5 novembre 2024 par Olivier Petitjean (Observatoire des multinationales)
Des entreprises françaises, y compris publiques, ont versé en tout plusieurs centaines de milliers de dollars au profit des campagnes électorales de plusieurs candidats républicains de l’aile la plus extrémiste et conservatrice du parti.
Publié dans Démocratie
- Temps de lecture :10 minutes
Cet article est publié dans le cadre de notre partenariat avec Observatoire des multinationales.
L’élection de ce 5 novembre aux États-Unis décidera non seulement du nom du prochain locataire de la Maison Blanche, mais également de la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants.
La campagne qui s’achève a été ponctuée par les surenchères de Donald Trump dans les discours ouvertement racistes et misogynes et par des appels plus ou moins feutrés à la violence politique pour intimider ses adversaires, réveillant le spectre de l’attaque du Capitole du 6 janvier 2020 par des partisans de l’ancien président. La campagne a aussi été marquée par l’acceptation croissante de ce type de discours, désormais considérés et traités comme « normaux » par une partie importante des médias et de la population américaine.
L’attitude des milieux d’affaires reflète cette normalisation. Si une bonne partie de l’élite économique avait parié sur Hillary Clinton plutôt que sur Donald Trump en 2016, elle a très bien su s’accommoder de la politique mise en œuvre par ce dernier, notamment en matière de baisse des impôts. À l’inverse, les mesures prises par l’administration de Joe Biden pour tenter de rééquilibrer quelque peu le partage des richesses dans le pays, et sa position plus agressive en matière de lutte contre les monopoles dans le numérique et au-delà, n’ont pas été à leur goût.
Financer les projets de dérégulation radicale
Si tous les soutiens traditionnels du Parti démocrate n’ont pas été jusqu’à choisir ouvertement Trump, ils se sont largement détournés de Joe Biden, et son remplacement par Kamala Harris n’a que partiellement changé la situation. Les appuis de cette dernière, comme le milliardaire Mark Cuban, poussent à ce qu’elle revienne sur un positionnement plus centriste et « pro-business », avec pour risque d’aliéner une partie de l’électorat démocrate de gauche comme cela avait été le cas en 2016. Une bonne partie de l’establishment économique semble adopter une position de prudence et d’expectative, mettant sur le même plan les deux candidats. En témoigne la décision de Jeff Bezos, ancien patron d’Amazon, d’empêcher le Washington Post, dont il est aujourd’hui propriétaire, de soutenir officiellement la candidature de Kamala Harris, comme sa rédaction s’apprêtait à le faire.
Cette tiédeur ne donne que davantage de relief à l’activisme de certains soutiens de Donald Trump, à commencer par Elon Musk, le patron de Tesla, SpaceX et X (ex-Twitter). En plus de mener ouvertement campagne en personne, le milliardaire finance les équipes de Donald Trump et des groupes menant des campagnes de désinformation dans les États clés du scrutin. En cas de succès du candidat républicain, Musk doit présider une commission chargée de rendre le gouvernement fédéral plus « efficient » – autrement dit d’effectuer des coupes claires dans les ministères et les agences et dans les régulations qu’elles sont chargées d’appliquer. Il aurait ainsi sous sa coupe des autorités publiques dont dépendent la fortune de ses entreprises (comme la Nasa pour Space X) et d’autres avec lesquelles il est actuellement en conflit [1]. Ce projet de dérégulation radicale rejoint celui qui est formulé dans le « Project 2025 » de la Heritage Foundation, membre du réseau Atlas, qui se veut le programme politique d’une future administration Trump.
Sanofi pro-Républicains
Comme l’Observatoire des multinationales l’avait fait lors de scrutins précédents, nous nous sommes penchés sur les financements politiques des filiales de groupes français aux États-Unis, sur la base des données compilées par OpenSecrets [2]. Les sommes des groupes français en jeu sont évidemment plutôt modestes par rapport à celles qui ont été débloquées par les géants américains comme ExxonMobil ou Alphabet, la maison mère de Google. Il n’en reste pas moins que, même en se concentrant sur l’argent transitant par les « political action committees » (PACs), des entreprises françaises ont bien versé de l’argent à des candidats au Sénat ou à la Chambre des représentants, en privilégiant souvent le camp républicain.
