Essai International
Dossier / États-Unis 2024 : sauver la démocratie
par Clément Petitjean , le 15 octobre
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grève , écologie , États-Unis
Un an après la grève massive du secteur automobile étatsunien en 2023, quels sont les acquis du puissant syndicat United Auto Workers et pourquoi cette grève est-elle l’événement écologique le plus important du mandat de Joe Biden ?
En août 2022, le gouvernement Biden promulguait l’Inflation Reduction Act, un ensemble de mesures chiffrées à 400 milliards de dollars visant à décarboner l’économie étatsunienne sur dix ans. Mesure phare de sa politique climatique, considérée comme la loi la plus importante en matière d’écologie jamais votée par le Congrès, l’IRA prenait pourtant peu en compte l’avenir des travailleurs et travailleuses des industries les plus concernées. Pour envisager les formes de la transition telle qu’elle s’imagine aux États-Unis, le plus gros émetteur historique de gaz à effet de serre, il est donc important de s’intéresser aussi aux actions émanant des syndicats. En particulier dans le secteur des transports, qui constituent le premier poste d’émissions du pays (29 %), essentiellement dues à des véhicules de type SUV ou pickup truck.
Paradoxalement, la grève du syndicat de l’industrie automobile étatsunienne United Auto Workers (UAW), commencée il y a un an, a peut-être constitué l’évènement le plus important en matière de lutte contre le changement climatique sous le mandat de Joe Biden. Par ses revendications, sa rhétorique, sa forme et ses effets, cette grève victorieuse jette des bases solides pour une « alliance pour la réappropriation démocratique et la redirection écologique du travail [1] », que le philosophe Alexis Cukier considère comme un enjeu primordial.
Les causes d’une grève inédite
La grève a commencé le 15 septembre 2023, après expiration de la convention collective en vigueur depuis 2019 entre le syndicat UAW et les trois principaux constructeurs automobiles étatsuniens, les Big Three, que sont General Motors, Ford, et Stellantis. La grève dure 46 jours et débouche sur une victoire historique : augmentations salariales d’au moins 25% sur 4 ans, qui s’élèvent à 160 % pour les salaires les plus faibles, une première dans le secteur depuis des décennies ; augmentation des cotisations patronales aux dispositifs de retraite ; obtention pour la première fois d’un congé parental. Mais outre ces gains qui relèvent du périmètre institué des négociations entre syndicats et patronat, l’UAW obtient également la réouverture d’une usine d’assemblage dans l’Illinois récemment fermée par Stellantis – une première – et l’inclusion des usines de production de véhicules électriques dans la convention-cadre (master agreement) qui relie l’UAW et les Big Three.
La grève a des effets immédiats sur l’ensemble de l’industrie automobile : elle pousse les autres constructeurs tels que Hyundai, Toyota ou Tesla, dont les usines ne sont pas syndiquées, à augmenter les salaires afin de juguler une possible contagion des velléités de syndicalisation. Elle marque également un tournant dans l’histoire syndicale et politique en raison de sa forme même.
D’une part, et pour la première fois, le syndicat cible les Big Three en même temps, plutôt que de négocier constructeur par constructeur. D’autre part, en instaurant la pratique de la stand-up strike, le syndicat rompt avec la routine instituée. Plutôt que d’appeler les quelque 140 000 salarié·es qu’il représente à se mettre en grève en même temps, le syndicat choisit certaines usines appelées à débrayer, quelques heures avant le début de la grève, par le biais de textos et de vidéos sur les réseaux sociaux. Selon l’avancée des négociations, au fil des semaines, de nouvelles usines sont appelées à se mettre en grève. Non seulement cet effet de surprise a généré ce que des analystes financiers de Wall Street ont qualifié de « cauchemar logistique », mettant en péril toute la chaîne d’approvisionnement, mais il a également entretenu un effet d’émulation galvanisant pour les syndiqué·es, espérant que leur lieu de travail soit le prochain à être appelé. De même, le fait que le syndicat ait volontairement fait circuler de fausses informations sur les usines qui allaient se mettre en grève, pour tromper les employeurs et les cadres, est un exemple de l’inventivité tactique dont témoigne la stand-up strike. Ce nom est d’ailleurs une référence et un hommage aux sit-down strikes des années 1930, ces grèves avec occupation d’usine qui ont donné naissance au syndicat UAW.
