Lettre au camarade Rodrigue Petitot et à tous les Martiniquais.e.s qui luttent pour leur dignité et leur émancipation

« Votre lutte nous inspire, nous éclaire, et surtout nous oblige »

paru dans lundimatin#452, le 18 novembre 2024

Le 11 novembre dernier, Rodrigue Petitot meneur du RPPRAC [1]

[1] Rassemblement pour la protection des peuples et des…, a rendu visite à Jean-Christophe Bouvier, préfet de Martinique. Si la discussion semble avoir tourné au malentendu, il était interpellé dès le lendemain et poursuivi pour violation de domicile, menaces, intimidation et violences sur des personnes dépositaires de l’autorité publique. Après une tentative avortée de le juger en comparution immédiate, il a été remis en liberté dans l’attente d’un procès en janvier. Un ami guadeloupéen nous a transmis cette longue lettre d’analyse et de soutien à M. Petitot ainsi qu’à toutes celles et ceux qui en Martinique résistent et s’organisent.

Salut Camarade, on ne se connaît pas encore, mais depuis la Guadeloupe où je suis avec un mélange de fierté, d’admiration, d’envie et de frustration (je ne peux pas me résoudre à ce que le peuple guadeloupéen que nous sommes soit aussi anesthésié et tarde trop à joindre une lutte qui ne pourra se gagner qu’ansamm ansamm) votre belle et juste révolution, je tenais à t’écrire ces quelques lignes. Afin de t’apporter tout mon soutien, si cela peut t’aider à supporter cette épreuve. C’est donc simplement comme cela a toujours été le cas dans la lutte des opprimés, un de ces gestes de solidarité et d’amitié sincère sans lesquels les luttes ne peuvent pas aboutir. En 1967, lors d’une glorieuse grève à Saint-Nazaire, les enfants de des métallurgistes des chantiers navaux sont accueillis par les mineurs de Decazeville, qui avaient eux mêmes envoyé leurs enfants à Saint Nazaire pour tenir une longue grève quelques années plus tôt, afin de soulager leurs parents de la charge parentale, et qu’ils puissent se concentrer tout entier sur la mobilisation. Nous avons besoin aujourd’hui d’une solidarité analogue, voire idéalement plus nouée encore que celle-là, plus forte et plus à même de résister à la violence nouvelle qui s’abat sur tout le globe contre ceux qui luttent et refusent de se laisser marcher dessus. Solidarités qui avaient été patiemment tissées par l’éducation populaire, les soirs de réunions syndicales, les combats menés en commun, les moments de fête aussi ; de vraies fêtes qui célèbrent les luttes et le plaisir d’être grands ensemble. Ces liens que des décennies d’agression capitalistes et patronales ont violemment incendié. Si tu as le temps de lire cette lettre, considère-là comme celle d’un camarade inconnu comme il y en a, sois-en certain, d’innombrables ici et ailleurs qui s’accordent avec toi et avec toutes les Martiniquaises et les Martiniquais qui luttent pour leur dignité dans cette période que j’imagine, pour toi en particulier être très, très difficile.

Et comment en serait-il autrement ? Pour quelles raisons est-ce que les pouvoirs économiques békés, et leurs relais politiques préfectoraux et étatiques te laisseraient-ils tranquilles ? Tu dois bien évidemment le savoir puisque tu en as fait l’expérience ces derniers jours : ils essaieront de te briser, physiquement comme cela a déjà été le cas lors de ton arrestation, moralement comme cela sera le cas lorsqu’ils vont — sois-en sûr — trouver des moyens de s’attaquer à toi et à tes proches, pour te salir, d’humilier, te faire passer pour un criminel, ou plutôt un terroriste puisque chaque mobilisation sociale et tout désir politique d’émancipation est a priori présentée par les chiens de garde des médias dominants aux ordres du complexe néolibéral comme un attentat. Attentat à quoi ? À l’engrangement des profits ? À la destruction des sols, des terres, des ressources, du futur de nos enfants et de nos pays ? À la perpétuation d’injustices intolérables et de systèmes impérialistes qui prennent trop de temps à crever ? À la domination économique, politique, symbolique, linguistique, territoriale, de tout un peuple ? Ni BFMTV ni France Antilles ni Martinique la première ne peuvent avoir ni l’intérêt ni la possibilité de dire cela.

