Josep Rafanell i Orra, Pierre Tenne
paru dans lundimatin#455, le 9 décembre 2024
Les choses sont devenues limpides : nous vivons la fin d’une ère. Celle de la prétention à l’universalité des valeurs d’un « camp occidental » censées être ratifiées par le formalisme démocratique et l’architecture du droit. La phase terminale de son irrésistible déclin se joue dans la scène des horreurs perpétrées par le fascisme israélien avec la bienveillante complicité de la planète libérale.
Non pas que depuis la Deuxième guerre mondiale du siècle dernier d’autres massacres et processus d’extermination n’aient pas eu lieu. En faire la recension serait une tâche éprouvante. Mais la destruction totale en cours de Gaza – dans laquelle se conjuguent un génocide, un « urbanicide », un « écocide » et un « mémoricide » simultanés [1]
[1] Ali Zniber, « Prise de terre et Terre promise : sur…, c’est-à-dire, l’entreprise méthodique d’anéantissement des humains, des êtres non humains, de la possibilité d’habiter une terre et enfin de la tentative de destruction des rapports à la mémoire aux lieux – laisse le monde stupéfait.
Contre cette politique qui nous fige dans l’horreur et dans un présentisme glaçant, il est plus que jamais indispensable de procéder à un travail généalogique pour caractériser le présent.
Les quelques notes qui suivent se contenteront de soulever quelques interrogations à ce propos. Elles se concluront avec les résonances en France du génocide en cours. En ce qui concerne celles-ci, s’y mêlent d’une part la complicité de l’État français, de la plupart des partis politiques et des médias dominants avec la barbarie israélienne, et, d’autre part, une réaction identitaire au sein de certains espaces d’extrême gauche qui prend une place de plus en plus tapageuse, secrétant un binarisme d’adhésion qui se déplace partout. Réaction identitaire aux effets paralysants, fondée dans une matrice coloniale censée tout expliquer et en référence à un anti-impérialisme suranné issu tout droit des années 70.*
La sauvagerie de l’Etat d’Israël, ayant recours à une large panoplie high-tech, peut être subsumée sous ce que l’on pourrait appeler libéral-fascisme. Il en est devenu le laboratoire, avec son atroce scénographie offerte aux yeux sidérés du monde entier en grand spectacle. Israël apparait ainsi comme l’avant-garde d’un fascisme chaotique d’une nouvelle espèce en cours de globalisation.
En ce sens, le « cas » israélien a aussi la particularité de mettre en lumière le déclin irrésistible de ce que l’on a pu appeler l’Occident. Il n’en fallait pas plus pour que la légitimité de ce dernier, ses justifications historiques soutenues par sa prétendue supériorité morale enracinée dans la tradition des démocraties libérales s’effondrent avec l’extension de formes de pouvoir fascisantes en rien incompatibles avec le parlementarisme et la liberté du marché, dont la réélection de Trump est l’exemple canonique.
Comme le voudrait la doxa libérale, Israël serait le seul exemple de démocratie formelle et d’État de droit au milieu des géographies despotiques arabes ou perses (qu’il s’agisse de théocraties ou des dictatures laïques issu des luttes d’indépendance au Moyen-Orient). Et cela, malgré — et seulement en apparence paradoxalement — son régime d’apartheid issu de son histoire coloniale. On le sait, l’État d’Israël doit son existence au soutien indéfectible de tous les États qui se réclament des valeurs démocratiques, parlementaires et libérales, et des institutions formelles de droit. Et c’est ainsi qu’il peut survivre grâce à l’injection massive d’armement américain (à cet égard, il faut en effet parler à Gaza d’un génocide américano-israélien). Mais Israël est également un État dont la société s’est transformée en un magma où se décomposent ses « économies morales », ce qui pourrait annoncer son effondrement dans les prochaines décennies [2]
[2] Ilan Pappé, « L’effondrement du sionisme », Revue…
. En cela également, Israël illustre les situations d’implosion sociale des États-Unis et d’autres pays du capitalisme « avancé ».
Pour revenir à la question du libéral-fascisme : en quoi Israël en est-il donc particulièrement exemplaire ?