Dernière caractéristique, la dimension politique de la grève. Tandis que la direction du syndicat UAW avait, depuis la crise économique de 2007-2008, adopté une posture conciliante vis-à-vis des constructeurs automobiles renfloués par l’État fédéral, en acceptant une convention collective qui dégradait les conditions de travail et de rémunération, la stand-up strike constitue une grève offensive, particulièrement rare dans le contexte étatsunien. Outre la revendication d’augmentations salariales de 40 %, à la hauteur des milliards de dollars de profits accumulés par les constructeurs ces dernières années, la revendication de titularisations massives des intérimaires et la fin du système des tiers – qui avait introduit des inégalités de statut entre les personnes employé.e.s avant et après la crise –, le syndicat formule des revendications qui débordent le périmètre traditionnel des négociations, comme la semaine de 32 heures et la participation aux décisions stratégiques de l’industrie, telles que le développement des véhicules électriques.
C’est ce que résume le slogan « record profits mean record contracts » : « des profits sans précédent, ça veut dire des conventions collectives sans précédent », repris pendant des semaines par le président du syndicat, Shawn Fain, ainsi que sur les piquets de grève, pancartes et banderoles, et dans la bouche des grévistes et de leurs soutiens.
De telles innovations ne sortent pas de nulle part. Elles résultent d’abord des transformations récentes au sein même de l’UAW. En mars 2023, Shawn Fain est devenu le premier dirigeant du syndicat à être élu au suffrage direct. Né en 1968 dans la petite ville très conservatrice de Kokomo, dans l’Indiana, cet électricien de formation est membre de l’UAW depuis près de trente ans, comme ses grands-parents et d’autres membres de sa famille avant lui. Citant aussi bien la Bible que Malcolm X, il est actif au sein d’un caucus, sorte de tendance interne au syndicat, Unite All Workers for Democracy (UAWD), militant pour davantage de transparence et de démocratie interne au sein d’une organisation syndicale qui, ces dernières années, défrayait davantage la chronique pour des scandales de corruption.
L’élection de Fain fait suite à une décision de justice de 2021 obligeant l’UAW à transformer le système de désignation de sa direction, qui jusqu’à présent se faisait de manière indirecte et opaque. Même si son élection s’est jouée à quelques centaines de voix, ce tournant dans le fonctionnement interne de l’UAW confère à Fain une légitimité démocratique sans précédent. Dans le même temps, Fain s’est rapidement entouré d’une équipe de militant·es chevronné·es, ayant l’expérience des institutions centrales du renouveau de la gauche étatsunienne [2].
« Workers are mad as hell » : un été 2023 contestataire
Au-delà de ses caractéristiques propres, la grève UAW constitue en réalité un épisode d’une séquence contestataire plus large dans les lieux de travail, particulièrement soutenue depuis 2021 : certains épisodes, comme les grèves des acteur·ices et scénaristes de Hollywood (la première grève conjointe en 63 ans), ont été relayés dans les médias francophones friands d’exotisme culturel, mais de très nombreux autres secteurs ont également été touchés par d’importantes grèves, comme les secteurs de la santé, du transport aérien, de l’hôtellerie-restauration, de l’enseignement supérieur, de la grande distribution, de la tech et des médias.
Début août 2023, le magazine Vox ouvrait un article intitulé « Cet été, les travailleur·euses sont furieux·ses » sur le constat suivant : « Tout le monde, on dirait, est en grève ou menace de l’être ». De l’avis des spécialistes du syndicalisme et des mouvements sociaux étatsuniens, cette séquence est sans précédent depuis les années 1930.
