Brest : les discrètes réparations des navires qui livrent le gaz russe à travers le monde

22 oct. 2024

Crise climatique

Droits humains

Le port de Brest sert de chantier de réparation à des méthaniers qui livrent du gaz russe en Europe et en Asie, d’après l’enquête de Disclose. Ces escales permettent de maintenir à flot des navires qui contribuent à financer la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine.

Le 21 octobre 2024, l’imposante coque bleue d’un tanker de 295 mètres de long quitte la rade de Brest. Trois semaines plus tôt, le méthanier LNG Merak était placé en cale sèche dans un immense bassin du port breton. Au programme des travaux du navire battant pavillon hongkongais : entretien des tuyauteries, vérification des cuves à gaz et des pompes de cargaison, rapporte un article du Télégramme. Ce que le journal omet de préciser, c’est qu’entre les mois de juillet et octobre, ce monstre de plusieurs milliers de tonnes n’a qu’une seule et unique mission : s’approvisionner en gaz naturel liquéfié (GNL) auprès du terminal gazier russe Yamal LNG, avant de livrer sa précieuse marchandise en Europe et dans le monde. 

L’information est pourtant loin d’être anodine : situé dans l’océan Arctique, le site de Yamal est détenu par Novatek, une société appartenant à des oligarques russes proches de Vladimir Poutine — l’un d’eux, Guennadi Timtchenko, fait l’objet de sanctions de l’Union européenne. Novatek apparaît comme l’une des mannes financières du président russe pour financer sa guerre d’invasion de l’Ukraine, comme Disclose l’a détaillé dans une précédente enquête. Rien qu’en taxes, la plateforme gazière Yamal LNG a rapporté 3,74 milliards d’euros au gouvernement russe en 2023, selon les calculs de l’ONG belge Bond Beter Leefmilieu. 

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Le LNG Merak n’est pas le seul méthanier desservant principalement Yamal LNG à s’être arrêté à Brest depuis l’invasion de l’Ukraine, en février 2022. D’après des données maritimes analysées par Disclose avec l’aide de l’Institute for Energy Economics and Financial Analysis (IEEFA), neuf autres mégatankers ont profité des services du chantier naval breton en l’espace d’un peu moins de deux ans. Parmi les dix bateaux ayant fait des réparations à Brest, huit sont des navires brise-glaces spécialement construits pour desservir Sabetta, le port du terminal de Yamal LNG. Ils sont capables de percer les épaisses couches de glace qui l’entourent entre novembre et juin. 

Autrement dit, sans ces brise-glaces, le gaz resterait bloqué en Sibérie en hiver. Il ne pourrait pas non plus traverser le cercle arctique pour être livré en Asie. Et Vladimir Poutine devrait s’asseoir sur un trésor de plusieurs milliards d’euros. L’un de ces fameux brise-glaces, le Nikolay Urvantsev, a précédé le LNG Merak dans le port de Brest, où il est resté trois semaines entre fin juillet et début août. Avant de reprendre sa route vers Yamal, le Nikolay Urvantsev, qui tire son nom d’un explorateur russe du début du XXème siècle, a notamment remis en état son système de propulsion.

Brest, un site hautement stratégique 

L’accueil de ces titans des mers dans un port français n’a rien d’anecdotique, comme le résume Ana Maria Jaller-Makarewicz, analyste à l’IEEFA : « Alors que l’Union européenne cherche à réduire sa dépendance à l’égard des énergies fossiles russes, le chantier naval français facilite les expéditions russes de GNL en assurant la maintenance des méthaniers qui transportent le combustible depuis Yamal ».

Pour les méthaniers venus de Russie, la possibilité d’effectuer des réparations dans le port français est hautement stratégique. Ce que confirme à Disclose Hervé Baudu, professeur à l’École nationale supérieure maritime : « Si aucun port comme celui de Brest ne leur était accessible en Europe, ces méthaniers devraient faire d’importants détours, parfois jusqu’en Asie, afin de trouver d’autres chantiers capables de s’occuper de méthaniers de leur calibre ». À l’image de la Malaisie et Singapour, qui disposent de chantiers adaptés. Or, selon lui, un trajet pour la réparation d’un tanker entre Yamal et Brest représente environ six jours de navigation, contre 25 jours, en été, pour un trajet entre Yamal et Singapour et jusqu’à 50 jours en hiver. Le coût d’un brise-glace étant d’environ 100 000 dollars par jour, le surcoût pour une réparation à Singapour au lieu de Brest serait donc compris entre 1,9 et 4,4 millions de dollars par navire.