En Israël, se conjuguent, comme partout ailleurs, une atomisation qui se constitue en masse, puissamment favorisée par les réseaux sociaux (processus de déterritorialisation), et, comme dans d’autres endroits du monde mais avec une rare intensité, une re-territorialisation identitaire fondée sur une arkhé religieuse délirante : réinterprétation de l’histoire du judaïsme, de ses racines dans une terre mythique des origines (Eretz Israel), inscrite dans le sillage d’un sionisme dont il faudrait retracer les variantes archéologiques. Qu’y a-t-il de commun entre le sionisme dit « culturel », anarchisant, de Martin Buber et de Gershom Scholem dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale, et le proto-fascisme sioniste de Vladimir Jabotinsky ? À peu près rien, si ce n’est l’expérience de la singularité juive enracinée dans les persécutions, pogroms et massacres, dont la Shoah — l’entreprise nazie d’annihilation totale, avec les collaborations des régimes européens — fut le point culminant. Ce qu’ils avaient en commun, néanmoins, c’était le projet de création d’un État-nation territorialisé sur la terre de Palestine, entreprise de repeuplement, plus ou moins laïque et socialisante, plus ou moins — furieusement, on le voit aujourd’hui — religieuse [3]
[3] On peut consulter à ce propos Gershom Scholem, Le Prix…
. Le projet sioniste historique traduisant l’aspiration d’offrir un refuge aux juifs sans renoncer à une cohabitation avec les Arabes palestiniens, à été marginalisé dès le départ par une vision coloniale de repeuplement par remplacement qui passait par l’accaparement des terres et l’expulsion des populations non juives. C’est un projet avec un substrat ethnico-religieux qui s’est imposée, et ceci dès la naissance d’un État juif fondé sur la violence de l’occupation et conduisant à la spoliation des terres et l’organisation d’un régime d’apartheid. Il n’en reste pas moins que les tensions entre une conception laïque de la société israélienne, l’autre religieuse, toutes deux excluant les Arabes a en faire partie de plein droit, est en train de balkaniser la société israélienne au point d’en augurer son effondrement. Mais pour autant, faut-il hâtivement conclure que le sionisme, tous les sionismes portaient en eux les germes du néofascisme israélien contemporain ? Voici la question que l’antisionisme, malgré sa légitimité au regard de l’ultraviolence du régime israélien, devrait se garder de refermer avec un empressement suspect.
Cependant, nous ne pouvons pas nous dédouaner, malgré la dystopie guerrière israélienne qui se joue sous nos yeux, d’un autre travail généalogique : celui portant sur l’islamisme politique qui dans ses différentes variantes a remplacé en Palestine la résistance laïque contre la colonisation (dont le dernier avatar a été la constitution de la soi-disant Autorité palestinienne, devenue un supplétif corrompu des forces d’occupation israéliennes), par des mouvements de résistance se projetant dans la constitution d’un État au fondement religieux ortopraxique. Dans ces brèves notes, il n’est pas question de réaliser cette archéologie politique indissociable de sa dimension religieuse, qui nous conduirait à examiner la longue histoire des rivalités au sein des géographies arabes, les histoires plurielles des Islams, leurs schismes, leurs violences, leurs formations despotiques et leurs luttes pour l’hégémonie. Il faudrait encore mentionner l’incidence dans notre époque contemporaine d’un modernisme arabe autoritaire, né dans le cadre des mouvements de décolonisation, inséparable de la guerre froide et de la polarisation instrumentale opérée par l’URSS et les États-Unis, eux-mêmes en tension avec les projets d’organisations politiques religieuses ou des nouveaux états théocratiques. Et enfin, il faudrait évoquer les formes de collusion des pouvoirs issus de la décolonisation formelle avec les anciens colonisateurs européens, et plus tard, l’impérialisme nord-américain [4]
[4] À propos d’une « histoire longue » du Moyen-Orient et…
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Ce qui précède ne vise en aucun cas à créer artificiellement une symétrie via deux fondamentalismes, celui du messianisme juif et celui de l’intégrisme musulman, naturalisant un scénario guerrier parfaitement asymétrique et qui vise à anéantir les communautés palestiniennes. Cependant, il est impossible de ne pas se demander au regard des derniers événements : le Hamas pouvait-il ignorer l’état de fascisation du gouvernement et de la société israélienne lorsqu’il a commis le massacre effroyable du 7 octobre ? Quelle stratégie politique sous-tendait ce geste ? La camarilla de chefs du Hamas et du Jihad islamique n’était-elle pas consciente de sacrifier le peuple palestinien qu’ils prétendent représenter ? Il semble difficile d’imaginer qu’ils ne savaient pas de quelles atrocités débridées était capable en représailles un gouvernement israélien composé de suprémacistes messianiques assumés, avec un maffieux à sa tête. Il est alors difficile de ne pas questionner l’eschatologie de la résistance islamique visant à l’hégémonie au sein de la résistance palestinienne, et ceci contre le pluralisme historique de cette dernière [5]
[5] On peut émettre l’hypothèse qu’il y avait, dans le…
. On ne peut pas laisser à la droite réactionnaire pro-sioniste la critique des formes despotiques de l’islam politique sur fond d’essentialisation de l’expérience religieuse. Réduire la résistance palestinienne au Hamas n’est-ce pas en hypothéquer son avenir ?*
Mais revenons à la question du libéral-fascisme et à son incarnation singulière dans l’État d’Israël.
