Ado tué à Poitiers : répondre à la violence sans tomber dans le tout-sécuritaire

17 décembre 2024 par Emma Bougerol

Lire plus tard Enregistrer S’abonner au RSS

Le 31 octobre, un adolescent de 15 ans a été tué par balle à Poitiers. Un mois après le drame, Basta! s’est rendu dans cette ville de gauche qui tente de lutter contre la violence et pour la sécurité des habitants sans tomber dans la répression.

Publié dans Société

Le mercredi matin, au quartier des Couronneries de Poitiers (Vienne), c’est le jour du « petit marché », en opposition au « grand marché » du dimanche. Entre les stands, près de la dernière boulangerie, des fleurs, un maillot de foot et des peluches sont rassemblés autour d’un pilier. C’est là que le 31 octobre, Anis, 15 ans, a été tué par balle. Juste derrière, un mot sur papier blanc est accroché au rideau de fer baissé d’un snack : « Nous prenons part à la douleur de la famille et présentons nos sincères condoléances. »

Le soir d’Halloween, Poitiers a été le théâtre d’une fusillade. Des tirs d’un homme suspecté d’être un trafiquant venu de Marseille ont blessé quatre jeunes âgés de 15 et 16 ans et tué Anis, touché à la tête et décédé à l’hôpital. Ce soir-là, une fête du centre d’animation avait lieu à deux pas. Les jeunes victimes étaient simplement venues s’acheter un sandwich au kebab du coin.

Une devanture de magasin dont le rideau est baissé. Au pied d'un pilier, on voit des fleurs.
Place Coïmbra, où Anis a été tué Le soir d’Halloween, un homme extérieur à la ville, lié au trafic de drogue, a tiré en direction du snack l’Otentik. Quatre adolescents ont été blessés, et un est mort. © Emma Bougerol

Dès le lendemain, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau avait fait le tour des médias, évoquant une « mexicanisation » de la France et une rixe dans le quartier impliquant « entre 400 et 600 personnes » . L’information a été démentie par le procureur quelques heures plus tard. La séquence médiatique et politique a choqué aux Couronneries. Depuis, le gouvernement a démissionné, le ministre de l’Intérieur avec. Sur les chaînes d’info en continu, on n’entend plus un mot sur Poitiers. Mais, dans ce quartier prioritaire de la politique de la ville, où vivent 10 000 habitants, la mort du garçon de 15 ans n’est pas digérée. Le deuil va prendre du temps.

Plus de Poste, plus de commissariat

Le centre d’animation des Couronneries (Cac) a décidé de prendre le contrepied des mensonges du ministre. « On veut montrer que, si on réunit des centaines de personnes, c’est dans la joie, la solidarité, l’altruisme et la diversité », explique la directrice adjointe du centre, Alexandra Néraudeau. Le Cac a emprunté un bout du marché. À même le goudron, une pancarte jaune interpelle les passants : « Pour vous, vivre aux Couronneries, c’est dangereux ? » Tout autour, des réponses envoyées par des habitants via Facebook sont écrites sur de grandes feuilles colorées.

Les avis sont partagés. « Ça fait 50 ans que j’habite ici, le quartier ne fait que se dégrader, même le marché ! » lit-on d’une habitante. « Tout n’est pas rose, mais c’est un quartier calme et pas dangereux », signe Francis, 50 ans. Pour Amina, 11 ans : « C’est comme partout. Le danger, il est partout. »

Fin 2024, le quartier porte encore les séquelles des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel, tué par un tir policier en juin 2023. Le commissariat détruit n’a toujours pas rouvert. L’ancien emplacement de La Poste est encore noir de suie. L’incendie déclenché en juin 2024 par un véhicule bélier dans le centre commercial de la place a détruit plusieurs commerces.

Deux personnes assises à une table, souriants, dans un bureau.
Antoine Bonneau et Alexandra Neraudeau À la tête du centre d’animation des Couronneries, leur ambition est avant tout d’aider les jeunes du quartier à « moins subir leur quotidien ». © Emma Bougerol

Instrumentalisation du drame

Fadia Dalo connaît très bien le quartier. Depuis près d’une décennie, elle arpente les allées du marché, le bas des immeubles et autres lieux de vie des Couronneries. « En 2015, je suis descendue au marché pour parler avec les parents, parce que je voyais les jeunes en train de traîner sans travail. Et puis, il y avait des enfants sans-abri, il y avait des mamans qui étaient fatiguées, des fils qui ne savaient pas quoi faire pendant les vacances, des femmes qui devaient marcher plus de deux heures pour aller au travail dans les hôtels du Futuroscope… » énumère la femme que beaucoup dans le coin appellent « Tata Dalo ».

