Chroniques sous morphine, 2

Serge Quadruppani

Serge Quadruppani – paru dans lundimatin#443, le 16 septembre 2024

On l’aura sûrement remarqué ailleurs qu’à Eymoutiers : depuis une décennie au moins, la trilogie Ehpad-Alzheimer-Euthanasie prend beaucoup de place dans les récits littéraires ou cinématographiques. Le phénomène est assurément lié au vieillissement de la population dans les sociétés occidentales ou occidentalisées, les autrices-teurs et cinéastes étant comme tout un chacun gagné.e.s par l’anxiété face au sort de leurs vieux parents, préfiguration de ce qui les attend eux-mêmes ou elles-mêmes plus tard, en pire encore. On peut aussi considérer que depuis la crise du Covid, nous avons franchi un palier dans la saisie sanitaire de nos vies, et la dépendance aux drogues légales ou non, aux prothèses électroniques et aux machines en général ayant franchi un palier, c’est la société toute entière qui est devenu un établissement hospitalier pour personnes dépendantes, quel que soit leur âge.

En outre, la déréalisation numérique généralisée, le triomphe des réalités alternatives (des conspirationnistes aux campistes en passant par les trumperies), l’amnésie galopante, les renversements orwelliens tels que la transformation du RN en champion de la lutte contre l’antisémitisme, le confusionnisme toujours aggravé, tout cela ne manque pas de suggérer que c’est l’ensemble de la civilisation qui est affectée de cette maladie dont je ne me rappelle plus le nom. Enfin, quand on voit ce que l’humanité a fait de la vie sur terre, on peut être tenté de mettre définitivement fin à ses souffrances. C’est dans ce cadre riant que nous pourrons traiter de quelques livres qui ont occupé nos insomnies opiacées.

Parmi nos lectures, deux livres abordaient frontalement la première thématique, Ann d’Angleterre, de Julia Deck, Le Seuil, 2024 et Venise off, de Martine Roffinella, La Manufacture, 2024. Du premier, nous ne dirons presque rien, sinon qu’il est excellent et qu’Ann règne désormais dans notre cœur : ce bouquin a bénéficié d’une ample et très méritée promotion [1]

[1] Notamment ici et…

, de sorte qu’il n’a nul besoin de notre si modeste renfort. Juste, lisez-le. Dans le second, on tente d’éviter l’Ehpad au prix de la destruction ultime de la fille dans sa confrontation à la mère. Ecrit à la deuxième personne, dans un registre oral, on comprend vite que la narratrice s’adresse à elle-même. Avertissement : il s’agit d’un récit d’une grande violence, qui bouleverse, rebute d’abord et accroche ensuite comme un alcool fort, la comparaison n’étant pas fortuite puisque c’est l’histoire d’une existence marquée par l’alcoolisme. Pour supporter la blessure inguérissable que lui infligèrent ses parents en découvrant son homosexualité, ce coup de force et de griffes – littéralement – que son père et sa mère leur infligèrent, à elle et à son amante, la narratrice a trop bu une bonne partie de sa vie et, parvenue dans la soixantaine, elle raconte ses amours, toutes les fois où elle avait cru trouver enfin celle avec qui elle irait à Venise, celle qui serait enfin « son grand amour, l’unique-le-seul ». Au terme de tant de souffrance et de passions, et d’amours toutes mal terminées, après avoir mis dans le TGV sa dernière fugace compagne, venue à elle par l’amour des livres qu’elle, la narratrice écrivit, il ne lui reste plus qu’à conclure, en s’adressant à elle-même : « c’est un direct vers ta disparitions finale. Vers cet oubli définitif de toi qui te faisait tant flipper quand tu rêvais de devenir une grande écrivaine. (…) Tu te rencontres face aux vitres. C’est toi la mal fagotée remplie de traces et d’années. Quand t’auras cassé ta pipe qui se souviendra que pauvre tarée tu voulais être la femme d’une seule femme et que pire encore c’est à Venise que tu te donnerais pour la vie  ? » Difficile, quand on a vérifié la conformité du récit avec la carrière littéraire en dents de scie de Martine Roffinella, de ne pas lire son livre comme une autobiographie marquée par un profond sentiment de ratage. Je n’ai jamais lu un bouquin qui restitue avec autant de force comment un traumatisme subi dans l’adolescence (en l’occurrence le lynchage de son amoureuse) peut marquer à jamais, au point qu’après toute une vie passée à leur échapper, on retourne auprès de ses bourreaux : la narratrice va rentrer à Hyères, dans cette ville dont les palmiers, je le sais pour y avoir grandi, protègent de leur ombre tant de passions tristes. Elle va y suivre le cercueil de ce père qui crut malin de lui expliquer que si elle était lesbienne, c’est parce qu’elle n’avait pas rencontré d’homme sachant y faire, et porter assistance à cette mère désormais impotente et qui jusqu’à la fin l’accablera de sa haine. Echec d’une vie ? Pas vraiment, pas du tout, même, si on considère ce splendide morceau de littérature qu’elle nous offre.