Avec le libéral-fascisme, nous l’avons dit, il ne s’agit plus de la masse en fusion du fascisme historique, hypostasiée dans la figure d’un chef suprême qui en est l’incarnation, mais plutôt de masses d’atomisées : individualisation autoréférentielle, soumission à l’hypnotisme de la marchandise et à une sémiotique qui institue l’être-pour-soi et en-soi, qui comme partout ailleurs érige la négligence absolutiste au cœur de ses formes de subjectivation. Cela a pour corollaire la destruction du sentiment de communauté et de ses économies morales, atteignant un point de tension où la communauté ne peut plus se reconstituer qu’autour d’une production identitaire qui exclut avec violence ce qui pourrait la faire différer. En d’autres termes, il existe probablement une corrélation logique, un mouvement de bascule entre l’atomisation du monde de la valeur (et de la valeur de soi-même dans le marché des individualités) et la reconstitution de la communauté à partir d’une identité fantasmagorique homogénéisante, débarrassée de toute hétérogénéité. La neutralisation et la destruction de la différence deviennent ainsi les principes et le fondement de l’existence sociale. La différence ne peut alors être perçue que comme un danger existentiel. Et la société alors de se transformer en une machine paranoïaque traquant tous les signes d’étrangeté [6]
[6] A propos de l’atomisation de la société israélienne…
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On peut donc souligner un paradoxe de la société israélienne : d’une part, son hédonisme furieusement libéral, avec l’usage massif des réseaux sociaux, toute une logique d’intensification de l’exposition de soi, de réification des corps, de culture festive standardisée qui a envahi ses formes de subjectivité et ses relations sociales. Comme partout ailleurs. Et en même temps, comme dans peu de pays appartenant au « camp de la liberté », ces modes de subjectivation cohabitent dans une tension de plus en plus incertaine avec la mystification d’une histoire des origines, un enracinement à la terre comme fondement absolu de l’identité. Sur ce dernier aspect, on peut repérer des éléments caractéristiques du fascisme historique. Entre la Heimat nazie allemande et le Grand Israël sioniste contemporain il y a sans aucun doute de plus en plus de résonances, n’en déplaise aux gardiens du temple de la lutte contre l’antisémitisme.
Dans ce paysage hybride, quelle place peuvent avoir les Palestiniens en tant que « corps radicalement étranger » ? On pourrait dire, en résumant avec quelques libertés les propos du réalisateur Eyal Sivan peu après les massacres commis par le Hamas le 7 octobre [7]
[7] Eyal Sivan : « Le sort des Palestiniens n’intéresse pas…
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« Avant cette date, tout allait bien dans la société israélienne. Enfin les Palestiniens n’existaient plus. On ne parlait plus de la “question palestinienne” dans une conscience sociale narcotisée, proche d’un “présentisme totalisant”. Et tout à coup, paf ! Les Palestiniens existent de nouveau. Il y en a plusieurs millions, enfermés, entassés dans une prison à ciel ouvert appelée Gaza ; d’autres vivent dans un territoire organisé en régime d’apartheid en Cisjordanie, main-d’œuvre bon marché contrôlée par d’innombrables et humiliants checkpoints, destinée à une économie de plantation et à la construction dans le cadre de l’expansion urbaine. Mais les Israéliens les avaient oubliés. Tout allait bien. Parfois, on évoquait un nouvel épisode de violence fasciste des colons orthodoxes, mais c’était anecdotique : quelqu’un de gauche écrivait un article dénonçant la colonisation dans le journal progressiste Haaretz, que personne ne lit en Israël, et voilà tout. On parlait de la corruption de Netanyahou et sa clique, des attaques des fondamentalistes juifs contre l’ordre juridique de l’État de droit (pour les Juifs [8]
[8] Difficile de le prendre pour une anecdote ; en Israël,…
), etc. Mais les Palestiniens… Tout allait bien, puisqu’ils n’existaient plus ; ils avaient disparu des radars. Mais que veulent donc ces Palestiniens ? Si tout allait bien… On les avait oubliés ; ils n’existaient plus, même s’ils étaient à côté. Tout allait bien. »
Mais toutes ces considérations sur le libéral-fascisme (si bien illustré par Israël mais ne s’y réduisant pas), restent des généralités. Pour dire quelque chose ayant une valeur heuristique minimale, il faudrait mener à chaque fois un travail d’enquête historique sur les formations étatico-nationales particulières, les formes locales de développement capitaliste, les passés coloniaux imbriqués dans les histoires singulières des États mobilisées dans chaque « cas » néo-fasciste. Le libéral-fascisme de Netanyahou n’est pas celui de Milei, ni celui de Macron le même que celui de Meloni ou Orbán, celui de Bolsonaro n’est pas une transcription de celui de Trump. Nous ne pouvons pas calquer des schémas généraux et abstraits sans nous attarder sur les mythologies étatistes qui jalousent leur particularité et qui donnent forme aux différentes versions monstrueuses des fascismes qui envahissent la planète libérale.