En tant que camarade je te le dis : nous ne pouvons pas gagner la bataille des médias dominants, l’espace politique est médiatique et vice-versa, et c’est une chasse gardée : moitié détenue par les milliardaires logiquement intéressés à la défense du statu quo de l’exploitation, moitié aux ordres des responsables politiques, et ne peuvent donc produire que du journalisme de préfecture ou de la désinformation plus ou moins grotesque, toujours dans l’intérêt de l’ordre social et politique dominant. Il faut donc être fort mentalement et affectivement. Parvenir à résister au concert des opprobres, des désinformations et des présentations biaisés qui inondent le champ médiatique. Brouhaha réactionnaire du rappel à l’ordre qui vise bien à imprimer de force dans nos esprits, par matraquage, répétition, chambre d’écho et boucles de reprise, la voix des maîtres. Il faut que tu ailles puiser, et ce que tu as d’ores et déjà fait montre que tu en es capable, des ressources de courage et de dignité et de générosité de coeur et de tête que rien dans le monde social dans lequel nous vivons ne nous pousse à acquérir, à cultiver, voire à seulement envisager être possible. Il n’y a pas j’en suis certain, un seul agent de l’émancipation qui n’ait pas été sali publiquement ou persécuté, c’est logiquement et mécaniquement impossible. Dans ces cas-là, tous les soutiens sont bons : famille, amis, collègues, camarades de luttes, même ceux que tu ne connais pas. Kimbè rèd, pa lagè ayen, sé coq doubout ki ka gannyé komba. Dans les inévitables moments de doute, sache que tu n’es pas seul, et qu’en Hexagone dans une usine Michelin, là sur un barrage au Mont-Dore, ailleurs dans une réserve autochtone à Standing Rock, et à tant d’autres endroits, des camarades comme toi se soulèvent aussi contre l’oppression. Ils et elles sont avec toi, ne l’oublie pas, nos luttes mutuelles sont une seule et même lutte, qui nous honore, nous oblige, nous relie, et nous élève. Face à cela, ce que les chiens de garde médiatique disent de toi et de la révolution du peuple martiniquais n’est pas très original : ouaf, ouaf, ouaf. Rien à voir avec la musique que tu entendras si tu tends l’oreille vers tous ces camarades qui luttent partout dans le monde, et qui te soutiennent, au son du Ka, de la conque à lambi, des tambours prolétaires, ou des chants de lutte qui illuminent nos cœurs. Ils vont te salir, c’est un passage obligé de tout engagement dans la lutte, ne te laisse pas parasiter par ces calomnies, c’est du tout réchauffé, du tristement déjà-vu : un simple ouaf, ouaf, ouaf qui se réverbère.

Je tiens tout de même du fond du cœur à te, à vous dire à tous et toutes merci. La séquence où tu te dresses face au préfet, tout vêtu d’un beau costume blanc mi-colon de l’AOF, mi-amiral de frégate (et c’est sans doute ce qu’il pense être ce monsieur, un capitaine tout puissant qui peut envoyer aux fers les matelots désobéissants qu’il considère comme appartenant à une humanité inférieure à son aristocratisme de droit divin), mi-personnage de sitcom de la croisière s’amuse (pendant que les matelots et les femmes de chambre et les serveurs et les mécanos triment en silence) pour exiger de lui qu’il t’accorde un entretien, et bien ce geste il est magnifique.

Il m’a redonné espoir à un moment où, je pense ne pas être le seul, l’accumulation des oppressions, des vexations, des génocides, des fascismes triomphants, me plonge dans un climat étouffant où nulle résistance ne semble plus possible. Où partout où je regarde il n’y a que profits faramineux sur le dos de la planète et des travailleurs.ses brisés, exactions, oppression politique des peuples, destruction des quelques îlots de solidarité et de mécanismes de défense contre le chacun-pour-soi, criminalisation des manifestants, arrestation des opposants, fascisme, fascisme, fascisme partout. Alors que nos luttes sont souvent d’arrière-garde, des manœuvres défensives ou des baroud d’honneur, à l’heure ou parce que la stratégie du choc et des cibles mouvantes nous laissent catatoniques et sidérés par la violence des agressions contre nos droits et notre dignité, et qu’il semble que nous avons perdu l’envie de MONTER A L’ASSAUT DU CIEL BORDEL !, merci pour ce geste. Geste qui rappelle comme disait Montaigne qu’aussi haut soit le trône que l’on occupe, on y est jamais assi que sur son cul. Derrière tous les autocrates, tous les policiers qui fanfaronnent derrière leurs 30 kg d’équipement, leurs armes létales et leur impunité systématique, derrière les monarques jupitériens qui humilient tout un peuple chaque jour un peu plus, il y a, mais nous l’avions oublié, des hommes qui ont peur. Qui se pissent dessus quand ils font face à des hommes et des femmes libres, déterminés à lutter pour la justice et la liberté.

