été destinataire d’un volumineux fichier numérique baptisé « signalements ». Un tableau Excel rédigé par des agents du bureau lyonnais de l’Ofii, qui dresse la liste des demandeurs d’asile inscrits dans les départements de l’Ain, l’Ardèche, la Loire et le Rhône, et en attente d’un hébergement, entre janvier 2023 et juillet 2024. D’après ce document, on compte 1 306 demandeurs d’asile toujours en attente d’un logement, dont 467 femmes isolées. Aux côtés d’informations confidentielles telles que la nationalité et le genre des demandeurs se trouve une colonne « commentaires ». Elle reprend des alertes émises par des assistant·es sociales, des membres d’associations d’aides aux migrant·es ou des riverains témoins d’un état de grande précarité. Dans le cas d’Ana, pas moins de 19 signalements ont été adressés à l’Ofii entre mai 2023 et avril 2024.

« Non-assistance à personne en danger »

En juin 2023, une travailleuse sociale indique que les « conditions actuelles de vie [d’Ana] dégradent sa santé physique et mentale ». Huit mois plus tard, en février 2024, un autre explique qu’elle est « très affaiblie ». Le 13 mars, un médecin contacte l’Ofii, alors qu’elle dort toujours dans la rue : « Pouvez-vous me dire où vous en êtes ? », demande-t-il. L’hôpital refuse de l’opérer tant qu’elle n’a pas un logement « adapté » pour « prendre ses médicaments de manière sécurisée ». Il ajoute que des opérations repoussées depuis des mois « impactent considérablement sa santé et ses pathologies déjà extrêmement précaires ». Rien n’y fait. Près de deux ans après son arrivée à Lyon, hormis les rares nuits où elle est hébergée par une compatriote, Ana dort toujours dehors. Son refuge : le hall de la gare Lyon Part-Dieu.

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Les quatre départements rattachés à l’antenne lyonnaise comptent un nombre de places d’hébergement supérieur aux demandes déposées ces dernières années : la capacité d’accueil était de 5 053 places en 2023, d’après des chiffres obtenus par la Cimade . « ​​Nous faisons face à une situation de non-assistance à personne en danger, déplore une ancienne salariée de l’Ofii de Lyon. J’ai vu des centaines de personnes en situation de grande vulnérabilité, qui n’ont jamais été hébergées et qu’on a laissées livrées à leur sort. »

Un tiers de femmes en attente d’un hébergement

Sur les 1 306 personnes en demande d’asile vivant dans la région lyonnaise et en attente d’un hébergement, plus d’un tiers sont des femmes. Contraintes de dormir à la rue, à l’hôtel ou chez des particuliers qu’elles connaissent à peine, leurs cas interpellent. D’autant plus qu’à la lecture du fichier des signalements, aucune situation ne semble suffisamment alarmante pour que l’Ofii daigne se conformer à la loi.

Les bureaux lyonnais de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Photo : Nicolas Serve pour Disclose

Il y a l’histoire de Sita, qui s’est présentée en mars 2023 au guichet des demandes d’asile et qui est restée « sans-abri avec sa fille de 3 ans » pendant au moins huit mois ; le cas de Bintou, 28 ans, agressée à la gare Lyon Perrache, où elle dort sous une tente. Selon le signalement d’un travailleur social transmis fin 2023, elle était enceinte de quelques semaines et présentait des « problèmes respiratoires ». Deux mois plus tard, elle vivait toujours dans la rue. La situation d’Hidajete, atteinte d’un cancer, et de sa fille de 13 ans, qui a des « difficultés à respirer » à cause d’un kyste à la gorge, n’a pas davantage ému l’antenne lyonnaise de l’Ofii, destinataire, au printemps 2024, d’alertes transmises pa des travailleurs sociaux et son époux. Selon nos informations, la famille a été déboutée de sa demande d’asile en mai 2024.

Même lorsqu’une femme est contrainte de vivre avec un potentiel agresseur sexuel, sa situation n’est pas prise en compte. Amara* a été recueillie par un couple de compatriotes guinéens. Le mari « tenterait d’abuser d’elle en la menaçant de la mettre dehors si elle ne vient pas dormir avec lui », rapporte une assistante sociale dans un signalement transmis le 24 mars 2023. Amara « a résisté jusqu’ici mais elle a très peur de cet homme et des répercussions si elle parle », poursuit-elle. Plus d’un an après, en mai 2024, une dixième alerte est envoyée. Cette fois, un travailleur social s’alarme qu’elle soit toujours « sans solution d’hébergement pérenne », alors qu’elle a à sa charge un bébé de 9 mois.

Confronté à l’ampleur de ces dysfonctionnements, l’Ofii n’a pas voulu répondre aux questions de Disclose. La préfecture du Rhône non plus.