La résistance à leur progression ne peut résider que dans l’affirmation en acte de formes anti-identitaires de la communauté, désertant leur fondation sociale sur l’idée d’un État comme accomplissement d’un processus censé affirmer l’émancipation d’un « peuple » identifié à la Nation. Ajoutons enfin, au regard des pratiques historiques de colonisation extérieure, inséparables de la naissance et des configurations du capitalisme, qu’il nous faut également considérer les pratiques de colonisation intérieure qui les ont rendues en même temps possibles.
On sait aujourd’hui qu’il n’y aura pas de solution de deux États en Palestine. Seule la disparition du fondement sioniste de l’État d’Israël, ou autrement dit une « décolonisation » de la Palestine qui est simultanément celle d’Israël — c’est-à-dire la constitution d’un unique État avec une égalité de droits pour toutes les communautés vivant sur cette terre et indifférent à une quelconque identité ethnico-religieuse — pourra échapper à la reproduction de la violence qui est au fondement même de la réalisation du projet sioniste.
Mais pour que cela soit possible, il faut dire aussi clairement que ni le Hamas, ni le Hezbollah, ni l’« axe de la résistance » dont la théocratie iranienne est censé être la colonne vertébrale, ne seront jamais des forces d’émancipation contre le néo-fascisme israélien porté à bout de bras par un « Occident » en décomposition.
Et à ce propos, n’en déplaise aux gauchistes comme à leurs atavismes, il semble important de noter que le schéma anti-impérialiste hérité des années soixante-dix ne peut plus être mobilisé comme axe d’émancipation des peuples. Il suffit pour cela de constater le colonialisme économique « cool » chinois (qui ne l’empêche pas d’être engagé dans un processus génocidaire « interne » contre les Ouïghours) en train de recouvrir les géographies africaines, une partie de l’Amérique latine et de trouer le sud et le centre de l’Europe. Sans parler des zones d’influence et les violences des pôles impériaux « mineurs » : du renouveau brutal du despotisme russe, en passant par le fascisme indien ou les monarchies du Golfe Persique, les uns et les autres déployant des stratégies disparates pour imposer leurs intérêts dans un paysage mondial au bord du collapse et avec la perspective de potentielles guerres mondialisées.*
À propos des résonances du processus génocidaire qui se déroule à Gaza dans les espaces politiques français, nous laisserons de côté les injonctions à choisir entre le soutien à la démocratie israélienne ou bien celui à une résistance du Hamas et du Hezbollah parfois présentée comme « décoloniale ». Bien évidemment, la complicité de la large frange réactionnaire et d’extrême-droite qui domine le paysage, Parti Socialiste inclus, doit susciter une opposition par tous les moyens et vouer ses représentants aux poubelles de l’histoire de la collaboration avec les régimes fascistes. Ceci dit, dans les lignes qui suivent, nous nous intéresserons à l’extrême gauche française, au sein de laquelle prospère une fraction de la constellation décoloniale, aujourd’hui corps politique parasitaire de l’immense souffrance des Palestiniens, dans son forçage pour faire exister la matrice coloniale comme explication ultime, censé fonder un régime d’équivalence universelle à partir de l’identité d’un nouveau sujet politique exportable partout.
Il n’est pas besoin de rappeler la longue histoire coloniale de la France qui se prolonge jusqu’à nos jours : il suffit de songer à la brutalité de la répression des révoltes actuelles dans les Antilles françaises ou en Nouvelle-Calédonie. Ajoutons les pratiques toujours actuelles de ségrégation des descendants des immigrations des anciennes colonies et d’autres pays du « sud global », accompagnés d’une surexposition aux violences policières racistes. Des formes de résistances, des explosions émeutières depuis les années 60 n’ont cessé de scander cette violence d’État : luttes contre les discriminations dans le monde du travail, émeutes en réaction aux crimes policiers, naissance de luttes organisées – de La Marche pour l’égalité et contre le racisme à la suite des émeutes à Vénissieux en 1983 jusqu’au Mouvement de l’Immigration des Banlieues fondé en 1995 dans des nouveaux contextes émeutiers. A ce propos, cela mérite d’être souligné, le MIB se caractérisa par des liens forts avec le tissu social des espaces urbains ghettoïsés.