Dans de nombreux cas, ces financements ont même été destinés à des hommes ou femmes politiques de la faction la plus extrémiste du Parti républicain, qui contestent encore aujourd’hui la légitimité du scrutin de 2020 et ont refusé d’en entériner officiellement les résultats. Alors que tout porte à croire que Donald Trump et ses partisans contesteront leur défaite si Kamala Harris était déclarée gagnante après le 5 novembre, ces candidats pourraient être amenés à jouer un rôle clé dans le sort de la démocratie américaine au cours des prochaines semaines.
Qui sont les groupes français concernés ? Celui qui arrive en tête de la liste ne devrait pas être une surprise tant il est désormais, au moins dans la tête de ses dirigeants, davantage américain que français : le géant de la pharmacie Sanofi. Son PAC a déclaré à ce jour pour 409 000 dollars de contributions à des campagnes électorales, en majorité pour des Républicains. Il a par exemple donné 30 000 dollars à chacun des comités nationaux républicains pour le Sénat et le Congrès, et financé les campagnes de multiples candidats qui ont refusé de reconnaître le résultat des élections de 2020, comme John Joyce Lloyd Smucker, Guy Reschenthaler et Mike Kelly de Pennsylvanie, Buddy Carter en Géorgie, Jason Smith dans le Missouri, Richard Hudson et Greg Murphy en Caroline du Nord. Une orientation politique plutôt trumpiste qui s’explique peut-être par la volonté affichée par Joe Biden et son administration de limiter le prix des médicaments dans le pays.
À quoi jouent les filiales d’entreprises publiques françaises
Une autre catégorie d’entreprises françaises, plus inattendue, se distingue également par ses financements politiques : les groupes à capitaux publics comme Airbus, EDF, Engie et Thales. Le premier, contrôlé conjointement par la France, l’Allemagne et l’Espagne, affiche 276 000 dollars de contributions, dans leur immense majorité en faveur de Républicains. Selon l’organisation Donations and Democracy, le PAC d’Airbus US a soutenu pas moins de 28 candidats républicains qui ont voté contre l’approbation des résultats de l’élection de 2020. Sur les six candidats qui ont chacun bénéficié de la somme maximale versée (10 000 dollars), cinq ont refusé de reconnaître officiellement la défaite de Donald Trump.
Le political action commitee d’EDF aux États-Unis, où le groupe est surtout présent dans le secteur des énergies renouvelables, a versé 151 800 dollars de contributions, à 58 % pour des candidats démocrates. On trouve néanmoins parmi les bénéficiaires de cette générosité de l’entreprise publique des Républicains alignés sur le déni électoral trumpiste comme Bob Good (Kansas) ou Ben Cline (Virginie), ainsi qu’un versement de 10 000 dollars au comité national républicain pour le Sénat.
Le constat est le même chez Thales – qui affiche 54 500 dollars de financements politiques, à égalité entre Républicains et Démocrates, mais avec des bénéficiaires comme John Carter (Texas), Frank Lucas (Oklahoma), Guy Reschenthaler (Pennsylvanie) ou Scott Franklin (Floride) – ou Engie, avec 27 000 dollars de financements dont les bénéficiaires incluent Jason Smith (Missouri) – qui avait notamment voté contre l’aide financière et militaire à l’Ukraine – ou Jeff Duncan (Caroline du Sud), opposé au droit à l’avortement, hostile à la lutte contre les discriminations à l’école ou aux mesures pour limiter le réchauffement climatique. Dernier groupe concerné : Orano (ex-Areva), dont le PAC déclare seulement 2500 dollars de dons, à Chuck Fleischmann du Tennessee, soutenu également par EDF, qui a lui aussi voté contre l’approbation du résultat des élections de 2020.
Hors de la sphère publique, un autre groupe français se distingue : Pernod-Ricard consacre près de 63 000 dollars de financements via son PAC, à 78 % pour des Républicains dont plusieurs ont refusé de reconnaître le résultat des élections de 2020 : Carol Miller (Virginie de l’Ouest), Jodey Arrington (Texas), Tom Cole (Oklahoma), Garret Graves (Louisiane). Idem dans une certaine mesure pour Air Liquide, dont le PAC déclare 21 000 dollars de financements, à 83 % pour des Républicains. Parmi les autres groupes du CAC40, seuls ArcelorMittal et TotalEnergies semblent avoir mis en place un PAC, pour des sommes négligeables [3].
