Article mis en ligne le 21 octobre 2024
par F.G.
On sait que les mots du pouvoir ont pour principale fonction de détourner le langage en lui faisant dire ce que le pouvoir entend signifier ou faire dire à ses vassaux ventriloques. On sait que, passés à la trieuse sémantique, les mots mutent en leur contraire pour n’être plus que des armes de destruction massive au service de la volonté infiniment quintessentielle du pouvoir de mentir : l’esclavage, c’est la liberté ; la guerre, c’est la paix ; le faux, c’est le vrai. On le sait depuis belle lurette. Il arrive même qu’on en rigole – jaune –tant le piège est grossier pour les êtres doués de raison que nous sommes quand, par exemple, une élection perdue devient, sous l’effet d’une inversion interprétative majeure, l’occasion de transformer la défaite en victoire en remplaçant Attal par Barnier, Darmanin par Retailleau et Dati par Dati. On le sait parce ce qu’on a lu George Orwell (1984) et Armand Robin (La Fausse Parole), qui en connaissaient un rayon sur le phénomène du retournement linguistique et les saloperies que toujours il dissimule derrière son mensonge [1]. On le sait, donc, mais ça n’empêche pas d’être toujours surpris de constater à quel point le trafic des mots et la destruction de leur sens sont le trait dominant de cette sale époque guerrière.
Sur ce plan, deux exemples récents, et toujours opérants, pourraient faire cas d’école. D’un côté, l’ « opération spéciale » de Poutine en Ukraine, néologisme visant à occulter sa nature clairement guerrière et ses objectifs d’agression, de conquête et de vassalisation de l’Ukraine ; de l’autre, le « ciblage anti-terroriste » de l’armée israélienne ayant conduit en un an, au prétexte d’ « éradiquer » le Hamas de Gaza, au meurtre d’au moins 40 000 civils, dont 10 000 enfants [2], pris au piège d’une prison à ciel ouvert noyée sous les bombes surpuissantes de « l’armée la plus morale du monde ». Dans un cas comme dans l’autre, la même inversion langagière procède de la même intention : mettre le Bien de son côté dans la lutte contre le Mal. Qu’importe à Poutine et à sa clique que leur « opération spéciale » ait provoqué 500 000 morts en bientôt trois ans. Qu’importe au trio Netanyahu-Ben Gvir-Smotrich, instigateur de ce nettoyage ethnique par le vide, que Gaza ait été entièrement rasée de la carte du monde et qu’une bonne centaine d’otages israéliens du 7 octobre 2023 aient été abandonnés à leur triste sort. À partir du moment où l’Oncle Sam décide, contre l’évidence, la raison et la morale, que rien ne saurait justifier de sanctions effectives contre Israël – exigence d’un cessez-le-feu et blocage des livraisons d’armes –, la logique de conquête des messianiques du Grand-Israël peut donner libre cours à ses folies d’accaparement de nouvelles terres. En Cisjordanie déjà occupée, la recolonisation forcée avance à grands pas (en dépit des lois israéliennes). Au Sud-Liban (et un peu plus), au prétexte d’ « éradiquer le Hezbollah », un même processus est en cours. En Syrie, des frappes ont eu lieu. Quant à l’Iran, il est dans l’œil du cyclone guerrier. Partout, dans chaque cas, cette logique de guerre se voit légitimée par un imprescriptible « droit d’éradiquer le terrorisme » partout où il menacerait la « seule démocratie » de la région. Car, infiniment répétée, l’« opération spéciale » israélienne – comme celle de Poutine et de sa bande en Ukraine – se veut « existentielle ». Nous ou eux ! Et qui dit le contraire est, pour Poutine et ses complices, un « pronazi » et, pour Netanyahou et ses fournisseurs d’armes de destruction massive, un « antisémite ». Fermez le ban ! La mâchoire du mensonge est puissante et ses effets ravageurs.
Ainsi, l’Ukraine, qui n’en demandait pas tant et qui aimerait bien que la paix revienne, s’est vu investi par l’Occident marchand d’armes d’une mission surhumaine : résister au Mal (Poutine) au nom du Bien (Zelenski). Et elle résiste héroïquement même s’il lui arrive d’avoir des doutes sur l’issue du combat et sur le jeu des démocraties qui la soutiennent. Au final, si elle gagne sonnera pour elle l’heure de gloire : on l’admettra dans la Communauté européenne à une place de choix, elle aura son rond de serviette à l’OTAN et une armée d’investisseurs-reconstructeurs plus que jamais convaincus que le néo-libéralisme est le seul avenir du monde lui tracera, moyennant royalties, la route d’un nouveau bonheur radieux. Si elle perd, en revanche, on l’oubliera à son malheur pour passer à autre chose. Il lui faudra, bien sûr, payer ses dettes après avoir payé le prix du Bien en vies humaines, en monceaux de vies humaines, sans avoir vaincu le Mal. Ce sera comme ça. Les défaites se payent à tempérament. Et pendant longtemps.
Concernant la guerre que mène, depuis un an et sans faillir, l’armée du trio Netanyahu-Ben Gvir-Smotrich aux « animaux humains » et aux « Amaleks [3] » qui l’entourent et le menaceraient, l’Occident sous bannière étatsunienne et fanion européen, toujours fidèle aux mêmes principes de la lutte du Bien (celui qu’il incarnerait par vocation) contre le Mal (tous les autres), a – à quelques exceptions près [4] – choisi son camp dès le 8 octobre 2023, et inconditionnellement : celui d’Israël contre ses « ennemis de l’intérieur », et au-delà. Et de l’armer, son camp, puis le réarmer, en attendant de lui passer la note. Au vu du temps que ça met et du nombre exorbitant de missiles que le trio balance désormais un peu partout dans la région, ça va faire une blinde.