C’est en 2005 qu’est né le Parti des Indigènes de la République. Son nom est une référence au « Code de l’Indigénat », régime administratif et pénal spécial appliqué aux natifs de l’Algérie en 1834, en pleine entreprise de colonisation, prolongé en 1887 à toutes les colonies françaises (exception fut faite pour les Juifs en 1870, avec le Décret Crémieux, qui leur octroya la citoyenneté française). Celui-ci ne fut abrogé qu’en 1944, huit ans avant le début de la guerre de libération du peuple algérien qui se conclut en 1962 par l’indépendance. Comme on le sait, des pratiques massives de torture et de massacres (y compris par des bombardements au napalm), eurent lieu dans le cadre de la contre-insurrection menée par l’Etat français (on estime à plus de 400 000 les algériens tuées par l’Armée française).
Contrairement aux mouvements, solidarités, révoltes et alliances dans les quartiers, dont le MIB avait été un acteur notable, avec la pensée décoloniale représentée par le PIR et ses avatars ultérieurs, une réification identitaire conduit à la construction idéologique d’un « nous » racialisé, auto-proclamé et homogène, dissocié des expériences de communautés, obscurcissant la pluralité d’« autres » au sein des histoires et des géographies de la migration et de l’exil. Ajoutons encore, et ceci est essentiel, que ce « nous » exige dans ce cadre de pensée un « vous » symétriquement racisé : les Blancs. Sans qu’il soit vraiment clair si « Blanc » désigne un phénotype, associé à une position sociale de privilège en soi, ignorant à son tour les multiples histoires des résistances prolétariennes contre la brutalité de la gouvernementalité néo-libérale, et qui pourrait être déclinée à son tour dans les lignées d’une colonialité « intérieure ».
Ce « nous » produit par les seules logiques de la représentation, exigeant un « vous » supposément blanc dans son homogénéité symétrique, associe alors le corps en soi à une position sociale et de subjectivation, soit dominée, soit dominante et coupable par essence. D’abord donc des décrets d’identité. Viendront ensuite des alliances conditionnelles passant par l’acceptation d’un dispositif exigeant un aveu de culpabilité. Bien sûr, cette « blanchité », se défendent les décoloniaux, ne réside pas dans une conception biologique de la race, mais, selon le mantra consacré, dans la race-socialement-construite. Mais il n’en reste pas moins que ce qui permet d’identifier le Blanc comme le sujet du privilège, c’est bien son corps en tant que signifiant premier. Et tant pis si cette opération de double réification qui conduit à effacer la pluralité des histoires des communautés prolétarisées, leurs enchevêtrements, la multiplicité de leurs mondes, redouble l’écrasement déjà opérée par l’organisation et la gestion sociale de l’Etat.
Cependant, si on en revient au sujet « racisé » non-Blanc, il s’agit là aussi d’un deuxième coup porté à la diversité des histoires qui peuplent les mouvements migratoires, réduisant à néant leur pluralité cosmologique, leurs affiliations disparates, leurs résistances contre les colonialismes extérieurs mais aussi intérieurs aux géographies subalternes. Comment oublier que l’Islam, revendiqué parfois comme un emblème décolonial, a été et reste un puissant opérateur de colonisation des subjectivités ? Cette entreprise politique, dans son programme acharné de conquête de l’espace l’extrême gauche, affectionnant obsessionnellement des formules choc contre le progressisme colonisateur destinées avant tout à épater le bourgeois vilainement universaliste, finit par assigner son musulman fantasmatique à une arkhè réactionnaire, censée être assiégé par le modernisme occidental. En même temps et au bout du compte, il y a là simultanément une confiscation de la variété des expériences religieuses.
