ESSAIS D’HÉRÉSIE

18 octobre 2024

Alors que l’hérésie semble moins facile et moins dangereuse à pratiquer qu’il n’y a pas si longtemps, Luis Andrés Bredlow a identifié « les successeurs de Dieu dans notre monde – l’État et l’Argent, le Travail et le Marché, Le Progrès et le Futur », et tente de « blasphémer » contre quelques unes des manifestations les plus évidentes « du cœur du désordre dominant » : la barbarie urbanistique ; la manie de tout réformer et restructurer en permanence ; la substitution de l’air par son succédané chimique ; la confusion entre le service public et les prestations personnalisées des bureaucraties étatiques ; le fléau du tourisme (qui est le contraire du voyage) ; la condamnation des études à se convertir en une sorte de simulacre du travail à l’usine ; les trafics de substances mortifères et le commerce fondé sur leur prohibition ; le culte démentiel voué à la grande vitesse ; la superstition de la majorité qui prend le nom aujourd’hui de démocratie ; la civilisation et l’assimilation des traditions populaires vivantes au spectacle des identités culturelles.

LE CULTE DE LA LAIDEUR
Soucieuse de fonctionnalité et d’utilitarisme, la nouvelle esthétique urbaine s’embarrasse peu de considérations esthétiques. Pourtant, on se doit d’être « frappé d’admiration devant cette si grande beauté convulsive du progrès », sous peine de passer pour rétrograde, nostalgique du passé. L’auteur soutient toutefois que, « utiles, ajustées à leur fin et belles par là-même, ainsi étaient les maisons que, depuis des temps immémoriaux, les gens se construisaient pour y vivre ; utiles étaient les rues qui servaient à se promener, à se rencontrer et à prendre le frais en soirée ; utile était le verger entre la maison et celle du voisin, qui offrait poires et pommes en même temps qu’il offrait délectation à la vue et terrain de jeux aux enfants : utilités que ne peut remplacer aucune installation de supermarchés de fruits importés, combinée à des programmes de voyages télévisuels et à des espaces avec balançoire et toboggan dédiés aux petits citadins où ils apprennent à jouer à ce à quoi on leur demande de jouer. La si décriée architecture moderniste et historiciste, avec tout son feuillage et sa pâtisserie ornementale, était, bien souvent, infiniment plus fonctionnelle que le désastre des constructions fonctionnalistes que nous subissons depuis plus d’un demi-siècle. »
Luis Andrés Bredlow soutient que « la désolante laideur des nouvelles conglomérations » ne résulte pas de « la seule mesquinerie du calcul des coûts et des bénéfices », mais d’une recherche délibérée de « souffrance et de renoncement dans le renoncement et le sacrifice », fondements de la vertu : « Au lieu de mettre à la portée de tous la vie douce et les loisirs cultivés des enfants de la bourgeoisie (ce que les formidables avancées des machines avaient déjà rendu possible sans difficulté majeure), il fallait soumettre tout le monde sans exception à la même fatigue et à la même tristesse routinière du travail, pour que tous fussent égaux devant Dieu (c’est-à-dire devant l’argent, qui est le Dieu de notre monde). »
« Les ostentatoires édifices du pouvoir des banques et des grandes entreprises, des gouvernements et des tribunaux de justice, pour ne rien dire des théâtres, musées et hôtels de luxe des élites privilégiés » durent aussi adopter « ce que la brutalité dévergondée des fascistes fut face aux bonnes manières et à l’hypocrite pudeur de la vieille bourgeoisie : la manifestation ouverte de la violence et du mépris de la vie ».
Il invite tout d’abord à refuser « d’appeler “maisons“ ou “habitats“ les alvéoles de ruche et les cabinets-chambre à coucher unifamiliaux avec cuisine-salon encastré », refuser d’habiter en de tels lieux, refuser d’acheter des automobiles qui justifient le tracé de nouvelles autoroutes, et de construire soi-même « la petite maison à la mesure de [ses] besoins et même de [ses] rêves », rappelant que le secret des rives de la Méditerranée réside « dans le fait que ces lieux furent construits par les gens même qui allaient y habiter, avec leurs pauvres moyens, sans urbanistes, architectes ou entreprises promotrices pour leur faire obstacle ».