Face à toutes ces difficultés, elle rejoint en août 2021 une initiative pensée par le médiateur citoyenneté du centre social, la « table de quartier », pour encadrer et appuyer les projets des habitants et habitantes des Couronneries. Une quarantaine de personnes sont aujourd’hui impliquées. Autour de la table ce mercredi matin, dans un bureau prêté par le centre social, Fadia Dalo discute avec Sofia Moskvina, Anne Charpentier et Jean-François Jacquet, qui vantent tous le dynamisme du quartier et sa diversité. Ils déplorent une « instrumentalisation » du drame du 31 octobre à des fins politiques (qu’ils ont dénoncée dans une lettre ouverte à l’ex-ministre de l’Intérieur).

Quatre personnes assises à une table regardent l'objectif.
La table de quartier des Couronneries De gauche à droite : Sofia Moskvina, Anne Charpentier, Jean-François Jacquet et Fadia Dallo. © Emma Bougerol

Les Couronneries, « j’aime bien l’appeler le quartier-village, dit Anne Charpentier, qui y a emménagé il y a deux ans. On se parle, on se rend des petits services… C’est sa richesse. Et nous, la diversité, on ne la voit pas comme un problème ou une difficulté. » Fadia Dalo hoche la tête et ponctue avec des « oui », des « c’est ça ! »

Mère de quatre enfants aujourd’hui adultes, elle montre sur son téléphone des vidéos de jeunes, balais et sacs poubelles à la main, en train de nettoyer les rues et les pelouses du quartier. « C’est ça le quartier, c’est ça qu’il faut montrer à la télé ! » dit-elle. « Il y a un tissu associatif très présent, très riche », embraye Anne Charpentier. Avec la “table de quartier”, on essaye d’entretenir ces liens et surtout d’agir pour améliorer les conditions de vie. » Les quelques personnes réunies admettent qu’elles ne peuvent pas faire de miracles seules. Mais elles assurent pouvoir compter sur une oreille attentive des élus, en particulier de la mairie dirigée par une alliance de gauche et écologiste.

La police municipale veut des armes létales

Face aux violences, celles qui ont abouti à la mort d’Anis ou celles des révoltes urbaines de l’été 2023, la mairie a décidé de mettre en place début 2025 un service de médiation sociale en lien avec les bailleurs sociaux et le réseau de transports poitevin. « Le constat général est qu’on a besoin de garder du lien humain dans les quartiers, expose Alexandra Duval, conseillère municipale déléguée à l’action sociale et à l’égalité des droits. C’est une réponse qui contribue à l’apaisement, mais aussi au sentiment de sécurité dans l’espace public. » Huit médiatrices et médiateurs seront déployés sur les différents quartiers prioritaires de la ville ainsi que dans les bus.

Un bâtiment, au milieu des tours, où l'on accède par un petit chemin tracé dans l'herbe
L’un des lieux du centre d’animation des Couronneries C’est au Carré bleu qu’a eu lieu la soirée d’Halloween, d’où Anis et ses amis sont partis pour aller chercher un sandwich. © Emma Bougerol

« Répression et médiation doivent aller ensemble », défend Amir Mistrih, adjoint de la maire pour la médiation et à la sécurité. Mais ce jour-là, il doit gérer une grève de 21 des 24 policiers municipaux de la commune. Ils se sont installés tout l’après-midi devant la mairie. Aux côtés d’un cercueil en carton orné d’un drapeau français déposé sur les marches de l’hôtel de ville, les agents aux gilets fluorescents, une cible collée dans le dos, demandent d’être équipés d’armes létales. Après les avoir rencontrés, l’élu commente avec prudence la situation : « Ils ont un sentiment d’insécurité dans leur métier. Ils disent que, sans ces armes, ils se mettent en danger. Nous, on est prêts à parler de tout. »

« La « mexicanisation », c’est que des conneries »

Selon l’élu, la réponse sécuritaire montre tout de même ses limites. « Quand on regarde aujourd’hui la racine des problèmes, on se rend compte qu’avant tout, il faut travailler le lien social, affirme l’adjoint. Dans un monde idéal, on est rassuré par les autres. Malheureusement, aujourd’hui, on travaille de moins en moins ce lien et on se concentre sur les symptômes, notamment la violence. »

