par Françoise Sandrine, mardi 10 décembre 2024
Le film-essai Le Repli, réalisé par Joseph Paris, suit le parcours du militant des droits humains Yasser Louati et retrace l’histoire du durcissement autoritaire de l’État. En alternant archives, témoignages et analyses de chercheurs, il revient sur la longue construction du « problème musulman », la montée du racisme, la répression des minorités et le recul progressif de nos libertés fondamentales. Les médias dominants y apparaissent comme un rouage essentiel à double titre : d’un côté, en agissant comme une caisse de résonance des discours identitaires et sécuritaires qui saturent le champ politique ; de l’autre, en étouffant les contre-discours et en effaçant du débat public le point de vue et les mobilisations des populations victimes des politiques liberticides.
Cadrages biaisés, stigmatisation des musulmans, surenchère sécuritaire, hystérisation des débats, mise en récit complaisante des interventions policières, plateaux irresponsables sur une sortie partielle ou totale de l’État de droit… Tels sont quelques-uns des ressorts journalistiques que dénonce Le Repli. Si les médias dominants ne constituent pas le cœur du film, leur critique émaille de nombreuses séquences.
État d’urgence : amalgames et angles morts
Le film s’ouvre d’ailleurs sur un contrechamp de Yasser Louati analysant son interview sur CNN au lendemain des attentats du Bataclan. Une mise en lumière de la brutalité d’un certain journalisme. Le dispositif, dont il se rappelle avoir été « captif », le place alors « tout seul » face à deux journalistes qui le somment d’endosser une responsabilité au nom d’une « communauté musulmane » : « Yasser, si vous êtes dans le camp français, pourquoi personne de la communauté musulmane n’a averti de ce qui se tramait ? […] Il me semble que c’était un plan de grande envergure, montrant qu’il y a sûrement quelqu’un au-delà des sept terroristes qui devait savoir quelque chose, et c’était probablement dans la communauté musulmane. Et pourtant, personne n’a rien dit. » Une violence symbolique : ainsi donc, traduit Yasser Louati, « je représentais ce quelqu’un qui devait savoir quelque chose et qui ne l’a pas dit ». Après son départ, les journalistes continuent d’afficher ouvertement leurs partis pris, invalidant ses réponses et réaffirmant leurs certitudes en son absence.
Très loin du bruit médiatique, les conséquences des politiques mises en œuvre après les attentats sont peu connues du public. Joseph Paris revient notamment sur les milliers de perquisitions, assignations à résidence, etc. autorisées sous l’état d’urgence, qui ont ciblé presque exclusivement des personnes issues de l’immigration maghrébine et dont la très grande majorité étaient injustifiées [1]. Un processus largement ignoré par la sphère médiatique, tout comme le traumatisme et l’injustice qu’ont pu représenter ces interventions policières pour les personnes ciblées. Le réalisateur a ainsi filmé une conférence de presse organisée par certaines de ces victimes qui, malgré la gravité des faits – un tabassage policier d’un jeune garçon et de sa mère – n’a pas suscité l’attention médiatique : « Que deux médias à peine se soient déplacés le jour de ce témoignage n’avait malheureusement rien pour surprendre. » Une invisibilisation générale, qui aura privé la population de toute information sur les effets concrets des politiques publiques – particulièrement celles relevant de l’état d’urgence –, à l’aube d’une criminalisation élargie des groupes contestataires (militants politiques, écologistes, syndicalistes, etc.).