L’étrange sentiment d’accablement où me plonge l’un et l’autre de ces deux conflits meurtriers majeurs tient à l’empathie humaine qui me lie naturellement à toute victime – ukrainienne, israélienne (le 7 octobre 2023) ou palestinienne (depuis) – persécutée par son bourreau – russe, exécuteur du Hamas ou israélien. Mais, au-delà, et dans les deux cas, ce qui le conforte, ce sentiment, c’est de constater qu’un effondrement moral de très grande ampleur est en train de se produire sous nos yeux et que ses conséquences peuvent être irréparables.
Dans les deux cas qui nous occupent – et, par avance, je m’en excuse auprès d’un fidèle lecteur de mes « digressions » qui me reproche, à propos de ma dernière [5], d’être par trop « obnubilé » par Macron –, il convient pourtant d’en revenir à lui pour tenter de saisir en quoi le néo-libéralisme – dont il est un représentant caricatural, voire dégénéré – a fondé une durable médiocratisation dans la perception politico-stratégique des conflits internationaux.
Ainsi on se souvient des palinodies de ce petit personnage s’instaurant tour à tour, aux premiers temps de l’agression russe contre l’Ukraine et sans que quiconque ne le sollicitât, correspondant téléphonique permanent de Poutine le soir et de Zelenski le matin (ou le contraire). Filmées pour être « tweetées », les images indiquent que tout y fut étudié, « managé », jusqu’à la tenue (couleur kaki) et la barbe (naissante) du capo. Absurde pantomime élyséenne du jeu de la guerre masquant le vide abyssal de ce très médiocre personnage : sans avoir rien à dire sur rien mais pérorant sur tout, le roitelet ne fit illusion qu’auprès de sa bande de lèche-bottes de la caste politico-médiatique. Et encore il leur fallut s’y forcer. Ce qui ne changea rien à la douloureuse évidence que, même amoindri dans ses capacités cognitives, le vieux Joe perça sans trop d’effort la vérité profonde de Macron : « He’s a know nothing boy. » Traduit, ça donne : « il n’y connaît rien ». Et c’était, en effet, clair. Poutine-le-tueur le saisit très vite quand le moins madré Zelenski, intronisé héros de La-Grande-Cause-Démocratique-du-Bien, se plut à s’imaginer que la France comptait pour autre chose que pour du beurre dans la géopolitique mondiale. Pour le reste, une fois passée l’heure de se déguiser en négociateur élyséen, il ne prit jamais la moindre initiative susceptible d’offrir une solution négociée pour que cessât un conflit majeur qui s’annonçait meurtrier.
Sa gestion de la guerre sans nom menée par le trio Netanyahu-Ben Gvir-Smotrich contre Gaza, sa population civile et au-delà, fut, de même, lamentable de bout en bout. De l’idée résolument stupide – émise en octobre 2023 – de reconstitution, sur le modèle de celle de 2014 contre l’État islamique (EI), d’une coalition internationale anti-Hamas à celle, avancée un an plus tard, d’une possible suspension des livraisons d’armes de guerre à Israël, le Clausewitz aux petits pieds se les prend régulièrement dans les tapis. Au point d’incarner partout, aux yeux des belligérants de tout camp, le point extrême de la médiocrité géopolitique achevée.
Reste la salissure à jet continu. Quand l’appel au cessez-le-feu devient une manifestation d’antisémitisme au prétexte qu’il désarmerait Israël, quand brandir un drapeau palestinien conduit à la garde à vue au prétexte que ce geste équivaudrait à soutenir les assassins du Hamas, quand Mélenchon et Villepin se voient systématiquement diffamés dans les médias dominants au prétexte qu’ils détesteraient les Juifs, quand l’inconditionnalité du soutien au trio meurtrier Netanyahu-Ben Gvir-Smotrich devient obligatoire pour ne pas avoir à subir le déshonneur, tout est dit de ce que la Macronie et ses perroquets médiatiques expriment à longueur d’interventions et d’éditoriaux : la bêtise géopolitique la plus crasse, la criminalisation de tout opposant et l’incommensurable haine qu’elle sème en retour.
L’effondrement est bien là, dans cette incapacité profonde à saisir qu’aucune paix réelle ne sera possible entre Israël et la Palestine, comme entre l’Ukraine et la Russie, qui ne repose sur la justice, la simple justice humaine, celle qui exige que chaque peuple soit reconnu dans ses droits et ses institutions propres. Le reste, c’est du bricolage pensé par des politiques ignorants et/ou d’insatiables marchands d’armes qui vivent de la guerre en légitimant, par avance, leur actif acquiescement au nom de la fausse parole « BHLisée » qui appelle « Morale du Bien » ce qui relève de l’immoralité du mal.
Freddy GOMEZ
Notes
[1] George Orwell, Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, Agone, 2021, dans la traduction de Celia Izoard ; Armand Robin, La Fausse Parole, Le temps qu’il fait, 2002. Sur Armand Robin, nous renvoyons au dossier que nous lui avons consacré.
[2] Chiffres évidemment très en deçà de la réalité puisqu’ils ne comptabilisent que les corps constatés comme morts et pas ceux qui pourrissent sous les amas de pierres d’un territoire totalement dévasté sous l’effet radicalement destructeur de bombes MK84, armes d’environ une tonne chargées de 400 kilos d’explosifs.
[3] C’est sous ce terme que Netanyahu désigne les Palestiniens en se référant aux Amalécites, ancienne tribu dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que la Bible la désigne comme une population à exterminer.
[4] La Suède, l’Islande, la Norvège, l’Irlande et l’Espagne ont reconnu l’État de Palestine.
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