Il s’agit en somme de l’institution de la fiction d’un champ politique qui exige un dispositif de confession et de contrition de la part de la figure déclarée adverse a priori, le Blanc. Et ceci (depuis le vide de son assise dans le réel des formes de vie populaires), à l’intérieur même du camp potentiel des alliances, en imposant ses conditions à des compositions possibles en vue des luttes communes pour l’émancipation : exigence de l’épreuve de la culpabilité et d’un « privilège blanc » génériques, presque théologiques, quelle que soit la « classe » à laquelle appartient le dit Blanc ; « dévoilement de « l’innocence blanche », quelle que soit la participation des dits Blancs aux luttes, révoltes, solidarités et désertions… Si on est là dans la matrice très chrétienne de l’aveu, on est aussi en même temps dans un modèle somme toute très libéral, celui du développement personnel exigeant la déconstruction préalable d’une identité supposée à l’aide de l’Evangile décolonial pour acquérir enfin une identité valorisable dans le marché du politique. Et c’est ainsi que les avatars actuels du Parti des Indigènes finissent par dégager le parfum entêtant d’une secte de convertis…
Nous ne nous attarderons pas dans une fastidieuse recension des saillies qui peuplent le champ sémantique de cette constellation décoloniale, dont les pamphlets et interventions d’Houria Bouteldja en sont l’illustration la plus tapageuse. Cela a été largement documenté par d’autres, parfois en toute mauvais foi réactionnaire [9]
[9] Et on finit par se demander si ce n’est pas là but…
. Contentons-nous de rappeler avec quel effets performatifs il parvient à envahir les modes de subjectivation au sein de l’extreme gauche. On retrouve en bout de course de ce processus déclamatoire (ou de parodie judiciaire), l’institution d’une logique de guerre civile et d’hostilité, la production d’un ennemi intérieur au camp de l’émancipation et ceci jusqu’à l’intimité des sujets supposés y adhérer. Des aberrations apparaissent alors telles la dénonciation des luttes contre les homophobies et les LGBT-phobies, qui s’accompagnent d’un appel à la réhabilitation de la virilité « humiliée » des mâles « racisés », ou la revendication de la fidélité des femmes à la communauté supposée d’origine dans des situations de violences de genre, et cela au nom de l’opposition à un « progressisme » blanc assimilé à la domination néocoloniale. Flirts avec l’homophobie et l’anti-féminisme, dénonciation obsessionnelle du philosémitisme d’État où les Juifs sont réduits tendanciellement au rôle de supplétifs du pouvoir. Et pour conclure, un « campisme » qui conduit à l’éloge de l’Islam, où au soutien à des régimes autoritaires sanglants, comme axiome de l’anti-impérialisme américain. Alors, dans une prolongation de cette logique ad absurdumon pourrait se demander : que deviennent les racisés lorsqu’on prend en compte l’ascension d’une classe moyenne arabe, noire, guidée par un idéal consumériste et l’individualisme de petit propriétaire, aussi indifférente que le Blanc moyen au sort des nouveaux migrants et aux violences qu’ils subissent, classe moyenne de plus en présente dans les médias mainstream, dans les gouvernements de droite libérale, et même dans l’extrême droite ? S’agit-il alors de racisés blanchis ? Qui décide du degré de blanchité ou du statut de « racisé » ? Et bien, naturellement, une avant-garde qui dans la scène de confusion qu’elle contribue à faire exister persiste à vouloir ressusciter un sujet social, tapi dans les entrailles d’un gauchisme moribond ; dispositif, qui pourrait mériter la caractérisation de dispositif fasciste « soft », déterminant la valeur des êtres à une sémiotique d’identification dont le corps comme signifiant joue le rôle central.
Ce que l’on voit apparaître alors c’est l’affirmation d’une logique de Fondement. Le nouveau sujet social « racisé » prétend ainsi remplir le vide laissé par le sujet ouvrier de classe, devenu inopérant avec les derniers avatars du capitalisme [10]
[10] A ce propos, dans le contexte de l’Amérique Latine,…
. Ce qui semble valoir un certain succès au champ de l’énonciation « décoloniale », ce qu’il parvient à se dresser en machine abstraite de représentation d’une nouvelle classe, au plus loin des expériences de vie des communautés inscrites dans les territoires des mondes populaires, accablées par les ravages de l’atomisation libéral-fasciste [11]
[11] Rien d’étonnant, aussi paradoxal que cela puisse…
. Nous le savons, le gauchisme a horreur du vide. Et c’est ainsi que le dispositif indigéniste ne cesse d’opérer une opération de réinterprétation téléologique de l’histoire, vectorisée selon de modalités paranoïaques par des causalités conduisant à des effets déjà déterminés dans sa matrice interprétative [12]
[12] On pourrait ici mentionner les propos récurrents de…
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Avec ce qui précède, il ne s’agit pas de sous-estimer la violence coloniale et post-coloniale de l’État français, ni son racisme institutionnel atavique (dont l’une de ses formes est son l’islamophobie tenace au plus haut niveau de ses institutions), se traduisant par des violences policières récurrentes, des formes persistantes de relégation sociale. Et dans ce sens, il faut prendre acte de la pluralité des études et interventions décoloniales. À côté des pamphlets de ce champ décolonial identitaire, son travail de propagande et son acharnement à créer un espace médiatique, on peut évoquer, en contraste, d’autres les travaux de recherche, des enquêtes et interventions situées [13]
[13] Nous nous contenterons d’en prendre quelques exemples….
