9 décembre 2024 par Ter García, Adrián Maqueda, Carmen Torrecillas
Entre 2020 et 2022, 13 pays de l’UE ont enregistré au moins 488 décès en garde à vue ou lors d’interventions policières. La France présente les chiffres les plus élevés, suivie de l’Irlande, de l’Espagne et de l’Allemagne.
Publié dans Société
Cet article est publié dans le cadre de notre partenariat avec Voxeurop.
« J’ai crié ‘Mon fils est malade, il a besoin d’aide’. Ils n’ont pas écouté, ils sont venus pour tuer », raconte Momtaz Al Madani. Le 30 mai 2018, au cours d’un épisode psychotique, son fils, Yazan Al Madani, 27 ans, est sorti en hurlant sur le balcon de sa maison à Rotterdam, un couteau à la main. Son père a appelé les forces de l’ordre ; peu de temps après, des policiers sont arrivés, armés de pistolets, de boucliers, de tasers et accompagnés de chiens.
Ils ont d’abord lâché les chiens sur Yazan Al Madani, avant de lui tirer dessus, d’abord au pistolet à impulsion électrique – à deux reprises – puis à l’arme à feu. Un an plus tard, le bureau du procureur néerlandais a décidé de ne pas poursuivre les policiers impliqués dans l’affaire, au motif que leur comportement relevait de la légitime défense. Depuis 2022, la mort de Yazan Al Madani fait l’objet d’une enquête menée par la Cour européenne des droits de l’homme.
Entre 2020 et 2022, au moins 488 personnes sont décédées en garde à vue ou lors d’interventions policières dans les 13 pays de l’UE qui ont publié ou nous ont fourni des données.
La France présente les chiffres les plus élevés : entre 2020 et 2022, le pays a enregistré 107 décès en garde à vue ou lors d’interventions policières. Viennent ensuite l’Irlande, l’Espagne et l’Allemagne, qui comptent respectivement 71, 66 et 60 décès. Toutefois, au regard de sa population, l’Irlande est le pays qui compte de loin le nombre de décès le plus élevé par habitant : 1,34 décès pour 100 000 habitants au cours de cette même période, contre 0,14 en Espagne ou 0,06 au Portugal [la France se classe 6e avec 0,16 décès pour 100 000 habitants, ndlr]. Ces chiffres sont en réalité plus élevés, les données fournies par certains pays étant incomplètes.
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« Lorsque l’on établit des comparaisons avec d’autres juridictions, il est important de garder à l’esprit la manière dont ces incidents sont définis et catégorisés. En effet, cela peut varier considérablement d’un pays à l’autre », écrit la Commission du médiateur de la police nationale irlandaise.
Dès 1991, les Nations unies ont demandé aux pays de fournir des informations publiques sur tous les décès liés à la police. Le Portugal s’est mis à publier des données en 1997, le Danemark en 2012 et la France en 2018 seulement. Les Pays-Bas ne signalent que les cas ayant fait l’objet d’une enquête par le bureau du procureur et l’Irlande que les cas ayant fait l’objet d’une enquête par le médiateur.
L’Agence suédoise de la médecine légale signale les décès qu’elle attribue à des interventions policières et la police suédoise signale les décès liés aux tirs de la police. Enfin, la police slovène publie des rapports sur les décès liés à des interventions policières. Les autres pays de l’UE communiquent plus rarement ce type d’informations.
En 2023, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a exigé des données de la part de tous les pays concernant les décès survenus lors d’une privation de liberté, de l’arrestation à l’emprisonnement, en passant par la détention provisoire. Le Conseil de l’Europe confirme lui aussi le manque de données et souligne l’absence de définition et de méthodologie communes au sein de l’Union sur les décès en détention et la manière dont les enquêtes doivent être menées.
Repère :
Qu’est-ce que le le Protocole du Minnesota sur les interventions policières létales ?
« Il s’agit d’un sujet encore tabou en France, car dès que l’on accuse la police, on est contre la police », résume le journaliste Ivan du Roy, du média français indépendant Basta!, le premier à avoir recueilli des données sur les décès survenus en garde à vue et lors d’opérations de police. En France, l’Inspection générale de la police nationale a commencé à publier des informations sur le sujet en 2018 seulement, soit quatre ans après que Basta! ait débuté sa collecte de données, qui remonte à 1977.