Alors que la grève de l’automobile aurait pu constituer le point final de cette séquence, elle a au contraire impulsé une nouvelle dynamique. En effet, dans la foulée de la victoire de novembre, Shawn Fain a annoncé le lancement d’une vaste campagne de syndicalisation de treize constructeurs automobiles non syndiqués, principalement dans les États du Sud, bastion antisyndical notoire où aucune campagne de syndicalisation n’a eu lieu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si cette campagne dans laquelle le syndicat a investi 40 millions de dollars aboutit, l’UAW multiplierait ses effectifs dans le secteur automobile par deux. En avril 2024, le syndicat a remporté une première victoire historique dans une usine Volkswagen du Tennessee – la seule usine Volkswagen au monde qui n’était jusqu’alors pas syndiquée. Or l’une des cibles prioritaires de cette campagne, ce sont les constructeurs de véhicules électriques. Car c’est bien sur le front des industries « vertes » décarbonées que le syndicat joue son avenir.
Syndiquer les industries « vertes » : les enjeux de la décarbonation
En 2022 les véhicules électriques représentaient 8 % des ventes totales de voitures aux États-Unis, mais ils pourraient représenter la moitié des ventes dès 2030 [3]. Le secteur des transports étant le seul secteur dans lequel les émissions de gaz à effet de serre continuent à augmenter, il s’agit d’un secteur clé dans la transition énergétique étatsunienne. Cela nécessite à la fois des politiques publiques ambitieuses et la constitution d’alliances sociales capables de les soutenir. C’est ce qu’est censé être l’Inflation Reduction Act de 2022, pièce maîtresse de la politique climatique de l’administration Biden.
Comme l’écrivent la politiste Alyssa Battistoni et l’économiste Geoff Mann, l’IRA constitue « un ensemble de subventions, de crédits d’impôt, d’investissements dans les infrastructures et de protectionnisme de marché [4] ». Il a pour ambition de faire émerger une nouvelle coalition sociale alliant « les innovateur·ices de la tech verte au grand capital, aux syndicats et aux bénéficiaires de la croissance à venir ». Dans une telle configuration, l’UAW, qui demeure le plus important syndicat industriel étatsunien, mais a perdu de sa puissance d’antan, est « à la fois enhardi et menacé par la promesse d’une réindustrialisation soutenue par des aides publiques ».
La grande crainte des organisations syndicales est que les nouveaux emplois « verts » ne soient pas des « union jobs », des emplois couverts par les conventions collectives. Les enjeux environnementaux s’articulent ici de manière indissociable aux formes du droit syndical étatsunien. Depuis la loi Wagner de 1935, qui pour la première fois reconnaît le droit de se syndiquer [5], le droit étatsunien garantissait une représentation par le syndicat de leur choix à l’ensemble des travailleur·euses d’un même lieu de travail – à condition que celui-ci franchisse les nombreux obstacles juridiques jalonnant le chemin vers l’accréditation syndicale. Mais dès 1947, ces acquis ont été restreints par les « right-to-work laws », encore en vigueur aujourd’hui dans 28 des 50 États fédérés, qui permettent aux États de contraindre les syndicats à négocier des conventions collectives bénéficiant également aux non-adhérents.e.s.
Il n’existe donc pas de pluralité syndicale sur un même lieu de travail comme c’est le cas en France, et pas non plus de conventions collectives de branche, puisqu’une organisation syndicale n’est considérée comme représentative et habilitée à négocier qu’au sein du périmètre restreint de son « unité de négociation » (bargaining unit) [6]. Or dans un contexte où le droit du travail est à la fois variable d’un État à l’autre et dans l’ensemble très faible, les syndicats constituent l’une des rares institutions capables de protéger les travailleur·euses. Mais malgré la popularité dont ils jouissent actuellement [7], le taux de syndicalisation n’a jamais été aussi bas : à peine 10 % de la population active, seulement 6 % dans le secteur privé.
Il est donc essentiel pour les syndicats de s’implanter dans les industries « vertes », et pour l’UAW en particulier. En effet, la construction de véhicules électriques nécessite moins de main-d’œuvre que les véhicules thermiques, ce qui constitue une menace sur les emplois. D’autre part, une bonne partie des usines de véhicules électriques et de batteries, profitant depuis 2022 des crédits d’impôt de l’IRA, ont été construites dans des États du Sud en raison de leur législation right-to-work.