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La guerre menée contre les Palestiniens, et maintenant les Libanais, a constitué une tragique aubaine pour réactiver l’idéologie des politiques d’identité décoloniales en France en perte de vitesse. Sans doute que leur gout immodéré pour les provocations, sa réthorique pamphlétaire et les formules choc, dans le vide de leur travail d’enquête et d’intervention dans les univers populaires aux quotidiennetés incertaines, leur avaient ôté progressivement leur légitimité. Et voici que le gauchisme décolonial a pu à nouveau ressusciter dans le contexte de sidération provoquée par la barbarie israélienne. Et ceci au nom d’une matrice coloniale convoquant un régime d’équivalence entre le Palestinien et l’Indigène français, quelle que soit la singularité des histoires et des géographies post-coloniales. Et c’est alors la manie de fonder qui réapparait. Fonder une anthropologie politique proie des scènes de la représentation. Alors que notre actualité des désastres exige plutôt des compositions ontologiques, des ontologies relationnelles qui font lieu. Les lieux de la communauté qui s’instaure dans des passages et des transitions de l’expérience. Les lieux de l’Ouvert contre l’asphyxie identitaire.
Il faut lutter contre cette intoxication identitaire du champ de l’émancipation. Seules des entraides en acte, des solidarités réactivées, une culture renouvelée des interdépendances, c’est-à-dire de nouvelles communalités, pourront faire face à l’atomisation libérale-fasciste. Et seule une politique de désidentification sociale, ouvrant la voie aux interdépendances par lesquelles existent les communautés, permettra de créer des alliances, ici en France et ailleurs, pour que puissent vivre des solidarités avec le peuple palestinien, lui-même même pluriel dans sa réalité historique.
Pour ne pas retomber dans la construction d’un sujet social spectral, qui aspire à se constituer en totalité, contre la totalisation par exclusion des masses fascistes atomisées qui arrivent, nous pouvons une fois encore méditer les mots de Gilles Deleuze et Félix Guattari : « Le multiple il faut le faire, non pas en ajoutant toujours une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement, à force de sobriété, à niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait). »
Nous n’avons pas besoin d’un sujet clos sur lui-même dans sa fictive totalité, guettant avec une anxiété paranoïaque des signes menaçants d’étrangeté qui pourraient le faire différer, proie de la prédation de celles et ceux qui s’octroient le droit exorbitant à le représenter. Mais à nouveau des alliances sans condition d’identité.
Josep Rafanell i Orra, Pierre Tenne
[1] Ali Zniber, « Prise de terre et Terre promise : sur l’État colonial d’Israël », Revue Terrestres, 2 août 2024 (https://www.terrestres.org/2024/08/02/prise-de-terre-et-terre-promise-sur-letat-colonial-disrael/).
[2] Ilan Pappé, « L’effondrement du sionisme », Revue Contretemps. Revue de critique communiste, 29 juin 2024 ( https://www.contretemps.eu/effondrement-sionisme/)
[3] On peut consulter à ce propos Gershom Scholem, Le Prix d’Israël. Ecrits politiques 1917-1974. Editions L’Eclat, 2017. On peut lire dans ce recueil de textes d’intervention présentés chronologiquement, l’ébranlement progressif de la conviction de Scholem portant sur la volonté d’une cohabitation entre Juifs et Arabes, que malgré tout, encore en 1967, il continue à l’affirmer. Son adhésion à l’organisation (très minoritaire) Brit Shalom, prônant la stricte égalité de droits entre toutes les communautés de la terre de Palestine, en fut l’illustration.
[4] À propos d’une « histoire longue » du Moyen-Orient et de ses formations politiques indissociables des traditions religieuses, de ses processus impériaux endogènes et des histoires de la colonisation européenne puis de l’impérialisme américain, on peut consulter Jean-Pierre Filiu, Histoire du Moyen-Orient. De 395 à nos jours, Éditions du Seuil, 2021.
[5] On peut émettre l’hypothèse qu’il y avait, dans le projet du 7 octobre, pour le Hamas, une tentative de détrôner définitivement tout semblant de légitimité de l’Autorité palestinienne, de s’affirmer comme la seule force de résistance face à la brutalité de la colonisation. Ou encore, l’attente d’une réaction bien plus déterminé de « l’axe de la résistance » contre l’ennemi commun, l’impérialisme américain. Pour un point de vue depuis l’intérieur des logiques politiques palestiniennes, voir l’entretien de Catherine Hass, Montassir Sakhi et Hamza Esmili avec le résistant Palestinien Khalil Sayegh. Conditions. Sociétés et cultures musulmanes, septembre 2024 (https://revue-conditions.com/entretienkhalilsayegh).