Alors que toute révolte semble fatalement devoir ou bien se murer dans des actions symboliques inefficaces, ou bien affronter une répression féroce : flashball, LBD, grenades de désencerclement, lacrymo, crânes brisées par les tonfas de la BRI et de la BAC, répression judiciaire d’une violence inouïe, servie par des lois scélérates qui désormais criminalisent l’intention de participer à une manifestation en vue de commettre des dégradations, il faut que la peur change de camp. Juger l’intention, et prétendre percer à jour des projets non-encore réalisés, la France est en avance sur Minority Report il semblerait. L’État de droit, comme l’a récemment soutenu publiquement un ministre de l’intérieur fasciste et xénophobe nommé arbitrairement par un autocrate à la dérive à la suite d’un vol parlementaire jamais vu l’a opportunément rappelé : l’état de droit est déjà mort quand on dit publiquement qu’il n’est pas intangible.

La répression donc s’abat déjà sur vous, et il est rigoureusement inconcevable qu’elle ne s’abatte pas avec une violence d’autant plus féroce que le rapport de force dans la rue, sur les ronds-points, dans les cours, dans les immeubles, dans les maisons, dans les salles de réunion, sur les chantiers, dans les arrières-boutiques, sur les parkings, dans les discussions entre travailleurs, sera à votre avantage : sois fort, soyez forts, c’est à dire non seulement solidaires, tactiquement impitoyables, et convaincus que vous luttez pour la justice : pas de martyrs cependant, s’offrir en patûre à une justice muselée par les ministères et les consignes politiques n’amènera pas d’avantage tactique décisif, et ne pourra que décourager les camarades. Parce que nous, nous sommes humains et donc ne pouvons pas assister impassibles à la destruction d’une vie humaine par l’institution judiciaire, c’est pour cela que nous ne sommes pas comme eux et ne le serons jamais : la souffrance des autres humains ne peut pas nous laisser indifférents, JAMAIS ! elle nous révolte, nous insulte parce qu’elle nous touche nous en touchant les autres, elle nous requiert et nous oblige, son abolition nous appelle impérieusement. Et peut-être ne s’agit-il que de cela au fond : de la capacité à voir des enfants déchiquetés par des bombes, des anciens qui font les poubelles avec des retraites de misère, des pays ravagés par le chlordécone, des cultures et des dignités humaines piétinées au sol et de pouvoir ou non se dire que, au fond, tout va bien, ou que tout ne va pas si mal puisqu’on a acheté un appareil à panini en promo à Carrefour la veille.

En revanche, et c’est un conseil d’expérience : ce n’est jamais le même rendu de jugement que va prononcer le magistrat lorsque la salle d’audience est bondée par tous les manifestants, sympathisants, amis, famille, collègues, connaissances qui viennent faire pression pour que la justice soit rendue au nom du peuple, et non des intérêts privés et des exploiteurs : solidarité donc, ce qui veut dire qu’à tous les jugements, toutes les arrestations, il faut être le maximum possible. Et pas seulement pour produire un effet de nombre et de masse (tout de même un peu), mais pour rappeler ce qui est en jeu : à la personnalisation ou à l’hyperindividualisation de la peine et du jugement, il faut opposer le caractère politique donc collectif de ce que vous faîtes, et de ce pour quoi vous luttez : c’est de l’avenir de votre peuple, du peuple martiniquais qu’il est question, et pas d’untel ou untel qui va servir de victime expiatoire au glaive néo-colonial.

Sois fort donc, ne te laisse pas miner par le doute : parce que le doute va t’assaillir c’est certain, tu vas songer et ruminer, on te poussera à songer et ruminer et à remettre en cause ce pourquoi tu luttes : ici encore, rien d’autre que de la mécanique et du quantitatif : quand dans tous les journaux et médias dominants on va te présenter comme un criminel, un incendiaire, un agitateur, il n’est pas humainement possible de ne pas douter devant autant de fausses évidences matraquées jour et nuit. Cela a toujours été comme cela dans la lutte, et tous les camarades honnêtes, de nouvelle-Calédonie, de Guyane, d’Hexagone, du Chiapas, de Standing Rocks et d’ailleurs te diront la même chose : ce que tu fais est juste. Le combat pour l’émancipation est le seul qui vaille, et le seul qui donne sa valeur à la vie humaine. Tu ne te bats pas pour t’enrichir, ni pour des intérêts privés financiers (ce que tes adversaires font), ni pour imposer à autrui une domination sans partage qui t’arrangerait. Alors ce que tu fais est juste, et notre rôle à tous et toutes est de participer à notre mesure à ce combat pour la justice et l’émancipation, pour la dignité et la liberté.