RÉFORME, NON MERCI
Il dénonce aussi l’ « acharnement maniaque », « l’impérieuse nécessité de tout réformer constamment, d’innover et de moderniser n’importe quoi », qui ne consiste en réalité qu’à « réduire à un travail, à du temps vide, à un éternel futur ce qui, peut-être, pouvait être vie qui ne se planifie pas et ne se vend pas » : « Ce qui ne saurait être permis, en définitive, c’est que l’habitude et l’ingéniosité des gens ordinaires, ou simplement le cours des choses, résolvent d’eux-mêmes les problèmes pour la résolution desquels on suppose que les institutions et les entreprises sont là, ou pour le dire avec plus de vérité, résolvent les problèmes (et s’il n’y en a pas, il faut les inventer) qui sont là pour que les institutions et les entreprises aient quelque chose à faire. »

AIRS DE PROGRÈS
Il s’en prend également à… l’air conditionné, emblèmatique, selon lui, de « l’idiotie dominante ». « La base implicite du consensus progressiste – part delà toute adhésion politique – est évidente : ce qui ne coûte pas d’argent, ce qui est proverbialement gratuit comme l’air que l’on respire (depuis toujours dangereux résidu communiste au beau milieu de la société de libre marché), ce qui n’est pas produit du travail ou d’un procédé institutionnel, bref, ce qui n’est pas l’objet d’achat–vente, ne vaut rien, n’a pas le droit d’exister. » Ainsi se réjouit-on surtout de disposer d’un « appareil ultra-moderne, qui est précieux puisqu’il coûte de l’argent, consomme du travail et est le fruit d’une décision planificatrice », et non pas de possiblement mieux respirer. « On ne consomme plus autre chose que de la consommation. »

L’ÉTAT CONTRE LE PUBLIC, LE PUBLIC CONTRE L’ÉTAT
La tromperie qui consiste à qualifier de public ce qui est à l’État, n’échappe pas aux foudres de l’auteur, rappelant qu’est public ce qui est librement accessible à n’importe qui, de manière gratuite ou pour le moins à un prix minime, sans réglementation ni surveillance autrement que ce qui est requis pour garantir son fonctionnement.

L’ESCROQUERIE DU TOURISME ET LA DÉCADENCE DU VOYAGE
Le tourisme, contrairement au voyage, empêche l’expérience de toute découverte, ne serait-ce que celle de la nourriture des « gens du lieu », au-delà des « plats typiques », ou celle de la conversation avec l’effort d’apprendre plus de quatre mots de la langue du pays. « Partager la table et la conversation étaient, depuis toujours, les gestes coutumiers qui entérinaient l’accueil de l’étranger, en lui octroyant la condition d’hôte et non de simples intrus ; le touriste, en dédaignant cette élémentaire communauté humaine, démontre qu’il ne descend pas de l’hôte, mais de l’envahisseur. »
Par ailleurs, l’uniformisation en marche a converti la superficie entière de la planète (mêmes aéroports, etc). Luis Andrés Bredlow montre aussi comment le tourisme est devenu un travail, avec sa recherche « du rendement et de la vitesse sur les pistes de parcours des monuments et des musées ». Il souligne également la contradiction que trahit cette fuite désespérée « de l’infinie tristesse et désolation de ces conglomérats urbains ou suburbains de blocs d’appartements, de quatre voies et de supermarchés dont ils tentent d’échapper à n’importe quel prix afin d’arriver à n’importe quel lieu qui ne soit pas cela » : « Ainsi, ce mouvement touristique de masse, bien que faisant partie de bout en bout du mensonge dominant, dément aussi à sa manière, et sans le vouloir, le mensonge du bien-être que l’on nous vend. »