Le reflet des préférences des dirigeants d’entreprises ?
Lorsqu’elles sont montrées du doigt pour ce type de contribution politique, les entreprises concernées se défendent généralement en faisant valoir qu’il ne s’agit pas de financements directs de leur part, mais de dons de leurs employés transitant par une structure certes liée à l’entreprise, mais indépendante d’elle. En réalité, la constitution d’un « political action committee » est décidée par l’entreprise, qui a le pouvoir de désigner les personnes qui décideront à qui seront destinés les dons. Ce sont généralement les dirigeants de l’entreprise qui apportent les contributions financières. Les deux principaux donateurs au PAC d’EDF sont ainsi Tristan Grimbert, PDG de la filiale américaine, et Jim Peters, le vice-président en charge du financement des projets. Son trésorier est Virinder Singh, responsable des affaires législatives et de régulation – autrement dit lobbyiste en chef de l’entreprise à Washington.
Inversement, les contributions directes ne sont que l’une des manières pour une entreprise ou un homme d’affaires de peser sur des campagnes électorales. Les PACs ont en effet l’inconvénient d’être soumis à des obligations de transparence. Il est possible de contourner cet obstacle en faisant transiter l’argent par des structures plus opaques et en dirigeant l’essentiel des fonds vers des entités comme les « Super PACs ». Ces dernières, qui interviennent dans des campagnes, mais sans lien formel avec un candidat, sont souvent utilisées pour les campagnes de dénigrement ou de désinformation. Elles sont l’un des instruments d’influence privilégiés des milliardaires dans la politique américaine. Elon Musk a d’ailleurs créé le sien cette année. Une autre manière pour des entreprises de rester discrètes sur leurs soutiens est de faire transiter les financements via des associations sectorielles d’entreprises, comme PhRMA qui regroupe toutes les multinationales du médicament, dont évidemment Sanofi. PhRMA a déclaré à ce stade 550 000 dollars de contributions financières pour la campagne 2024 et a également financé la Heritage Foundation, l’organisation ultraconservatrice derrière le « Project 2025 ».
Sur le même sujet
- « Trump dénigre les travailleurs » : les syndicats se mobilisent pour Kamala Harris
- Le camp Trump déjà prêt à contester le résultat en cas de défaite
- Ce réseau libertarien qui veut imposer ses idées en France
Les financements accordés par les PACs de groupes français comme Sanofi, Airbus ou EDF à des candidats républicains extrémistes valent-ils approbation de toutes leurs positions en matière de climat, de droits sexuels, de migration ou de recours à la violence politique ? Dans la plupart des cas, non. Le choix des bénéficiaires reflète surtout une bonne dose d’opportunisme et d’intérêts bien compris. Si Airbus se montre si généreux avec les candidats de l’Alabama et du Mississippi, deux États dominés par les Républicains, cela tient évidemment à la localisation de sa seule usine dans le pays. Mais ces contributions montrent précisément aussi que pour les industriels, quand il s’agit de continuer à faire des affaires, la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas n’existe pas.
Olivier Petitjean (Observatoire des multinationales)
Photo de une : Donald Trump et Kamala Harris sur la chaîne ABC News lors de leur débat du 11 septembre 2024 / © Romain Costaseca (Hans Lucas)
Notes
[1] Voir le bilan des relations entre Elon Musk et les agences fédérales dans cet article du New York Times.
[2] Les données ont été consultées le 30 octobre. Le site OpenSecrets compile les contributions individuelles émanant de personnes déclarant une entreprise comme employeur et les contributions émanant des PACs liés à cette entreprise. Nous nous concentrons ici seulement sur l’argent transitant par les PACs.
[3] Un autre groupe du CAC40 contribuait auparavant de manière significative aux campagnes électorales américaines : Axa. Mais il n’apparaît plus dans les données du fait de la scission de sa principale filiale dans le pays, Equitable.
Commentaires récents