Avec un autre produit sorti de la Manufacture du Livre, Clouer l’Ouest, de Sandrine Chevalier, que je découvre quatre ans après sa sortie (mais on aura remarqué que je ne cours pas derrière la « rentrée », car on sait qu’on ne la rattrapera jamais, perdue qu’elle est dans l’étrange monde de l’économie du Livre, où quelques élu.e.s font marcher la machine à profits, tandis que l’immense majorité des 459 appelé.e.s de cette année est promise au même oubli que la narratrice de Roffinella) nous ne sommes pas dans un registre beaucoup plus gai. Il y a Karl, celui qui est parti loin de cette campagne où il a grandi (quelque part du côté d’Eymoutiers) et qui y retourne, après des années à ne pas trouver la mer et à se couvrir de dettes qu’il doit absolument rembourser en taxant son père à n’importe quel prix, il y a sa fille Angèle, qui entend tout mais ne parle jamais, il y a son frère Pierre, l’Indien, qui vit au milieu de la forêt et chasse à l’arc, il y a leur père, le Doc, potentat local qui méprise ses rejetons et écume les bois avec sa bande de chasseurs, il y a leur mère, Odile, désormais partie loin dans le monde des médocs, et d’autres hommes et d’autres femmes qui se débattent contre les fatalités économiques et culturelles, ou qui s’en accommodent. Il y a aussi, et surtout, la forêt. Et au fond de la forêt, un sanglier. Le Moby Dick du Doc, l’animal qu’il traque depuis si longtemps et toujours lui échappe. Les fusils sont chargés, l’arc est bandé, qui va tuer qui ? Rarement on a lu un texte rendant de manière aussi convaincante, face à la détresse humaine, la puissance sublime et maudite de la forêt, sa beauté et son indifférence aux drames qui s’annoncent. Le lyrisme laconique de Chevalier est d’une efficacité qui va jusqu’à l’effet de choc, quand il nous fait saisir combien la nature n’en a rien à foutre, de nous. En fait, non, il ne s’agit pas d’indifférence : ce que l’autrice raconte avec une vraie virtuosité, c’est le sombre acquiescement du cosmos au mauvais sort du vivant.

Il y a du sanglier, aussi, dans Farouches, de Fanny Taillandier (Seuil, 2024). Il faudrait réfléchir aux raisons pour lesquelles cette bête en est venue à incarner dans l’imaginaire contemporain ce qui résiste de la Nature, ce qui, dans le sort d’animaux qui viennent parfois jusque dans les centres-villes fouiller nos poubelles, nous signale avec tant de force que nous autres humains, avons raté quelque chose dans notre rapport au monde. Chez Taillandier, comme chez Chevalier, on ne les voit pas beaucoup. Dans Farouches, on remarque surtout leur passage dans le sol puissamment foui au bord des piscines ligures. Le récit se déroule en effet dans un futur proche, à une époque, nous dit une notice Wikipédia imaginaire où « Dans le cadre du Plan quinquennal de lutte contre les invasions barbares (PQ-LIB), l’Union a suspendu les anciennes frontières nationales, qui peuvent cependant être réactivées par décret si les directions décentralisées de sécurité le jugent nécessaire (…) La Ligurie, autrefois distribuée entre la France et l’Italie, a retrouvé son unité à cette occasion. (…) Outre les deux métropoles portuaires de Marseille et Gênes, qui en constituent les deux portes d’entrée, la ville de Liguria (…) peut être considérée comme une capitale économique de la région. » Dans ce décor-là, nous voilà mêlés à la vie de Baya et Jean, à peine décalée par rapport à notre présent. On boit du rosé à l’apéritif, et une inconnue surgit, dont la présence va troubler l’harmonie du couple, sans que ça ait un rapport précis avec la sexualité, puisque cette femme sans nom finira par incarner tout ce qui se dérègle en Ligurie : les sangliers qui abîment les jardins des villas dans les collines, le maire qui s’en fout, la climatisation qui ne fonctionne pas bien dans le grand hall central de l’hypermarché dont Jean assure la maintenance, l’attaque de bandits qui va s’y dérouler, l’assassinat d’un automobiliste aux abords d’une cité… ici aussi, le dérèglement sera réglé par un coup de fusil, efficace rappel au droit de propriété. Sur le sol et sur les corps. On est frappé par la prolifération dans la littérature contemporaine de romans qui se passent dans un futur proche et qui tiennent pour acquis la déliquescence de la civilisation. Fanny Taillandier en fournit une version d’autant plus convaincante que le déplacement par rapport au présent, dans la vie quotidienne, est à peine perceptible.

[1] Notamment ici et ici.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d’humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d’auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/

https://lundi.am/Chroniques-sous-morphine-2

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