J’admire vraiment ce que vous faîtes : lorsque vous avez quitté la table des négociations qui actait un accord, un protocole, un papier, bref un document de promesses abstraites non-contraignantes qui n’acte rien d’autre que la prise de conscience par nos adversaires de leur intérêt à lâcher aujourd’hui tactiquement du lest, de peur de perdre bien plus que ce qu’ils peuvent, sans trop d’effort abandonner, vous leur avez opposé l’autre objectif de cette lutte : bread and roses disaient les camarades du siècle dernier : oui, il faut se battre toujours pour le pain, pour pouvoir se loger décemment, pour pas prendre d’infections pulmonaires à cause de murs humides au travail, pour ne pas passer sa vie à obéir à une machine ou à un contremaître dans un entrepôt, pour avoir des tickets resto, avoir plus de pauses, pouvoir organiser son poste de travail, gagner des jours de congés en plus, avoir des paniers repas payés par les employeurs qui se payent sur la valeur ajoutée que nous produisons et qu’ils nous volent, augmenter les salaires, bien sûr. Bien sûr. Mais il y a toujours plus. Toujours un horizon qui polarise toutes ces victoires partielles dont nous avons cruellement besoin, pour éviter par exemple, que des salariées de 63 ans fassent des AVC sur leur lieu de travail (je te parle du Crédit Agricole des Abymes) parce qu’elle a été harcelée depuis 8 ans par sa hiérarchie : c’est ça qui nous différencie d’eux : comment est-ce qu’on peut décemment accepter un monde où une femme de 63 ans crève à son taf parce qu’elle est harcelée par un tortionnaire de manager ? Et où est-ce qu’il faut regarder pour faire comme si ce n’était pas un scandale absolu ? Et jusqu’à quand il faut regarder ses pompes en courbant la tête ? Bread and roses, et pas l’un ou l’autre, les deux toujours ensemble. Et cela les capitalistes le savent, et ils ont compris qu’on peut amputer un mouvement de lutte d’une bonne partie de ses éléments les moins combattifs et les plus précaires en accordant des miettes ici et là. Et il est tout aussi nécessaire de faire comprendre aux dirigeants qu’en Martinique et en Guadeloupe particulièrement, les miettes ne suffisent plus, n’ont jamais suffit et ne suffiront plus jamais.

J’ai pour ce pays que j’aime, bien que je n’y sois pas né (mais « son pays » je crois c’est celui où l’on sent au fond de soi que l’on est devenu un vrai humain au delà de l’enfance, et là où on est prêt à souffrir et lutter jusqu’au bout pour ceux avec lesquels on partage au quotidien sa vie, ses galères, ses espoirs et son amour, au fond) un amour profond, et de deux choses l’une : ou bien il est possible, en Guadeloupe, en Martinique, en Nouvelle Calédonie, en Guyane, en Polynésie de former et d’instituer des sociétés libres, ou bien je ne vois pas vraiment où cela sera possible : les conditions objectives sont là : nous sommes 400 000 environ, soit la population d’une agglomération moyenne d’Hexagone. Nos îles sont des villes potentielles, avec tout ce que cela peut augurer d’un municipalisme libertaire : à 400 000 il est plus facile de se mettre d’accord qu’à 70 millions, et l’insularité est notre chance politique. Tout à rebours des sujétions à l’État central, il faut que nous nous réapproprions tactiquement et politiquement la possibilité de décider ensemble de ce que nous voulons pour notre avenir et celui de nos enfants, en fonction de nos avantages tactiques, naturels, maritimes, agricoles, traditionnels, humains : poussent chez nous dans la terre polluée pour les 800 années à venir au chlordécone tout ou presque. En grec on dit poison et remède avec un même concept : pharmakon. Et ce qui distingue entre poison et remède c’est le simple dosage. Le taux de cancer de la prostate qui tue nos anciens en silence (dans le silence des non-lieux des tribunaux et l’indifférence massive au caractère politique du problème), dérègle le fonctionnement hormonal de nos enfants et leur impose des pubertés précoces, empoisonne la mer et la terre de nos îles est là pour rappeler qu’il ne sera pas simple de faire de ce poison un potentiel remède.