Controle Alt Delete, une organisation de la société civile basée aux Pays-Bas, enquête depuis 2016 sur des décès survenus en garde à vue ou lors d’interventions policières. « Nous avons commencé en 2015, après avoir réalisé que le bureau du procureur et la police ne publiaient pas toutes les données », explique Jair Schalkwijk, avocat et co-fondateur de l’organisation.
Il souligne qu’auparavant, le bureau du procureur ne publiait que des rapports sur l’utilisation d’armes par les policiers et le nombre de fois où l’utilisation de ces armes avait entraîné la mort. « Nous avons obligé le gouvernement à signaler tous les cas de décès liés à la police », ajoute-t-il. Dans l’Allemagne voisine, le gouvernement fédéral ne recueille encore que les chiffres relatifs aux tirs mortels perpétrés par la police, comme c’est le cas en Suède.
Migrants et les personnes souffrant de troubles psy principales victimes
Sur les 13 pays ayant fourni des données sur les décès liés à la police entre 2020 et 2022, la Hongrie fournit des informations sur la nationalité des personnes décédées dans tous les cas et l’Autriche, la République tchèque, l’Allemagne et l’Espagne dans certains cas seulement. En tout, ces pays ont fourni des données sur la nationalité des personnes décédées pour 55 des 488 décès signalés au cours de ces trois années. La moitié des cas recensés étaient des étrangers.
Pour le sociologue Mathieu Rigouste, cette concentration de décès parmi les populations immigrées est liée à l’histoire coloniale de pays tels que le Royaume-Uni, l’Espagne et la France. « Les crimes perpétrés par la police se concentrent sur les prolétaires non blancs », explique-t-il.
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Adama Traoré, né en France de parents maliens, en est un exemple : en 2016, il est arrêté par la police à Beaumont-sur-Oise, en région parisienne, puis meurt en garde à vue. Selon Rigouste, Adama Traoré était « un prolétaire noir d’un quartier périphérique qui [a été] pris en chasse par la police », avant d’être emprisonné et étranglé. « Il [a été] criminalisé d’abord par la police, puis par les médias dominants, puis par la classe politique », ajoute-t-il.
La présence de troubles mentaux joue également un rôle essentiel dans ces données. La plupart des administrations publiques que nous avons contactées n’ont pas non plus fourni d’informations spécifiques à ce sujet. Seuls le Danemark, l’Espagne, la France et l’Allemagne ont confirmé que dans 43 cas, les personnes décédées souffraient de problèmes de santé mentale ou se trouvaient dans un « état d’agitation ».
Les derniers rapports publiés par les Pays-Bas ne précisent pas si les personnes décédées souffraient de problèmes de santé mentale, contrairement à un document antérieur publié à la demande du gouvernement néerlandais sur les décès survenus entre 2016 et 2020. Celui-ci présente des données concernant 40 des 50 personnes décédées au cours de cette période, et démontre que 28 d’entre elles souffraient de troubles mentaux. Les données recueillies par Controle Alt Delete sont encore plus frappantes. Sur les 105 décès enregistrés depuis 2015, près de 70 % concernent des personnes souffrant d’une forme de maladie mentale.
Yazan Al Madani fait partie des personnes décédées aux Pays-Bas en 2018. Il était arrivé dans le pays un an plus tôt, en tant que réfugié syrien. Son intégration dans le pays s’était révélée très difficile. Au cours des huit premiers mois, il n’avait reçu aucun traitement psychiatrique, et avait vu sa demande de médicaments – pourtant nécessaires pour lui permettre de se loger et de retrouver sa femme, également syrienne – rejetée par l’administration publique. « Il a été laissé à la rue sans rien : pas d’argent, pas de femme, pas de logement, pas de traitement médical … rien », explique son père, qui est également arrivé aux Pays-Bas en tant que réfugié. « Ils l’ont tué un millier de fois avant de le tuer pour de bon. »
En septembre 2024, le Comité des droits des personnes handicapées des Nations unies a alerté les Pays-Bas et la Belgique sur le nombre élevé de personnes handicapées décédées sous la responsabilité de leurs forces de l’ordre et a demandé à ces pays d’ajuster la formation de leurs forces de police.
