Une intelligence pas si artificielle : qui sont les petites mains derrière l’IA ?

3 décembre 2024 par Emma Bougerol

Précaires, isolé·es et caché·es par les plateformes, les travailleur·euses de données sont aussi invisibles qu’essentiel·les. Sans ces personnes, pas de ChatGPT, Midjourney ou Gemini. Elles demandent d’urgence un cadre légal à leur travail.

Publié dans Société

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Après des études supérieures en Californie, Dylan Baker a été embauché par Google. Le parcours classique d’un jeune ingénieur informatique qui souhaite rembourser son prêt étudiant – quitte à mettre quelques convictions de côté. Arrivé en 2017 au sein de la puissante entreprise de la Tech, il y travaille sur l’apprentissage automatique, un procédé qui permet à des dispositifs d’intelligence artificielle (IA) d’« apprendre » à partir de données sans instructions précises.

Pour cela, il utilisait ce qu’on appelle des « données étiquetées », des données auxquelles on joint des explications sur leur sens ou leur contenu. Par exemple, une image de chat où l’on a renseigné où sont les oreilles, le museau et les moustaches. Ou alors, si une personne sur une vidéo a l’air joyeuse ou triste, si le son est bon ou dégradé, ou une retranscription de ce que dit la personne.

Dylan et ses collègues reçoivent ces paquets de données pour nourrir leurs systèmes d’IA. « À ce moment-là de ma carrière, je ne savais même pas que l’étiquetage des données était un travail à part entière, se rappelle Dylan Baker. On recevait des données dites étiquetées, et puis c’est tout. Par qui ? Comment ? On ne se posait pas la question. » C’est par la recherche sur l’éthique de l’IA que le jeune ingénieur découvre la réalité des conditions de travail des personnes qui « étiquettent » les données qu’il reçoit.

Des entraîneurs d’IA sans droits

Certains de ces « entraîneurs et entraîneuses d’IA » sont employés dans de grands centres dans des pays où la main-d’œuvre est très peu chère. Mais une grande partie travaille pour des plateformes pas toujours connues du grand public, comme Amazon Mechanical Turk ou Clickworker. Et ils n’en sont pas salariés, donc sans protection ni salaire fixe…

Répartis aux quatre coins du monde, ces travailleurs et travailleuses font ce que l’on appelle du travail du clic. Ils et elles font à la demande de petites tâches standardisées et peu qualifiées. Des entreprises ou organisations clientes envoient aux plateformes ces « missions », payées seulement quelques centimes de dollars en bout de chaîne.

Une personne assise dans une salle de réunion
Dylan Baker Ex-ingénieur en machine learning à Google, il est désormais chercheur pour l’Institut DAIR et milite pour une IA éthique. ©Emma Bougerol

En 2022, ce que Dylan qualifie de « dissonance cognitive » entre ses valeurs et son travail devient trop forte. Ses inquiétudes sur les biais de l’IA et sur les conditions de travail des personnes qui produisent ses données sont ignorées par sa hiérarchie. Il quitte alors Google pour rejoindre l’institut de recherches « Distributed AI Research Institute », fondé par Timnit Gebru, une ingénieure chercheuse en éthique de l’IA qui a été licenciée par Google. Aujourd’hui, le chercheur de 28 ans mène des recherches sur une IA éthique et milite pour de meilleures conditions de travail des personnes qui entraînent ces systèmes.

C’est en cette qualité que Dylan Baker a été invité, le 21 novembre, à participer à une discussion au Parlement européen sur les travailleur·euses de l’IA, organisée par l’eurodéputée LFI Leïla Chaibi. Au cœur de la rencontre : la nécessité de légiférer pour des conditions de travail décentes et la reconnaissance des petites mains derrière les robots. Quelques heures avant la conférence, dans une petite pièce de l’institution bruxelloise, il pointe du doigt les personnes qui l’accompagnent : « Moi, je suis là pour donner un point de vue d’ingénieur, mais surtout pour dire « écoutez les travailleurs et travailleuses, c’est important ». »

Des tâches payées quelques centimes

Assise à côté de lui, penchée sur son téléphone, le visage caché par des cheveux bruns aux pointes lavande, Oskarina Fuentes fait partie de ces personnes qui étiquètent les données exploitées par des entreprises de la Tech. La Vénézuélienne de 34 ans ne parle que quelques mots d’anglais. C’est en espagnol qu’elle raconte le travail qu’elle fait depuis une décennie. Elle travaille avec de nombreuses plateformes, mais ne peut en nommer qu’une : Appen. Car elle est tenue par des accords de confidentialité. Ce sont d’ailleurs les seules choses qu’elle a signées avec ces entreprises. Elle n’a pas de contrat de travail. Oskarina est payée à la tâche.