Mais c’est possible. La Guadeloupe et la Martinique forment des ingénieurs agronomes, ou plutôt il faut se réapproprier collectivement les moyens politiques de former des agriculteurs qui soient toutes et tous des ingénieurs agronomes pour faire de cette violence du chlordécone une occasion de réorienter la production. Il faut arracher les moyens financiers et politiques de former ici des chimistes, des ingénieurs, des agronomes et des écologues pour dépolluer les sols. Les dépolluer et les rendre à leur vocation vivrière première, aux antipodes de leur accaparement pour des cultures d’exportation : comment peut-on contester que les cultures d’exportation bananières et cannières ne soient pas le symbole d’une sujétion agro-industrialo-alimentaire au système des importations cadenassées par les groupes capitalistes békés ? Les traditions d’autosuffisance alimentaire de Guadeloupe et de Martinique, constituées et affinées dans la douleur et la famine bien sûr, doivent devenir le pilier de notre émancipation future, et se substituer au consumérisme asservissant qui sévit depuis 40 ans : pas de liberté le ventre vide, et surtout pas de désir d’émancipation politique et de liberté le ventre vide, la grande distribution l’a bien compris qui exerce ce gastro-pouvoir sur tout un peuple.

Ce que vous faîtes est grand, ce que vous faîtes est ardu, et peut-être n’aboutira pas immédiatement au résultat désiré. Qu’à cela ne tienne ! Quand je te vois ramener le préfet à ce qu’il est, à savoir un ensemble de tendons, de muscles, de chair, qui mange, pisse et chie comme n’importe quel autre être humain, quand je te vois toi et tes camarades désamorcer totalement l’effet escompté de son décorum de costume d’officier colonial britannique sorti d’un mauvais livre, je me dis que vous avez déjà gagné quelque chose : vous avez gagné, psychiquement et affectivement, la liberté de ne plus être médusé par l’autorité, de ne plus sentir comme une entrave insurmontable cette obéissance qui cogne dans nos têtes et dans nos ventres lorsqu’on relève la tête, cette entrave qu’on nous a inculqué dès le berceau.

Tu sais Bourdieu disait que la soumission et la domination symbolique c’est quelque chose que l’on a intériorisé depuis la prime socialisation, et que c’est bien à notre corps défendant qu’on sent notre coeur palpiter lorsqu’on défie l’autorité, que notre transpiration se fait plus abondante, que notre système hormonal s’affole pour nous contraindre chimiquement, de l’intérieur de notre corps dressé, à une obéissance bien moins coûteuse psychiquement que la révolte. Et oui, nous avons été des gamins obéissants avant d’être des adultes, oui on a pris des calottes de nos papas et de nos mamans, des coups de ceinture et des engueulades, oui on a subit les exclusions de cours, et puis la litanie de tous les châtiments que les figures d’autorité qui se sont succédés dans ce beau continuum autoritaire et carcéral qu’est la vie nous ont imposé. Mais s’émanciper c’est cela : Fanon, dont il faudrait que tout le monde chez nous au moins une fois dans sa vie lise peaux noires masques blancs et aussi l’an V de la révolution algérienne le disait déjà : c’est dans la lutte que l’on s’émancipe, que l’on se rééduque collectivement à n’être plus les esclaves, à notre corps défendant de ce système d’oppression. Qu’on se rééduque librement à ne plus l’aimer, cette obéissance aveugle et peureuse qu’on nous a fait aimer depuis qu’on est gosse. Il faut tuer en nous au plus profondément ce désir de servilité et d’obséquiosité, et bannir l’idée que ce sont les seules récompenses vraiment désirables dans notre vie. Pas de miettes. Pas de soumission.

Quelque chose pour moi de décisif est donc arrivé grâce à vous ce mois de novembre : des humains libres, des citoyens martiniquais ont tenu tête et corps à l’autorité incarnée dans tout ce décorum fantoche, mi-grotesque mi-grand guignol. Sérieusement ? Un préfet se pensant de droit divin un verre à cocktail à la main va sérieusement éconduire en 2024 des humains libres qui savent qu’il n’y a pas sur terre d’inférieur ni de supérieurs de nature comme on congédie des mendiants inopportuns ? Ces gens-là vivent en 1635, et pensent qu’ils ont un sang d’une autre couleur que le nôtre. Tout bleu à l’intérieur, tout vêtus de blancs à l’extérieur, ils ont la bureaucratie patriote et la vanité facile. Mais les baudruches préfectorales ça se dégonfle rapidement quand on les pique, et là le bougre a été piqué. Il a fait un saut dans le temps et a dû se rendre compte qu’il n’était pas l’envoyé de Dieu sur terre, et qu’il était juste un ensemble de tendons, de muscles, de chair, qui mange, pisse et chie comme n’importe quel autre être humain. Toujours assis sur son cul bonhomme, aussi haut que tu penses être ! Et c’est dommage qu’une cohorte de domestiques et de laquais te confortent dans cette pensée fallacieuse. Il t’a traité comme un laquais et tu lui as répondu en homme libre, et à voir la manière dont il s’est emporté, crois-moi il n’était pas préparé à cela, et là il a eu peur.