En cas d’urgence, « l’impact serait encore plus important », assure Denis O’Donnell, ancien capitaine du Eduard Toll, l’un des méthaniers qui s’approvisionnent à Yamal LNG. Surtout durant les mois d’hiver, explique-t-il à Disclose : « Si les azipodes [système de propulsion sous-marine] sont endommagés en février ou en mars, le navire ne peut tout simplement pas emprunter la route maritime qui va du nord de la Russie vers l’Asie ».

À partir de mars 2025, le Nikolay Urvantsev, tout comme le Vladimir Voronin, le Eduard Toll ou encore le Nikolay Yevgenov auront interdiction d’utiliser des ports de l’Union européenne pour stocker le GNL russe et le réexporter à travers le monde. En revanche, ils pourront continuer, en toute légalité, à être réparés et entretenus à Brest. Mais aussi au Danemark, dans le port d’Odense, où ces brise-glaces ont également leurs habitudes. Ces bateaux sous pavillon grec, japonais, chinois ou des Bahamas, ne font — à l’heure actuelle — l’objet d’aucune sanction de la part de l’UE.

Damen, un groupe néerlandais à la manœuvre

À Brest, la maintenance de la flotte de Yamal est prise en charge par le groupe Damen. Sur place, cette société néerlandaise réputée pour son savoir-faire en matière de construction de navires de guerre, dispose de trois cales sèches qui « permettent au chantier d’accueillir presque tous les navires du monde », vante la société sur son site internet. « À chaque fois, il faut compter environ deux semaines d’entretien, détaille à Disclose un ancien salarié de l’antenne brestoise du groupe Damen, qui emploie près de 180 personnes. Cela comprend les travaux de mécanique sur le moteur, l’éventuel remplacement de pièces endommagées par des chocs, l’inspection des cuves ».

Des navires en réparation sur les chantiers navals de la société Damen, à Brest, en avril 2023. Crédit : Google Earth.

Damen a noué depuis longtemps des liens étroits avec la Russie : le groupe, qui revendique un chiffre d’affaires de 3,1 milliards d’euros en 2023, a notamment bénéficié de nombreux contrats avec des ports russes pour fabriquer des navires-remorqueurs. Avant la guerre, il comptait aussi parmi ses clients de riches hommes d’affaires du pays. À l’instar d’Oleg Tinkov, le fondateur d’une banque russe placée sous sanctions de l’UE, qui, en 2020, a acheté au groupe néerlandais la Datcha, un yacht de luxe de 77 mètres de long. Deux ans plus tard, en 2022, les Pays-Bas ont décidé de suspendre les livraisons de yachts destinées à des clients russes. La réaction de Damen ne s’est pas fait attendre : l’entreprise a porté plainte contre le gouvernement des Pays-Bas, fin 2023, en vue d’obtenir un dédommagement.

En accueillant des navires en provenance du terminal gazier de Yamal LNG, la société néerlandaise facilite les exportations de GNL russe, qui sont cruciales pour financer la guerre de Vladimir Poutine. « Cet exemple illustre parfaitement comment, en l’absence d’interdiction des importations de gaz russe à l’échelle de l’UE et d’actions nationales de la part des États membres, les entreprises européennes continuent de jouer en faveur de Novatek et d’aider les amis de Poutine à le maintenir à flot », déplore Oleh Savytskyi de l’ONG Razom we stand, une ONG ukrainienne qui plaide pour un embargo sur les livraisons de gaz russe. Contacté par Disclose, le groupe Damen n’a pas répondu à nos questions. Pas plus que le ministère français de l’économie.

Au moment où l’UE durcit ses sanctions pour freiner les exportations de gaz russe à travers le monde, la France prend le risque de brouiller le message. Tout comme le Danemark. Pour l’ONG Razom We Stand, « la France et le Danemark doivent prendre des mesures pour mettre fin à tous les services qui contribuent à alimenter la guerre, notamment en interdisant les réparations des méthaniers brise-glaces ». La passivité de la France et du Danemark jure avec la volonté politique clairement affichée par le Royaume-Uni : dès mars 2022, le pays a banni de ses ports les méthaniers détenus par des sociétés russes, mais également ceux « contrôlés, exploités ou affrétés par une personne liée à la Russie ». Une décision qui interdit en principe l’escale des méthaniers liés à Yamal LNG. Y compris lorsqu’il s’agit pour eux de venir se refaire une beauté.


Enquête : Alexander Abdelilah
Edition : Mathias Destal et Ariane Lavrilleux
Traduction en anglais : Béatrice Murail – version anglaise
Photo de couverture : Régis Massini (France Télévisions)

https://disclose.ngo/fr/article/brest-les-discretes-reparations-des-navires-qui-livrent-le-gaz-russe-a-travers-le-monde

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