D’où l’importance de la grève et de la campagne de syndicalisation qui l’a suivie : en forçant les Big Three à inclure les usines de véhicules électriques et de batteries dans son master agreement, l’UAW a ouvert la voie à la syndicalisation de secteurs encore très peu syndiqués, dans lesquels dominent des discours et pratiques antisyndicales ancrés. L’exemple le plus parlant est celui de l’entreprise Tesla, symbole du capitalisme vert, dont le fondateur et propriétaire, le milliardaire d’extrême droite Elon Musk, est connu pour son antisyndicalisme virulent. En 2023, il avait licencié plusieurs dizaines de travailleur·euses qui avaient tenté de se syndiquer dans une usine de Buffalo, dans l’État de New York ; il refuse également de dialoguer avec les syndicats suédois, en grève depuis octobre 2023. Tesla est le seul constructeur automobile étatsunien dont les salarié·es ne sont pas syndiqué·es (ils et elles gagnent environ 30 % de moins que les syndiqué·es de l’UAW).
En plaçant la question des véhicules électriques au cœur de la grève, l’UAW déborde donc les seuls enjeux de l’industrie automobile pour intervenir dans le débat public et défendre une « transition juste » dans laquelle le monde du travail ne doit pas être laissé de côté.
Vers une « transition juste » et au-delà
Défendue par les organisations syndicales internationales depuis les années 2000, intégrée dans l’accord de Paris en 2015, la notion de « transition juste » s’est largement diffusée ces dernières années. Au point d’être aussi intégrée à la palette des stratégies de greenwashing des énergies fossiles. Pourtant, dans sa formulation initiale par le syndicat Oil, Chemical and Atomic Workers International Union dans les années 1970, l’expression signifiait que la transformation des infrastructures productives et industries polluantes impliquait nécessairement de soutenir et d’accompagner les travailleur·euses et territoires qui en dépendaient. Ce n’est pas le chemin qu’a pris l’administration Biden avec l’IRA qui, selon Battistoni et Mann, « n’offre aucune garantie que les nouvelles infrastructures d’énergie décarbonée bénéficieront directement à celles et ceux qui sont le plus menacés par une sortie des énergies fossiles ».
En effet, les dispositifs législatifs privilégient les incitations fiscales (achat de véhicules électriques, investissements dans l’éolien et les panneaux solaires) sans planification ni « voie de sortie pour les gens et les municipalités qui dépendent des emplois et des revenus des industries fossiles ». Face à la croyance aveugle dans la capacité du secteur privé à prendre les bonnes décisions climatiques, la grève de l’UAW a jeté les bases d’une autre définition de la transition énergétique et d’une coalition qui mette au centre les intérêts des travailleur·euses et des territoires en première ligne des effets du changement climatique.
L’histoire des relations entre syndicats et mouvements écologistes est souvent présentée comme une série de rendez-vous manqués, voire d’oppositions frontales, mais il existe également des exemples où des alliances ont pu se nouer, comme pendant la « bataille de Seattle » de novembre 1999 contre les traités de libre-échange. Ou encore la grève de 6 000 travailleur·euses des raffineries à l’hiver 2015. Tandis que ce soutien était jusqu’à présent sporadique, minoritaire et avant tout symbolique, l’impératif de tenir ensemble les questions environnementales et sociales semble s’être plus largement diffusé dans les milieux écologistes.
Le soutien à la grève de la part des mouvements écologistes s’est avéré massif, durable, et concret. Au début des négociations entre l’UAW et les Big Three, à l’été 2023, plus d’une centaine d’organisations écologistes, antiracistes et de justice sociale, parmi lesquelles des organisations à but non lucratif évitant habituellement la conflictualité sociale et défendant une écologie peu clivante, comme le très respectable Sierra Club, affichaient publiquement leur soutien à l’UAW dans une lettre ouverte. Pendant les six semaines de grève, des membres de ces organisations et d’autres collectifs militants sont venus prêter main-forte, arborant fièrement leurs t-shirts rouges floqués des slogans du syndicat sur les piquets de grève. Dans une récente tribune publiée dans le magazine de centre-gauche The Nation, deux figures du mouvement pour la « justice environnementale », concept formulé dans les années 1970-1980 articulant enjeux environnementaux, raciaux et sociaux, appelaient l’ensemble du mouvement à soutenir la campagne de syndicalisation de l’UAW dans le Sud, rappelant que les questions d’emploi et de transition énergétique étaient indissociables des processus de racialisation de la main-d’œuvre et des politiques antisyndicales.