Et c’est ça l’émancipation : la peur change de camp, les maîtres se chient dessus, et se rendent compte dans un tressaillement d’effroi que derrière leur costume leur médaille et leur pouvoir, ils sont des corps qui chient, pas plus fort que des autres corps. Avec un sentiment de vertige, il a du se rendre compte que tout son pouvoir (mais c’est la nature de tout pouvoir que de ne pouvoir fonctionner qu’avec l’approbation extorquée de celui sur lequel il s’exerce, c’est un fondement bien versatile) ne tient que sur la domination psychique du peuple. Sur du vent en fait. Sur des contraintes psychiques et grâce à beaucoup de peur produite et entretenue, depuis décembre 1959 et mai 1967 et tant d’autres dates, beaucoup d’idéologie et d’abstractions, une bonne dose de complicité coupable, mais au fond, vraiment pas grand chose. Pascal déjà le disait : toute cette pompe, toute cette autorité, c’est de l’arbitraire pur qu’on a revêtu des habits dorés de la justice, mais le jour où le peuple s’en rend compte, et ben voilà, le roi est nu. Là, le préfet était tout nu, malgré son joli petit costume sorti du pressing. Tout nu dans sa corporéité, et laid, comme seuls sont laids les oppresseurs qui ont peur et qui commencent à comprendre que leur règne s’effrite.

Cela personne ne pourra vous l’enlever, et je te le redis : c’est pour ça que le vie vaut d’être vécue : « — Ô gentilshommes, la vie est courte ; — mais, employés lâchement, ses courts moments seraient encore trop longs, — quand même, à cheval sur l’aiguille d’une horloge, — la vie s’arrêterait au bout d’une heure. — Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois ; — si nous mourons, il est beau de mourir, quand des princes meurent avec nous ! — et quant à notre conscience, toute prise d’armes est légitime — quand le but en est équitable !  » Shakespeare l’écrivait déjà, et bien sûr ! À quoi bon vivre si ce n’est pas pour marcher en chantant et en dansant sur la tête des rois ?

Pour quoi d’autre sinon ? Il y a plus de joie et de beauté dans ce que vous avez fait que dans tout ce qu’une vie de consumérisme stérile pourra jamais nous procurer : franchement, qu’est-ce que pourrons jamais nous apporter des grilles-pains bas de gamme, des voitures connectées et des écrans plasma de plus en terme de jouissance et de sentiment de respect de soi que cela ? Est-ce qu’au soir de notre vie on repensera à toutes ces bonnes promos qu’on a chiné dans le catalogue Hayot ou Despointes ? Non. Certainement pas. Ce qui restera ce sera les moments de lutte, les instants où notre liberté et de dignité on été plus que des mots. Ça c’est la joie, sentir que les entraves qu’on a accumulé au cours des ans et des résignations craquent sous la poussée de quelque chose de plus fort, de plus juste, de plus beau. Vouloir libère, et se libérer c’est avant tout vouloir en acte être libre. Bravo à vous et merci pour ce rappel. On a beau essayé de s’abrutir collectivement (et pour le coup, on est généreusement aidé à le faire), il y a des sentiments qui ne trompent pas, qui ne peuvent pas tromper et qui ne tromperont jamais même le plus aliénés des obséquieux aliénés : il n’y a rien de plus beau que la dignité humaine en acte, et rien qui vaille la peine de vivre sinon que de lutter pour la justice et la liberté. Cela vous l’avez montré, raccrochez-vous-y dans les moments difficiles, et soyez convaincus que si vous l’avez fait, d’autres peuvent le faire.

Alors c’est certain, ça prendra du temps. Beaucoup, beaucoup, beaucoup de temps et énormément d’efforts, d’éducation, de discussions, de critiques, d’emportements, d’échecs aussi. Comme il a fallu — encore une fois ce n’est qu’une question de mécanique — beaucoup, beaucoup de violence, de cruauté, de vexations, de viols, de spoliations, de coups de fouet, de châtiments, pour briser le corps et les esprits de peuples entiers réduits à l’esclavage afin de les démouner aussi radicalement, aussi inhumainement. Tu sais quand je relis Peaux noires masques blancs, ou je te le conseille également si tu ne l’as pas lu, le livre d’Albert Memmi sur le double portrait du colonisé et du colonisateur, je me dis que les luttes des anciens n’ont pas été menées à leur terme : trop d’obséquiosité, trop de respect ou d’amour du chef encore, trop de servitude volontaire, trop d’amour pour la consommation et l’ostentation, trop peu de conscience politique chez nous. Pour plein de raisons. Qu’il faut assez urgemment à mon avis mettre au clair pour se regarder en face et arrêter de se mentir collectivement. Pour arrêter de servir des maîtres au détriment de nous-mêmes et de nos enfants. Pour arrêter de troquer des miettes et des susucres contre notre dignité.