[6] A propos de l’atomisation de la société israélienne d’aujourd’hui, de son régime juridique, indissociable du statut ethno-religieux de l’État, mais aussi de l’histoire du sionisme et de la fondation de l’État-nation juif, voir l’entretien de Catherine Hass et Hamza Esmili avec Omer Bartov, Chronique d’une radicalisation. Ce que l’occupation fait à Israël ? Conditions. Sociétés et cultures musulmanes, octobre 2024 (https://revue-conditions.com/entretienbartov) ; ainsi que le texte d’Omer Bartov faisant retour sur un voyage en Israël en juin 2024 (https://orientxxi.info/magazine/un-historien-du-genocide-face-a-israel,7577)
[7] Eyal Sivan : « Le sort des Palestiniens n’intéresse pas les Israéliens ». Médiapart, 2 septembre 2024 (https://www.mediapart.fr/journal/international/020924/eyal-sivan-le-sorte-des-palestiniens-n-interesse-pas-les-israeliens)
[8] Difficile de le prendre pour une anecdote ; en Israël, juridiquement, les mariages civils entre Juifs et Arabes sont interdits par la loi, ceux-ci restant le monopole des rabbins.
[9] Et on finit par se demander si ce n’est pas là but recherché pour tenter d’exister dans le paysage du spectacle saturé de brutalités, tant les ficelles des provocations sont grosses.
[10] A ce propos, dans le contexte de l’Amérique Latine, voir le recueil de textes critiques à l’égard de l’essentialisation de l’autochtone par la pensée décoloniale, et qui réintroduit la question de la pluralité des temps historiques : Collectif, Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, Editions L’Echappée, 2024. Ce livre est issu d’un choix de textes d’un ouvrage publié en Amérique Latine : Enrique de la Garza Toledo (dir.), Crítica de la razón neocolonial. Buenos Aires, Clasco/Ceil-Conicet/Universidad Autónoma Metropolitana/Universidad Autónoma de Querétaro, 2021.
[11] Rien d’étonnant, aussi paradoxal que cela puisse paraitre d’un premier abord, que le souverainisme puisse être revendiqué dans le sillon de la France Insoumise. En effet, la pensée « indigéniste » ne saurait exister qu’à partir d’un rapport spéculaire avec la République-nationale. L’identité indigène a besoin impérativement du miroir qui lui renvoie son image. On retrouve ici condensée l’opération de réduction au Un décolonial, renvoyant à un Autre générique, contre les multiplicités qui habitent les communautés.
[12] On pourrait ici mentionner les propos récurrents de Youssef Boussoumah qui au nom de l’anti-impérialisme américain justifie (quand il ne fait pas l’éloge) des régimes despotiques du Moyen Orient. Voici un exemple de sa prose : « Nous rappelons que l’unité des fronts est au centre de la vision de l’Axe de la résistance. Du 8 octobre à aujourd’hui, la Résistance islamique au Liban a travaillé sans relâche pour soutenir ses frères et sœurs opprimés à Gaza pendant que d’autres collaboraient ou au mieux se taisaient sans apporter aucun soutien armé effectif. Dans cet océan arabe de traîtrise et de défaitisme, le Hezbollah, par contre, a brillé pour son audace et son courage. Il a lancé des milliers d’opérations contre l’entité sioniste, en annonçant 3 763 d’entre elles dans des déclarations officielles. Il a tué et blessé des milliers de soldats sionistes et déplacé plus de 200.000 colons. ». Les Semeurs, Journal d’opinion, « Trêve de 60 jours au Liban. Israël a obtenu la séparation des fronts ? », 28 novembre 2024 ( https://www.lesemeurs.com/Article.aspx?ID=17278). Que cet Axe de la Résistance ainsi célébré avec des accents martiaux, ait contribué d’une façon décisive à l’écrasement de l’insurrection syrienne, avec les massacres que l’on sait, et au maintient au pouvoir du sanguinaire Bachar El Assad, ne semble pas du tout troubler notre géopoliticien décolonial.
[13] Nous nous contenterons d’en prendre quelques exemples. Ainsi Malcolm Ferdinand avec ses travaux sur la matrice coloniale de la plantation. Ou les travaux de Dénètem Touam Bona à propos des résistances dans les mondes du marronnage, ses résonances contemporaines, sa pensée du franchissement des frontières et du trouble des identités. https://lundi.am/Gaza-accomplissement-du-liberal-fascisme-contre-coup-identitaire-en-France
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