La co-construction politique et médiatique du « problème musulman »
En revisitant des événements sur quatre décennies, comme les grèves dans le secteur automobile en 1983 ou l’« affaire du foulard » de Creil en 1989, le film met en lumière les moments charnières de la fabrique de l’islam comme problème public. Dans le premier cas, le gouvernement socialiste de l’époque stigmatise les travailleurs immigrés et tente de discréditer leur mobilisation en lui prêtant des motifs religieux imaginaires : une « racialisation des ouvriers en lutte » documentée par le sociologue Vincent Gay [2], interviewé dans le film. Les archives diffusées par Joseph Paris permettent de prendre du champ et de voir combien certains médias de masse – plus de trente ans avant l’avènement de l’empire Bolloré… – auront contribué à normaliser les discours identitaires, les schèmes et les rhétoriques racistes dans la roue du pouvoir politique. Ainsi de l’émission « Sept sur sept » diffusée sur TF1, dont le présentateur lançait à propos d’Akka Ghazi, secrétaire de la CGT de Citroën-Aulnay : « Akka Ghazzi est-il donc un pion de la CGT […] ou serait-il l’ayatollah d’Aulnay, une sorte de chef d’orchestre clandestin de cet intégrisme musulman dont certains ont cru déceler l’influence chez les travailleurs immigrés ? » Un procédé consistant à imposer une lecture raciale et religieuse de la question sociale, débouchant sur des accusations aussi ineptes qu’imprégnées de racisme qui ressurgissent pourtant régulièrement dans le débat public. [3]
Ce n’est pas le moindre mérite du documentaire que de rappeler que la banalisation médiatique du racisme – ici mise au service de la disqualification d’un mouvement social – n’est pas un phénomène récent : « Je découvrais cette séquence avec l’impression d’avoir vu sa construction des milliers de fois, relève d’ailleurs Joseph Paris à propos de TF1. […] Sans doute l’information à la télévision se résume-t-elle à cela. À mettre en rapport des images qui n’en ont pas. »
Quelques années plus tard, en 1989, l’« affaire du foulard » montrera de nouveau le poids prépondérant des grands médias, notamment du Nouvel Observateur et d’Antenne 2, dans la construction de « la peur de l’islam », comme le retrace Thomas Deltombe, interviewé par Joseph Paris, dans son ouvrage L’Islam imaginaire [4]. Le documentaire rappelle les centaines de reportages consacrés au voile qui ont suivi et qui ont contribué à façonner durablement le débat public sur la laïcité, jusqu’à aboutir à la loi de 2004. « Il est certain qu’on n’avait jamais produit autant d’images d’un vêtement dont il est pourtant dit que la visibilité pose problème. Était-ce pour nourrir cet appétit médiatique qu’on traquait des jeunes filles au téléobjectif ? » Vingt ans et quantité de « polémiques » politico-médiatiques islamophobes plus tard, ces pratiques journalistiques sont totalement banalisées et la violence symbolique s’est d’autant intensifiée. Rappelons qu’en 2023, alors que « l’abaya » faisait la Une de tous les grands médias, le duo Truchot/Marschall infligeait un interrogatoire en règle à deux lycéennes à propos de leur tenue vestimentaire, tandis qu’elles étaient filmées de la tête aux pieds par les caméras de BFM-TV. Loin de valoir à leurs promoteurs une mise au ban de la sphère médiatique, l’islamophobie est valorisée, pour ne pas dire promue : « On a peine à voir ce qui pourrait entraver la progression de ces discours, souligne ainsi Joseph Paris, puisque toute personne qui les adopte semble assurée de faire carrière. » Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler, parmi de nombreux exemples, la frénésie médiatique générale autour du « phénomène Zemmour », en 2021 et 2022.
Un journalisme de préfecture
Dans la seconde moitié du documentaire, Joseph Paris s’attarde sur un autre versant du durcissement autoritaire de l’État : la répression et les violences policières. Des combats « vérité et justice » menés par de nombreuses familles et habitants des quartiers populaires jusqu’à la révolte des Gilets jaunes en passant par des manifestations d’exilés à Calais ou de sans-papiers à Paris, le documentaire pointe le rôle des grands médias, tantôt absents, tantôt auxiliaires de la répression. Joseph Paris interroge les images, comme celles de cette caméra de l’AFP « positionnée derrière la rangée de CRS » à l’occasion d’une manifestation d’exilés à Calais, et qui, de facto, construit un récit visuel opposant un « nous » légitime à des « autres » indésirables. Et là encore, si le documentaire souligne la droitisation générale du champ politique et « l’inflation identitaire des dernières années », il n’a pas la mémoire courte : l’interview de la chercheuse Vanessa Codaccioni [5] revient par exemple sur la promotion de dogmes sécuritaires au début des années 1980 [6]. Et en donnant la parole aux personnes ciblées par la répression policière, le documentaire prend la forme d’une critique des médias en actes : visibiliser les luttes pour l’égalité, contre l’impunité, et faire entendre leurs protagonistes, qui, la plupart du temps, se battent en dehors des radars journalistiques.
S’il faut souligner que le documentaire de Joseph Paris a fait l’objet de critiques positives à sa sortie, notamment dans Télérama et L’Humanité, la polémique qui est née à la suite d’une projection du film apparaît comme un prolongement de son propos. Un communiqué d’une association de professeurs d’Histoire-Géographie de Metz qualifiant le documentaire de « trompeur » et « malhonnête » aura par exemple suffi à nourrir un article de Marianne titré « le doc qui ulcère les profs » (11/11). En parallèle, le documentaire a été abondamment ciblé par la fachosphère et qualifié par Le Figaro… de « film de propagande frériste » (8/11).
De quoi approfondir la critique du documentaire : les grands médias ne se bousculent pas pour mettre à l’agenda la « longue dérive sécuritaire » à l’œuvre en France. En faisant le choix de ne pas débattre des faits ou des mécanismes analysés par Joseph Paris, ils nous invitent à un constat somme toute classique : celui de médias qui refusent d’interroger leur propre rôle dans la banalisation du racisme, de l’islamophobie et dans la normalisation de l’autoritarisme.
Françoise Sandrine
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