Et encore une fois, il ne faut pas culpabiliser, loin s’en faut : il ne peut pas en être autrement avec l’histoire que l’impérialisme, le colonialisme et l’esclavagisme ont imposé. Mais on peut, c’est cela la liberté, même depuis les tréfonds de l’oppression mentale et politique, se soulever. Et c’est parce que les dominants le savent qu’ils déploient autant d’efforts pour étouffer la moindre étincelle, le moindre brasier de dignité en nous : cette année tu sais on commémore les 70 ans du début officiel de la guerre d’Algérie. Décidément l’histoire officielle française est bien sélective : l’Emir Abdelkhader avait combattu l’impérialisme français presque un siècle auparavant, avant d’être maltraité et brisé, déporté par les autorités coloniales. Quelques temps avant que notre camarade Tein soit déporté à Mulhouse loin de sa terre ancestrale spoliée c’était — la gestion coloniale des autochtones est vraiment d’une continuité exemplaire — les Algériens révoltés qu’on déportait en Nouvelle-Calédonie. Et bien, j’ai écouté récemment dans une émission de radio les voix des Fellagahs qui racontent comment ils ont rejoint le maquis : ce sont des anciens maintenant et ils disent tous le Maquis, car oui, l’armée française à l’époque agissait très strictement en Algérie comme les Nazis même que les résistants et les troupes coloniales avaient vaincu en France en sacrifiant leurs vies : camps d’internement, largage de napalm que le général Aussaresses avait dans une note ordonné d’appeler « bidons spéciaux », tirs à vue sur des enfants depuis des avions, exactions, viols, tortures systématiques, exécutions de Larbi ben M’hidi déguisé en suicide. Et ben ces voix, elles viennent d’ailleurs et pourtant je n’ai pas pu m’empêcher de penser que ces gens là étaient de ma famille, et qu’avec une dignité qui vraiment m’a mis les larmes aux yeux, ce qu’ils disent me rend fier d’être humain. Et c’est pas tous les jours qu’on entend des voix qui rendent fiers d’être humain. Prends le temps de les écouter, si jamais tu as un coup de mou, c’est l’émission LSD de France culture de la semaine dernière, ça chauffe le coeur comme seul peut le faire un autre humain digne qui se bat pour le respect de sa valeur et pour la liberté de son peuple.

Je ne crois pas qu’il y ait de raisons de penser, en tout cas ce ne peut pas être une hypothèse tactique qui fonctionne, que les dirigeants capitalistes et néo-coloniaux français se comportent d’une autre manière que leurs aïeux à eux : la réalité du continuum colonial du maintien de l’ordre est établi scientifiquement, par Laurent Bonnelli, Muchielli et tant d’autres études précises et détaillées. La BAC qu’on vous envoie, c’est celle-là même que le préfet de sinistre mémoire Bolotte avait créé, lorsqu’après avoir orchestré les massacres de mai 1967 et désigné Jacques Nestor à un tireur embusqué pour qu’il l’abatte, il avait été nommé préfet en Seine saint-Denis, pour poursuivre son oeuvre de dressage des populations immigrées issues de la colonisation, cette fois-ci dans l’Hexagone. Face aux forces de l’ordre, il existe un certain nombre de techniques, de tactiques qui permettent de déjouer, en partie, leurs tentatives, leurs violences, les mutilations qu’elles n’hésiteront pas à vous infliger, en sachant pouvoir jouir de l’impunité totale qui caractérise leur exactions : ni Adama Traoré, ni Zihed et Bouna, ni Angelo, ni Steve, ni tous les autres Gilets jaunes n’obtiendront justice, puisque c’est la police qui les a tué, et que la justice d’un régime autoritaire et policier ne peut qu’avaliser les actes d’une police dont elle est strictement dépendante.

Protège-toi, Protégez-vous, pas de martyrs. Parce que le rapport de force technique est inégal : inégal et asymétrique ne voulant pas dire impossible à renverser, ou à exploiter stratégiquement : des tactiques existent, que des camarades d’ici ou d’ailleurs vous en avez déjà éprouvées certaines, qui pourraient fonctionner.