Les blessures par balle, première cause de décès
Les blessures par balle infligées par des policiers constituent la principale cause de décès en garde à vue ou lors d’interventions policières. Les informations fournies par certains pays sur les causes de ces décès révèlent qu’entre 2020 et 2022, plus d’un décès sur trois est lié à des blessures par balle. Au moins 98 personnes sont décédées. Sur ces 98 décès, 41 ont eu lieu en France et 27 en Allemagne.
D’après Basta!, le nombre de décès causés par des tirs de la police en France a considérablement augmenté depuis 2017, année marquée par une réforme de la loi relative à la sécurité publique, qui a assoupli les conditions d’utilisation des armes à feu par les policiers.
Mais ce n’est pas tout : il arrive que des décès sont liés à des armes soi-disant non létales, telles que des tasers, que la police peut utiliser en suivant des protocoles qui contredisent les recommandations du fabricant, comme le fait de ne pas utiliser ces armes contre des personnes se trouvant dans un état d’agitation.
Entre 2020 et 2022, nous avons identifié au moins huit cas de décès impliquant l’utilisation de tasers, quatre en Allemagne, trois aux Pays-Bas et un en France. Dans cinq de ces cas, la personne décédée souffrait de troubles mentaux ou se trouvait dans un état d’agitation. De plus, au moins une autre personne est décédée des suites de violences policières au cours de la même période.
La police autonome catalane (les Mossos d’Esquadra) a tué Antonio, un habitant de Badalona, de six coups de taser. Dans son rapport, le département catalan de l’Intérieur a indiqué qu’une arme avait été utilisée lors de cette intervention policière, mais n’a pas précisé qu’il s’agissait d’un taser, ce qui implique que d’autres cas similaires pourraient ne pas figurer dans les chiffres officiels.
Les décès d’origine « naturelle » sont considérés comme la deuxième cause officielle de décès, avec 55 cas entre 2020 et 2022. Il s’agit d’une dénomination « fourre-tout », utilisée principalement en Espagne, qui fait état de 27 morts naturelles sans pour autant fournir plus de données sur le contexte. En 2018, un homme de 28 ans nommé Stefan Lache est également décédé de « mort naturelle » durant une garde à vue en Espagne, d’après le ministère de l’Intérieur.
Des agents de la police nationale espagnole ont arrêté Stefan Lache à quatre heures du matin et l’ont emmené dans un commissariat de Madrid. Le rapport de police indique que Stefan Lache était agressif et qu’il s’auto-mutilait, ce qui a obligé la police à appeler le service médical d’urgence. Les images enregistrées par les caméras de surveillance du commissariat montrent trois membres du personnel médical et deux policiers l’attraper pour lui faire une injection. Le lendemain, il est retrouvé mort dans sa cellule.
Arrêtés en état d’ébriété, morts en garde à vue
Dans de nombreux autres cas de décès classés comme « naturels », la personne décédée présentait un état d’intoxication à l’alcool et aux drogues.
En Irlande, le fait de se trouver en état d’ébriété sur la voie publique constitue une infraction pénale. Les données du médiateur irlandais sur les décès survenus en garde à vue ou lors d’interventions policières ne précisent pas si les personnes décédées étaient ivres. Toutefois, en 2022, le médiateur irlandais a formulé un certain nombre de recommandations non contraignantes visant à prévenir les décès en garde à vue en situation similaire.
Bien que le ministère finlandais de l’Intérieur n’ait pas fourni des données pour chaque année, il confirme que 16 des décès survenus entre 2013 et 2023 étaient liés à une intoxication à l’alcool et aux drogues. « Dans plus de la moitié des cas, la consommation de drogues et d’alcool constituait au moins un facteur déterminant du décès », écrit le département de la police du ministère finlandais de l’Intérieur, qui ajoute que ses agents emmènent régulièrement les personnes ivres au commissariat, « même lorsque ces dernières [sont] calme[s] et ne représente[nt] aucune menace pour l’ordre public ou la sécurité ».
Le ministère essaye de dissuader les policiers de recourir à cette pratique : « Ces personnes ont davantage besoin d’un suivi médical que des services de police. » Les forces de l’ordre finlandaises ont mis en œuvre des mesures visant à prévenir de tels décès, comme l’amélioration de la formation des agents, l’augmentation du nombre de caméras de surveillance et l’utilisation de technologies pour surveiller les fonctions vitales des détenus.