L’alliance entre monde du travail et mouvements écologistes ne se décrète pas, mais nécessite un lent et patient travail politique. Elle pourra certainement s’appuyer sur un tissu institutionnel de plus en plus dense, tant à l’échelle locale qu’au niveau des États fédérés ou fédéral, avec des organisations comme la BlueGreen Alliance, fondée en 2006 par le Sierra Club et le syndicat de la métallurgie United Steelworkers, ou le Labor Network for Sustainability. Elle pourra également compter sur des organisations écologistes récemment constituées, converties à l’idée que les questions socioéconomiques doivent faire partie intégrante des luttes écologistes [8].
De même, elle pourra puiser dans la stratégie syndicale de « négocier pour le bien commun », élaborée dans les années 2010 dans la foulée de la grève des enseignant·es de Chicago de 2012. Celle-ci consiste à associer en amont et en aval des négociations syndicales un ensemble d’associations et de collectifs pour formuler et défendre des revendications qui bénéficient non seulement aux syndiqué·es, mais à la collectivité dans son ensemble.
Une telle alliance pourra enfin se nourrir du travail de politisation de la représentation syndicale opéré par l’UAW, qui met la classe laborieuse dans toute sa diversité au cœur des préoccupations politiques sans pour autant la subordonner aux organisations partisanes. En obtenant la réouverture de l’usine d’assemblage Stellantis de Belvedere dans l’Illinois, l’UAW a reconquis le droit d’intervenir dans les décisions stratégiques de l’industrie automobile, droit que le syndicat avait abandonné en 1950 en signant le célèbre « traité de Detroit [9] », qui avait servi de modèle aux relations entre syndicats et patronat pendant toute la seconde moitié du XXe siècle.
« L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage »
À bien des égards, et à contre-courant de discours appelant de leurs vœux une « classe écologique » susceptible de dépasser les antagonismes sociaux existants, la grève de l’UAW met en application cette célèbre maxime du militant syndical brésilien Chico Mendes, selon laquelle « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage ». Dans ses prises de position comme dans ses actes, l’UAW introduit un langage explicite de classe (et de solidarité de classe) au cœur d’un monde syndical qui s’est construit sur la défense d’un syndicalisme cogestionnaire, acquis aux bienfaits du capitalisme, hostile à une analyse matérialiste des rapports sociaux, marginalisant voire excluant les voix militantes de gauche.
Si, comme le notait Pierre Bourdieu, les classes n’existent que dans la mesure où elles sont parlées, c’est-à-dire où des porte-parole parlent en leur nom, alors le fait que le président de l’UAW appelle à défendre les intérêts collectifs et la dignité de la working class, parfois vêtu d’un t-shirt floqué du slogan « Mangez les riches » qui a horrifié les médias dominants, marque un tournant politique notable. Ce tournant pèse d’autant plus que l’industrie automobile a longtemps constitué un pilier du capitalisme étatsunien et de ses représentations culturelles. Autrefois cantonné aux marges du monde syndical, le langage de la lutte des classes en occupe désormais l’un des centres institutionnels et symboliques.
C’est dans le cadre de ce travail de politisation que prend tout son sens un autre élément inédit de la grève UAW : l’appel adressé par Shaw Fain à l’ensemble des organisations syndicales étatsuniennes à faire coïncider l’échéance de leurs conventions collectives au 30 avril 2028, pour organiser le lendemain, le 1er mai, une grève générale, en expliquant que « si nous voulons vraiment affronter la classe des milliardaires et reconstruire l’économie pour qu’elle commence à servir la majorité et pas une petite minorité, alors c’est important non seulement que nous nous mettions en grève, mais que nous le fassions ensemble ». Cet été, lors de sa convention annuelle, l’American Federation of Teachers, le principal syndicat enseignant du pays, qui représente près d’1,8 million de personnes, a ratifié une résolution reprenant la proposition de Fain. Pour prendre la mesure de cet appel, il faut se souvenir que, bien que le Premier Mai soit né aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, ce n’est ni un jour férié ni même la date du Labor Day, qui a lieu début septembre.