Camarade, la liste de ce que je souhaiterais t’écrire est trop longue pour une simple lettre, alors je te le redis : de Guadeloupe, un camarade que tu ne connais pas t’apporte tout son soutien moral et toute son amitié, et te remercie pour ce que tu et vous avez déjà fait, avec tous les camarades du RPPRAC, pour notre dignité : rien de plus beau que des femmes et des hommes qui luttent debout contre l’injustice, le mépris, l’autoritarisme, l’oppression et l’exploitation. Rien de plus à même d’allumer en chacun et chacune de nous, derrière les vomissures médiatiques des médias d’État réactionnaires et des gueules fascistes puantes au garde-à-vous, une étincelle de dignité que nous n’aurions jamais du laisser s’éteindre. Le passé immédiat n’est pas riche en victoires, c’est donc vers l’avenir qu’il faut nous tourner, et prendre collectivement notre revanche sur les défaites passées : la pression du totalitarisme sanitaire pendant le Covid, la violence judiciaire et la brutalité policière pendant les Gilets jaunes, la loi Travail, la réforme des retraites et BORDEL ! Et toutes ces luttes que nous n’avons pas su gagner. Pas encore. Simplement, pas encore. Mais bientôt parce que c’est une question de vie ou de mort.

Je pense qu’on passe à côté de l’essentiel si on ne comprend pas que nous sommes à un point de bascule décisif, littéralement une crise pendant laquelle ou bien l’organisme survit ou bien périt : de Gaza à Nouméa, de Fort-de-France au Chiapas, de Pointe-à-pitre jusqu’à Notre-Dame-des Landes, il faut inventer des solidarités nouvelles à même de faire face aux alliances objectives de tous les oppresseurs qui, eux, ne connaissent pas de frontières ni de limites. Steve Bannon conseille Trump et vient donner des leçons tactiques au FN, les groupes békés sont autant à l’aise chez eux à Jarry qu’à l’Elysée, Bolloré exploite les ressources de l’Afrique et pollue l’esprit des français : il faut que nous posions urgemment la question : comment faire pour résister à ce complexe capitalisto- autoritaire sans frontières, sans vergogne, sans honneur, sans respect pour l’humanité ?

Je te quitte avec ce poème de Brecht que j’aime beaucoup, qu’avec mes amis et camarades nous avions découvert pendant notre première lutte sérieuse, il y a déjà un petit bout de temps de cela. Et où nous avions commencé à comprendre que rien, strictement rien de beau, de libre, d’exaltant ou de désirable dans cette vie et ce monde ne nous sera octroyé gentiment de la part de nos maîtres. Où, grandes ornières de gens ensembles passés sous silence, nous avons compris qu’il faudra se battre, faire des sacrifices, prendre des coups, prendre des peines en correctionnelle, se faire gazer, se faire intimider chez soi par des RG, se faire insulter par des ministres corrompus, se faire traiter de preneurs d’otages, d’incendiaires, de quasi-criminels pour espérer pouvoir l’arracher, cette liberté qui seule vaut la peine. Je te l’offre avec toute mon amitié comme un viatique qui m’a soutenu pendant des moments difficiles, pendant des luttes que j’ai perdu, comme j’espère qu’il saura te soutenir et vous soutenir tous dans ces rudes mais beaux moments qui vous et nous attendent. Ne lâchez rien, continuez d’être aussi forts et dignes que vous l’avez été, votre lutte nous inspire, nous éclaire, et surtout nous oblige :

« Quand ceux qui luttent contre l’injustice Montrent leurs visages meurtris Grande est l’impatience de ceux Qui vivent en sécurité.

De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils Vous avez lutté contre l’injustice ! C’est elle qui a eu le dessus, Alors taisez-vous

Qui lutte doit savoir perdre ! Qui cherche querelle s’expose au danger ! Qui professe la violence N’a pas le droit d’accuser la violence !

Ah ! Mes amis Vous qui êtes à l’abri Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ?

Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus L’injustice passera-t-elle pour justice ? Nos défaites, voyez-vous, Ne prouvent rien, sinon

Que nous sommes trop peu nombreux À lutter contre l’infamie,

Et nous attendons de ceux qui regardent Qu’ils éprouvent au moins quelque honte »

Bien à toi,

Un camarade Guadeloupéen

[1] Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens.

https://lundi.am/Lettre-au-camarade-Rodrigue-Petitot-et-a-tous-les-Martiniquais-e-s-qui-luttent

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