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Elle a commencé cette activité lorsqu’elle étudiait à l’université, pour dégager quelques revenus. Elle se destinait alors à travailler pour l’entreprise nationale pétrolière, mais l’inflation avait déjà fait perdre toute valeur à la monnaie locale. Les plateformes la payaient en dollars, certes quelques centimes par tâche, mais « cela valait toujours mieux pour vivre que le salaire minimum vénézuélien », explique-t-elle. Elle finit par vivre « à 100 % » de cette activité. Sur un ordinateur portable sommaire, donné aux écoliers par le gouvernement et qu’elle a récupéré sur le marché noir, elle passe ses journées à naviguer entre cinq plateformes.

Une jeune femme sourit se tient devant l'hémicycle du Parlement européen à Bruxelles
Oskarina Fuentes Vénézuélienne de 34 ans, elle travaille pour des plateformes d’entrainement d’IA depuis une décennie. Elle ne peut en nommer qu’une car elle est tenue par des accords de confidentialité. ©Emma Bougerol

En 2019, « la vie au Venezuela est devenue impossible », entre l’inflation, les coupures d’électricité et d’Internet. Oskarina prend alors un car pour la Colombie avec ses deux chiens – « un sous chaque bras ». Quelques mois à peine après son arrivée dans le pays, elle tombe malade. Elle est diagnostiquée d’un diabète de type1 qui la handicape énormément, au point de ne pas pouvoir tenir une journée conventionnelle de travail. Elle n’a plus d’autre choix que de continuer à vivre du travail précaire des plateformes.

Depuis le temps qu’elle entraîne les IA, Oskarina sait tout faire. Le plus souvent, elle vérifie et évalue des résultats donnés par des algorithmes (comme le résultat d’une recherche Google). Elle donne d’autres exemples, où elle doit mettre à jour des données sur une entreprise ou une personne ou encore évaluer à quelle tranche d’âge correspond une vidéo. La jeune femme remarque que, depuis quelques années, les offres de tâches se font de plus en plus rares. Pour continuer d’en tirer un revenu décent, elle cumule les inscriptions à différentes plateformes.

Avec ses pouces et ses majeurs en angle droit, elle dessine un petit rectangle et décrit : « J’ai toutes les fenêtres ouvertes en même temps sur le petit écran de mon ordinateur. C’est un peu dur pour les yeux, mais je n’ai pas le choix, je dois faire assez d’argent pour payer mon loyer et mes factures. » En général, une tâche est payée entre 0,01 et 0,05 dollar. Parce que les missions sont rares et les personnes disponibles nombreuses, la jeune femme ne déconnecte jamais vraiment : « Parfois, je me réveille à 3 h du matin juste pour obtenir quelques centimes de dollars. »

Une organisation internationale de travailleur·euses

Isolés, précarisés et mis en concurrence pour une simple tâche, les travailleur·euses du clic sont invisibilisés par de grandes entreprises de la Tech. Faute de contrat de travail, ils et elles n’ont aucune sécurité dans leur emploi. Il n’y a même aucune certitude d’être payé pour des tâches effectuées : une entreprise peut « refuser » une tâche si elle estime qu’elle n’est pas suffisamment bien réalisée. Dans ce cas, la personne ne sera pas payée, même si le client peut garder les données étiquetées. Cela fait perdre aux travailleur·euses de données des revenus et du temps précieux, qui ne savent souvent même pas pourquoi on a refusé leur travail.

Yasser Al Rayes participe à l’événement au Parlement européen en appel vidéo depuis la Syrie. Derrière lui, une grande fenêtre laisse apercevoir les immeubles de Damas. Jeune diplômé de l’université de la capitale en sciences informatiques et IA, il vient témoigner des difficiles conditions de travail en situation de conflit. « Nous n’avons pas de connexion stable à Internet et des coupures d’électricité, et travailler dans un lieu avec une bonne bande passante coûte cher, explique-t-il. Or, les clients des plateformes mettent parfois des standards très hauts sur la manière de réaliser une tâche. » S’ils sont déconnectés au beau milieu d’une tâche, ils peuvent se voir refuser le paiement. « Voire se faire virer de la plateforme », lorsque cela se reproduit trop, déplore le jeune syrien.