Ainsi, dans le sillage de la grève de l’UAW, la forme d’organisation spécifique qu’est le syndicat apparaît non pas comme un vestige anachronique, mais comme un outil collectif privilégié pour façonner la base sociale de la « transition juste ». Comme le remarque le sociologue Adrien Thomas, « [la décarbonation] offre ainsi la possibilité aux syndicats de se remobiliser sur les questions de politique industrielle et d’élargir et renouveler l’éventail de leurs revendications. La transition écologique peut également représenter une opportunité donnée au mouvement syndical pour être en phase avec les aspirations des jeunes générations, dans un contexte où la jeunesse est fortement mobilisée sur les questions climatiques [10]. »
La grève, levier écologique
Des outils syndicaux renouvelés sont en effet nécessaires pour construire le rapport de forces. Autant d’enjeux vitaux que le jardinage façon IRA laisse de côté. Car lorsqu’on réfléchit aux enjeux écologiques, il faut garder à l’esprit les éléments de cadre suivants : les 10 % les plus riches de la planète, celles et ceux dont les revenus dépassent 38 000 euros par an, émettent environ la moitié des émissions totales de gaz à effet de serre ; en 2019, les 1 % les plus riches (auxquels appartiennent les dirigeant·es des Big Three) étaient responsables de 16 % des émissions totales ; et selon l’économiste Lucas Chancel, les inégalités d’émissions au sein des pays sont plus fortes que les inégalités entre pays. Dans le cas étatsunien, les 10 % les plus riches émettaient plus de 70 tonnes en équivalent CO2 par personne en 2019, soit sept fois plus que les 50 % les plus pauvres.
Autrement dit, cibler les profits des groupes sociaux les plus riches, c’est faire avancer les luttes écologiques. Chancel suggère aussi qu’une fiscalité carbone progressive sur les biens de consommation de luxe comme l’achat de SUV, les billets d’avion en classe affaire ou les yachts, voire leur interdiction, sont des leviers essentiels. On pourrait ajouter les formes d’organisation et d’action collective que sont la grève et ses variations.
Pour autant, de nombreuses zones d’ombre persistent autour de la grève de l’UAW. La question des conditions de production des véhicules électriques y a occupé une place centrale, mais d’autres, tout aussi essentielles, n’ont pas été au cœur des débats. Au-delà de la reprise de la notion de « transition », dont la dimension graduelle et consensuelle a fait l’objet de nombreuses critiques [11], c’est le cas des questions de réaménagement d’un territoire immense où il est aujourd’hui quasiment impossible de se déplacer sans voiture, ou encore des enjeux de sobriété énergétique et de transformation profonde des modes de vie dans leur ensemble afin de « construire les conditions d’une belle vie hors du modèle périmé de l’abondance industrielle [12] ». L’une des tâches de l’alliance entre le monde du travail et les mouvements écologistes qu’a peut-être scellée la grève de l’UAW consistera justement à formuler ces questions et à leur trouver des solutions en phase avec les objectifs de transition juste.
Quelles sont les perspectives immédiates de développement pour cette coalition en gestation ? Outre la poursuite de la campagne de syndicalisation, avec Tesla en ligne de mire, l’autre front de lutte concerne évidemment les élections de novembre. Alors que Donald Trump et les lobbys des industries fossiles ont déjà commencé à faire de la défense des voitures thermiques un sujet de campagne et un marqueur de clivages sociaux et politiques, dans un contexte où les véhicules électriques restent inabordables pour une grande partie de la population, l’existence d’une voix collective ancrée dans les réalités concrètes du travail et capable de proposer un contre-discours, pèsera certainement dans la campagne de Kamala Harris.
Si la grève de l’UAW constitue donc l’évènement écologique le plus important du mandat de Biden, c’est bien parce qu’elle a cherché à affronter ce qu’on peut considérer, avec les Soulèvements de la terre, comme la principale contradiction de l’écologie : « la difficulté à articuler finement le nécessaire démantèlement des infrastructures écocidaires et l’émancipation sociale des travailleurs qui les font tourner [13]. »
Dossier(s) :
États-Unis 2024 : sauver la démocratie
par Clément Petitjean, le 15 octobre
https://laviedesidees.fr/Greve-automobile-aux-Etats-Unis-une-victoire-ecologique
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