COMMENT TRAVAILLE UN PHILOSOPHE ?
Interrogé sur son « travail de philosophe », il rappelle que pour Aristote, la philosophie, la science et la pensée étaient une forme de loisir et de jouissance, de plaisir pur, tout le contraire du travail, conviction partagée par ses contemporains. Celui-ci expliquait aussi qu’il n’y aurait besoin d’ouvriers ni d’esclaves si les machine pouvaient fonctionner d’elles-mêmes (Pol. I, 4). Or ce temps est bien advenu, sans que disparaisse le travail, bien au contraire. Si le Capital doit réduire le travail nécessaire, il est contraint, pour maintenir le processus d’accumulation, d’augmenter « le travail non nécessaire », par la production « de pures inutilités », en convertissant en travail tout ce qui ne l’était pas. « On ne travaille plus pour produire des biens, mais pour que personne ne se souvienne qu’il y avait des choses plus intéressantes à faire. » Ainsi, depuis fort longtemps, les études ne ressemblent-elles plus à des loisirs mais à du travail. « Ce que nous appelons l’éducation, c’est avant tout de tuer cette curiosité insatiable et rebelle des enfants, de leur enseigner à croire que les choses sont comme elles sont qu’il faut les accepter ainsi, et de les convertir de la sorte en personnes adultes et réalistes comme il faut, c’est-à-dire en individus qui ont fait leurs les idées dominantes, que ce soit en les répétant comme des opinions personnelles et propres à chacun, ou que ce soit comme simple foi et croyance en la réalité même. »  « Chacun doit croire qu’il sait comment sont les choses et comment elles doivent être ; parce qu’évidemment celui qui croit qu’il sait déjà ne questionne pas : on questionne parce que l’on ne sait pas ; on apprend parce que l’on ne sait pas. »

DROGUES, ARGENT ET AUTRES POISONS
L’auteur profite d’une invitation à parler des « substances psychotropes » pour dénoncer « le degré véritablement inouï d’hypocrisie et de propension au mensonge avec lequel la question est traitée habituellement, en particulier dans les moyens de propagande du pouvoir dominant » : outre l’amalgame de choses bien différentes derrière un même terme, il explique que le commerce des dérivés chimiques de l’opium représente « la troisième branche de l’économie mondiale en termes de chiffre d’affaires et de bénéfices » : « Le commerce des drogues est un rouage essentiel de l’engrenage du régime que nous subissons, du Capital et des États à son service. » Il est par ailleurs avéré que les prétendues « guerres contre la drogue » ont les mêmes résultats que la prohibition de l’alcool aux États-Unis dans les années 1920 : l’augmentation de la vente et de la consommation.

NOUS NE VOULONS PAS ALLER VERS LE FUTUR
Le Train à Grande Vitesse, « cette imitation de pacotille de l’avion que nous subissons aujourd’hui », lui paraît emblématique de la politique de destruction des services publics, de subventionnement de « l’empire de l’automobile privée » et des « concentration démentielle des populations des grandes agglomérations ». Ce sujet est de nouveau prétexte à analyser le travail, le temps qui est de l’Argent, le fonctionnement du Capital.

RAISONS CONTRE LA DÉMOCRATIE
Blasphème majeur que parler contre la démocratie. Acceptée comme moindre mal en comparaison de la dictature à laquelle elle ressemble pourtant beaucoup, elle n’accorde pas son mot à dire à « ce qu’on appelle peuple ». Luis Andrés Bredlow explique comment « les fameuses libertés démocratiques » sont faites pour que tout le monde fasse ce qui est ordonné, volontairement. Il conteste tout autant « le piège de croire que, puisque cette démocratie que l’on nous vend est manifestement fausse et factice, ce qu’il faut faire, c’est lutter pour que s’établisse la démocratie véritable, populaire ou directe. » La notion même de démocratie est contradictoire puisqu’elle prétend réunir le dêmos, le peuple, et le krátos, le pouvoir, la domination, la violence.
La démocratie parlementaire, c’est l’exercice du pouvoir avec le consentement de la majorité, et la coercition des minorités en désaccord. « Le krátos, le pouvoir, la violence, est toujours et par essence mauvais ; c’est pourquoi l’idéal, l’aspiration des gens d’en bas, en aucun cas, ne peut être la démocratie mais, en tout cas, l’acratie, l’absence de tout pouvoir, de toute violence et contrainte. »

NOTES SUR LA RÉSISTANCE, LA TRADITION ET L’INDIGÉNISME
L’auteur s’intéresse enfin aux mouvements qui naissent « aux marges du Développement » et dont le point commun est la continuité d’un certain mode de vie communautaire relativement peu empoisonné par l’Argent et l’État.

Dans une langue précise, Luis Andrés Bredlow analyse et étrille le Capital et l’État à son service, à partir de différentes thématiques, autant d’angles d’attaque.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

ESSAIS D’HÉRÉSIE
Luis Andrés Bredlow
Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez, avec la collaboration de Marjolaine François
Postface d’Anselm Jappe
168 pages – 14 euros
Éditions Crises et critique – Collection « Sortir de l’économie » – Albi – Mars 2024
www.editions-crise-et-critique.fr/ouvrage/luis-andres-bredlow-essais-dheresie/

http://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2024/10/essais-dheresie.html

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