À quelques pas du centre d’animation des Couronneries, l’association L’Éveil a fait du lien social son cœur d’action. Elle compte 1900 adhérents – « une proportion énorme » des 10 000 habitants des Couronneries, se félicite son directeur, Patrice Jouneau. Née il y a 40 ans, L’Éveil propose un « espace social » composé d’une épicerie, un jardin et un restaurant, les deux derniers étant aussi des chantiers d’insertion. « On est l’association qui s’occupe le plus des questions alimentaires dans le quartier », résume le directeur.

Devant le local de L’Éveil, au milieu des barres d’immeubles, Mélissa s’affaire à décharger un camion de la Banque alimentaire. Elle donne des consignes aux jeunes autour d’elle, distribue les cagettes et les tâches. La responsable de salle du restaurant, âgée de 21 ans, connaît très bien le quartier. Elle y est née et ne l’a jamais quitté. À l’évocation de la mort d’Anis, son visage s’assombrit : « J’en ai parlé avec plein de gens, tout le monde est touché. On se dit que ça aurait pu être notre petit frère, notre cousin, notre enfant… Mais la « mexicanisation », tout ça, c’est que des conneries. »

Baisse de financement des associations

Malgré une mairie à gauche, l’association se sent abandonnée dans son combat pour la solidarité. « Les financements publics baissent », soupire le directeur. L’Éveil reçoit des subventions de la mairie, de la communauté urbaine, du département et de la Caf. Mais ça ne suffit plus. Depuis le Covid, les montants baissent d’année en année. Par rapport à l’année précédente, l’association estime avoir perdu entre 10 % et 20 % de ses aides. « Je trouve que cette baisse de financements n’est pas logique, s’indigne son président, Bernard Guilloteau. Le service rendu à la population, par des bénévoles en majorité, n’est pas rémunéré à sa juste hauteur. »Dans une situation financière difficile, L’Éveil prévoit de lancer un appel aux dons début 2025.

Une jeune femme, debout, entre des tables de restaurant dressées
Mélissa, 21 ans, cheffe de salle à L’Éveil Arrivée par la voie de l’insertion, la jeune femme qui a grandi aux Couronneries est maintenant responsable de la salle du restaurant solidaire. © Emma Bougerol

À la mairie de Poitiers, l’adjointe Alexandra Duval est régulièrement confrontée au désarroi d’associations comme L’Éveil. Mais la conseillère municipale dit aussi avoir à jongler avec des besoins en hausse et le désengagement de l’État.« On est une ville avec un tissu associatif très dense. Le quartier des Couronneries est à cette image. La mairie porte une politique de soutien aux associations très forte. Mais on a des baisses de budget de la ville depuis notre arrivée – avec le Covid, les conséquences économiques de la guerre en Ukraine, les hausses des prix de l’énergie… défend-elle. Une chose importante pour nous est de sanctuariser le budget des associations. Mais leurs besoins augmentent, notamment avec cette hausse des coûts. Et, malheureusement, on ne peut pas tout augmenter de notre côté. »

Sur le même sujet

Pourtant, c’est sur les associations que la mairie veut miser pour prévenir de nouvelles violences dans le quartier. « Notre rôle est d’apporter des espaces de coordination aux solutions socioéducatives et aux associations, de soutenir ce qui fonctionne déjà, insiste l’adjointe. Nous préférons une mise en musique de l’ensemble de ces forces-là à des opérations « place nette » comme la préfecture peut en mener, qui n’apportent pas vraiment de réponses dans la durée. » Mais les solutions de long terme ont besoin d’être financées.

« Ce quartier, c’est la vie. La mort, elle est venue de l’extérieur », disait Jean-François Jacquet, de l’initiative la « table de quartier », lors du rassemblement en mémoire d’Anis le 9 novembre, qui a réuni des centaines de personnes. Mais pour garder le quartier vivant, la seule bonne volonté des habitants ne suffira peut-être pas. Il faut aussi de l’argent.

Photo de une : Événement « porteur de parole », lors du marché du mercredi 4 décembre, à deux pas de là où Anis, 15 ans, a été tué un mois plus tôt © Centre d’animation des Couronneries

https://basta.media/Ado-Anis-tue-poitiers-repondre-violence-sans-tomber-tout-securitaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.