129 femmes enceintes

Un autre chiffre donne la mesure du manque de considération de la direction lyonnaise de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Celui des femmes enceintes : d’après l’analyse du fichier transmis à Disclose, au moins 129 femmes sans solution d’hébergement ont été signalées auprès de l’Ofii comme étant enceintes, dont 95 depuis le début de l’année 2024. Disclose a retrouvé l’une de ces femmes.

Aïssata, 24 ans, dans la chambre d’hôtel où elle est logée avec son bébé, atteint de nombreux problèmes de santé. Photo : Nicolas Serve, pour Disclose

Aïssata*, 24 ans, était enceinte d’un peu plus de trois mois lors de son passage dans les bureaux de l’Ofii, le 2 octobre 2023. Sa situation a fait l’objet de six signalements. Tous réclament une intervention urgente. Cette jeune femme d’origine guinéenne est aujourd’hui mère d’un bébé de 9 mois, prénommé Kalla.

Après avoir passé plusieurs semaines dans la rue, puis trois mois dans un squat, et quelques semaines chez un inconnu, elle a emménagé, en janvier 2024, dans la petite chambre d’un appart-hôtel dans le centre ville de Lyon. Un changement qui n’est pas dû à l’Ofii, mais à l’aide de la métropole lyonnaise. « Je me sens seule, sans possibilité de rencontrer personne », raconte-t-elle à Disclose, tout en ne quittant pas des yeux son bébé, né prématuré et atteint d’une malformation physique. Le 11 décembre, Disclose a interrogé l’Ofii de Lyon sur le cas précis d’Aïssata. Le surlendemain, elle s’est vue proposer un hébergement à Rouen.

La situation d’Aïssata, demandeuse d’asile originaire de Guinée a fait l’objet de six signalements à l’Ofii. Photo : Nicolas Serve, pour Disclose

65 condamnations de l’Ofii

L’absence de prise en compte de situations alarmantes ne semble pas être l’apanage de l’antenne lyonnaise. C’est ce que démontre le combat mené par Samy Djemaoun. Depuis avril 2022, cet avocat parisien a déposé 79 référés devant le tribunal administratif pour contraindre l’Ofii à loger des demandeurs d’asile en situation de vulnérabilité. Autrement dit, à ce que l’administration chargée de leur accueil se conforme à la loi. Et ce, en vertu du respect des libertés fondamentales et de l’intérêt supérieur de l’enfant lorsque l’Ofii laisse des familles entières à la rue.

En trois ans, Samy Djemaoun a obtenu pas moins de 65 condamnations de l’Ofii, contraignant l’établissement à mettre rapidement à l’abri ses client·es. Sous peine, parfois, de payer des astreintes journalières de 50 euros.

Multi-condamnée, l’administration continue néanmoins de faire étalage d’une stupéfiante désinvolture. L’Ofii de la ville de Paris a par exemple soutenu, dans un mémoire écrit pour sa défense en octobre dernier, qu’un couple dormant à la rue avec un nourrisson de deux mois ne constituait pas une situation d’urgence. Pas d’urgence non plus pour une mère et sa fille d’un mois et demi obligées de trouver refuge sur « un chantier », comme le précise un jugement rendu le 24 février 2023. Toujours à Paris, la direction de l’Ofii est allée jusqu’à mentir en affirmant qu’un couple d’Ivoiriens qui dormait dans la rue avec un bébé de dix mois n’avait pas transmis les documents pour leur demande d’hébergement. Le jugement que Disclose a consulté démontre pourtant le contraire.

Le 13 novembre dernier, Didier Leschi, directeur général de l’Ofii, s’est vu reconduire à son poste pour un quatrième mandat. Après s’être félicité de son bilan, estimant avoir favorisé « l’intégration » des demandeurs d’asile, l’ancien préfet pour l’égalité des chances en Seine-Saint-Denis a évoqué devant le Sénat ses futurs défis à la tête de l’Office. « Nous souhaitons nous concentrer sur les victimes de la traite des êtres humains et les femmes en particulier (…) Le but serait de mieux repérer les personnes en amont », promet-il. C’est précisément le travail réalisé quotidiennement par ses agents. Sauf qu’en haut lieu, personne n’y fait attention.


*Les prénoms ont été modifiés
Mise à jour le 17/12/24 à 15h36 : Une première version de l’article faisait état de 5 053 places d’hébergement disponibles dans la région lyonnaise en 2023. Il s’agit plus exactement d’une capacité d’accueil de 5053 places, qui ne sont pas forcément disponibles.

Enquête : Feriel Alouti, avec Léa Prati
Édition : Mathias Destal et Ariane Lavrilleux
Photo : Nicolas Serve
Illustration de Une : Caroline Varon

https://disclose.ngo/fr/article/a-lyon-letat-refuse-dheberger-des-femmes-exilees-enceintes-ou-avec-des-bebes-en-toute-illegalite

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