Entre 2020 et 2022, nous avons identifié au moins 43 suicides en garde à vue. La plupart se sont produits en Espagne, en France et au Danemark, mais dans d’autres pays, qui comptent moins de décès liés à la police et moins d’habitants, les suicides constituent la quasi-totalité des décès en garde à vue.
La Lettonie a signalé cinq décès en garde à vue entre 2020 et 2022, et deux autres en 2023, tous des suicides. La Hongrie a signalé la mort de six personnes, quatre ayant décidé de mettre fin à leurs jours. En Allemagne, si aucun Länder n’a signalé de cas de suicide, la Bavière souligne toutefois que les décès de ce type ne sont pas inclus dans les rapports s’ils n’ont pas été précédés de mesures coercitives de la part des agents.
Des enquêtes insuffisantes
Malgré la recommandation des Nations unies selon laquelle la procédure d’enquête sur les décès liés aux forces de l’ordre devrait être soumise à un examen public, les informations sur ces enquêtes restent rares dans la plupart des cas. L’Autriche déclare s’être limitée aux autopsies. « Dans tous les cas, un examen médical a été réalisé et un rapport a été remis au bureau du procureur. Puisqu’aucun signe de culpabilité d’un tiers n’a été trouvé pour chacun de ces cas, le bureau du procureur n’a pas pris de mesures d’enquête supplémentaires », déclare le ministère autrichien de l’Intérieur.
Le rapport annuel du bureau du procureur néerlandais concernant les décès liés à la police ne mentionne que les cas ayant fait l’objet d’une enquête. Toutefois, d’après l’organisation Controle Alt Delete, il reste chaque année un certain nombre de cas qui ne sont pas portés devant la justice.
Depuis 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné à 236 reprises des pays de l’UE pour n’avoir pas enquêté sur d’éventuels cas de torture ou de mauvais traitements, et à 157 reprises pour n’avoir pas enquêté sur des décès survenus lors de contacts avec la police ou dans d’autres contextes. La Roumanie, qui a refusé de fournir des données sur les décès liés à police dans le cadre de notre enquête, a reçu 79 condamnations pour n’avoir pas enquêté sur d’éventuels cas de torture et de mauvais traitements, et 60 condamnations pour des décès, notamment celui de cinq personnes lors d’une manifestation anti-gouvernementale,%22itemid%22 :[%22001-229400%22]]. La Bulgarie et l’Italie, qui ont également refusé de fournir des données dans le cadre de notre enquête, sont sous le coup de respectivement 57 et 33 condamnations pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme.
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Dans la plupart des cas de décès, les administrations publiques n’ont pas non plus fourni de données sur les conséquences pénales ou professionnelles pour les policiers impliqués. Les données disponibles concernent 97 des 487 cas répertoriés entre 2020 et 2022. Parmi eux, le seul cas dans lequel l’administration a confirmé la mise en détention de représentants des forces de l’ordre impliqués a eu lieu au Pays basque en Espagne. Dans 84 cas ayant fait l’objet d’une enquête, les agents concernés impliqués n’ont subi aucune conséquence. Trois cas font encore l’objet d’une enquête en cours.
Les données publiées par le bureau du procureur des Pays-Bas ne mentionnent pas les informations des conclusions de ces enquêtes, mais Controle Alt Delete a demandé des précisions sur chaque cas. « Nous savons que, depuis 2016, dans 6 % des cas, les policiers impliqués ont fait l’objet de poursuites, généralement dans le cadre de décès survenus sur la route », déclare Jair Schalkwijk. Dans l’un de ces cas, les policiers ont respectivement été sanctionnés de 200 et 240 heures de travaux d’intérêt général. Dans une autre affaire, le policier a été acquitté.
Auteur.e.s : Ter García, Adrián Maqueda, Carmen Torrecillas, du média indépendant CIVIO (Madrid), Francesca Barca (Voxeurop) et Maria Delaney ont contribué à cet article.
Traduction : Maud Cigalla
En partenariat avec European Data Journalism Network.
Photo : Un policier irlandais à Dublin / CC Can Pac Swire
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