Dans un petit documentaire sur sa vie quotidienne, réalisé pour le projet de recherche Data Worker Inquiry, il raconte les heures passées à essayer de comprendre les consignes d’une tâche, expliquées en vidéo, puis le temps passé à la réaliser. À l’image, on le voit désemparé, pointer du doigt un tableur sur son écran : « Là, j’ai fini toutes mes tâches de la journée, et elles ont toutes été validées par mes superviseurs. Mais là, vous voyez que le client les a toutes refusées. Je dois tout refaire depuis le début. » Ce sont dix heures de travail parties en fumée. https://peertube.dair-institute.org/videos/embed/2a4a4f5c-4f2d-490b-81c0-1b4e321eb548

Pour lutter contre ces abus et pour se conseiller face à des consignes parfois floues, les micro-travailleur·euses n’ont eu d’autre choix que de s’organiser. Même s’ils ont mis en concurrence dans l’attribution des tâches, s’unir leur permet de mieux faire face. Krystal Kauffmann, citoyenne des États-Unis, a commencé à travailler pour des plateformes lorsque, comme Oskarina Fuentes, une maladie chronique l’a exclue du monde du travail conventionnel. « C’était en 2015, avant la pandémie, et le travail à distance n’existait pas vraiment dans ma région, se rappelle la femme originaire du Michigan. J’ai donc cherché sur Google des opportunités de travail à domicile et je suis tombé sur Amazon Mechanical Turk. »

Après des années de travail seule derrière son écran, elle rejoint puis prend la tête de Turkopticon, une organisation créée par et pour les travailleur·euses de plateformes de microtravail. Celle qui est aussi chercheuse pour l’institut DAIR y a découvert les inégalités criantes avec ses collègues internationaux : « Je vis aux États-Unis et c’est une situation vraiment privilégiée. Vous êtes mieux payé, vous avez plus de travail disponible. J’ai remarqué que les personnes qui travaillaient en Amérique latine ou en Inde étaient bien moins payées que moi pour l’exact même travail. »

Une femme en tailleur assise devant son ordinateur, souriante
Krystal Kauffman Elle coordonne Turkopticon, une organisation de travailleur·euses du clic. ©Emma Bougerol

Au départ simple forum pour évaluer les tâches et les clients, Turkopticon réunit désormais des personnes du monde entier dans différents canaux de discussion et fait du plaidoyer pour leurs droits. « Dans un monde idéal, les travailleur·euses de données seraient reconnus pour les experts qu’ils et elles sont. Ils auraient accès à une quantité de travail égale, un salaire égal, un soutien psychologique… », plaide sa coordinatrice.

« L’IA générative aura toujours besoin des humains »

C’est avec cet objectif que l’eurodéputée de la France Insoumise Leïla Chaibi et son équipe ont organisé la rencontre. « On est à un moment charnière : l’Union européenne se demande comment réguler l’IA et le travail de l’IA », note-t-elle en introduction de l’après-midi de discussion. Il faut absolument s’intéresser à « ces travailleurs en amont de l’algorithme », affirme l’élue qui s’est battue pendant son mandat précédent pour une directive pour protéger les travailleurs des plateformes de missions « à la demande » (comme les VTC ou les livreurs de repas à vélo). Ces petites mains, encore plus invisibles derrière leur téléphone ou leur ordinateur, sont les oubliées des discussions européennes sur la régulation de l’IA.

À la tribune, entouré de ses collègues, l’Espagnol Nacho Barros se remémore ses premiers pas sur les plateformes pendant le confinement de 2020 : « Au début, je trouvais ça assez fascinant. Certains jobs me plaisaient. Mais je me suis vite rendu compte que tout le temps que je passais à choisir mes tâches, à m’inscrire sur les plateformes, me qualifier pour différentes missions, n’était pas payé. » Trop précaire, il a repris son travail dans l’hôtellerie. Mais il continue en parallèle le combat pour une régulation du travail du clic. Car, s’il existait un cadre protecteur – « et une paye décente », souligne-t-il –, Nacho se verrait bien reprendre ce job à plein temps.

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Ce travail existe, et il n’est pas près de disparaître. Les systèmes d’intelligence artificielle ne pourront jamais se passer de celle des travailleur·euses du clic. « L’IA générative aura toujours besoin des humains. Le langage change constamment », illustre Krystal Kauffman. Devant la petite assemblée présente au Parlement européen, elle se tient aux côtés de Dylan Baker, l’ancien ingénieur pour Google. Il acquiesce : « C’est une stratégie marketing bien ficelée des plateformes que d’affirmer qu’un jour l’IA n’aura plus besoin des humains. Mais ce n’est absolument pas viable. Sans apport humain constant, les modèles d’IA finiraient par s’autodétruire. »

Emma Bougerol

Photo de une : CC0 Domaine public

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