Article mis en ligne le 26 août 2024
dernière modification le 10 août 2024
par F.G.
Le château n’était qu’une ruine ; c’est comme ça qu’il les aimait, Diego. Il avait toujours eu le goût de l’effet du temps sur les pierres et sur les visages. Il était lui-même une ruine, une ruine qui tenait encore debout certes, mais dont il sentait intimement le délabrement. Parvenu au haut de la colline, il s’accorda une pause sur un muret. Un chien l’avait suivi, haletant, depuis le bas de la côte. Il le regarda dans les yeux et décida de l’appeler « Durruti ». Comme ça, à cause des ruines de Madrid quand Buenaventura y mourut. D’une balle perdue pas pour tout le monde. Il pensa à l’histoire, Diego, au peu qu’il en reste dans le cœur des hommes. Il était minuit passé dans le siècle, l’heure de l’oubli de toutes choses. Il s’accorda une cigarette, de celle dont le goût âcre réveille les passions éteintes. Il en aspira goulûment une bouffée, retint la fumée dans ses poumons et lâcha le surplus en toussant tant et si fort que « Durruti », qui s’était assoupi, y perçut le signal du départ. Le chien se releva, puis se recoucha. Fausse alerte. Madrid tenait encore devant le fascisme.
Diego savait ces instants où la mémoire pousse comme herbe folle dans les recoins d’un présent si manifestement hostile à la mélancolie historique qu’il avait basculé dans le culte de l’oubli. ¡ Puta España ! « Durruti » le regardait d’un œil. Un œil triste. L’œil de l’histoire, pensa-t-il en lui caressant la tête. Le chien se releva et se frotta à ses jambes. Il avait, comme tout un chacun, besoin de tendresse.
L’heure n’avait plus d’importance pour Diego. La nuit était entamée depuis longtemps. Il décida d’attendre le jour pour reprendre sa route. La saison était incroyablement douce en cette terre de Vieille-Castille. Il se choisit un coin dans les ruines du château pour y finir sa nuit. Aux premières lueurs de l’aube, il ressentit le besoin de se dégourdir les jambes. « Durruti » sur les talons, il fit le tour de la vieille bâtisse d’un pas hésitant, mal assuré, vaincu. Cette lassitude au bout de la nuit, il en connaissait les effets : un affaissement de la conscience, une montée de chagrin, un retour de la mémoire des compañeros. Ce fut à cet instant précis qu’il entendit du bruit et que « Durruti », en arrêt, le confirma dans ses intuitions. Un peu plus loin, une silhouette sortait de la broussaille. À la lumière de l’aube naissante, nul doute n’était possible : c’était une femme et elle était presque nue. Comme le jour qui venait. « Durruti » aboya. « Tais-toi, abruti, c’est un rêve. »
Quand, dans la vague clarté, la femme marcha, sans la moindre gêne, dans sa direction, il se dit que Durruti, le vrai, qui s’y connaissait en rêves, n’avait pas dû en faire un pareil de toute sa vie de bonne aventure.
La vision était en marche. Vers eux. Méfiant, le chien se mit à grogner. De crainte, de dépit ou de contentement, allez savoir ce qui se passe, à cet instant précis, dans la tête d’un clebs. ¿ Es suyo el perro ? Oui, le chien, sans maître ni dieu, était à lui. Depuis quelques heures, mais pour la vie, comme sur le front d’Aragon. Il acquiesça à la question. Il avait noté que, même si le castillan de l’inconnue semblait délié, son léger accent indiquait qu’elle venait d’ailleurs, de France probablement. İ Puta Francia de la Retirada ! pensa-t-il pour lui-même. L’hypothèse se confirma quand, en signe de bienvenue, « Durruti » leva la patte pour pisser sur les pieds de la jeune femme et qu’elle s’écria : « Mais quel con, ce clebs ! » Le vieux respira profondément et, dans un français de première classe, renvoya la balle :
– Doucement, l’Inconnue, « Durruti » est dans le réel. Il marque son territoire. Et il se méfie des Français depuis une non-intervention désastreuse. L’histoire a des raisons que la raison commune ignore. C’était une précision. La question suit : mais que faites-vous ici, à cette heure, dans ce très simple appareil ?
– Ne vous en déplaise, je randonne et je venais de quitter mon sac de couchage pour aller pisser sous la lune finissante avant de lever le camp, Monsieur. Quant à Durruti, j’en sais sûrement moins que vous, mais un peu tout de même, notamment qu’il avait épousé une Française. Preuve qu’il savait tenir sa méfiance à distance quand d’amour il s’agissait. C’est un bon point non ?
La réponse lui parut évidente. Ils se présentèrent. Elle s’appelait Laure. Elle avait l’âge de l’errance. Elle vivait de petits boulots nécessaires à assurer sa matérielle. Elle aimait la route. Elle connaissait plutôt bien l’Espagne, surtout cette terre aride de Vieille-Castille, dont le Léonais Durruti était originaire. Désarmé, mais charmé, Diego l’encouragea à se rhabiller.
– Nous sommes dans un pays prude, ici. Et, croyez-moi, Laure, il va vite en besogne quand il s’agit de brûler les sorcières. L’histoire de ce pays est pleine de bûchers. Mieux vaut conjurer le sort que le provoquer.
– On a fait 68, tout de même…
– Je l’admets, mais ici, dans ce coin perdu d’une Espagne où, encore il y a peu, Franco condamnait à mort qui il voulait et quand il voulait, je doute que Mai 68 ait bouleversé les consciences arriérées des salauds qui continuent d’honorer sa mémoire.
Laure n’insista pas. Elle revint habillée et équipée pour le départ. « Durruti » s’était amadoué et lui tournicotait autour en lui faisant la fête. « Les chiens sont trop cons », pensa Diego. Le jour pointait. Il se dit que, sous cette lumière, Laure était belle comme une fleur sauvage. Ils redescendirent vers le village sans se dire mot. Face au soleil levant. « Durruti » avait pris comme il se doit la tête du cortège. Il était chez lui. La route de terre déclinait par paliers irréguliers – « comme ma vie », pensa Diego, qui s’était doté d’un bâton pour assurer son équilibre. Laure ralentissait le pas pour le distancer le moins possible. Elle y voyait une manière de s’accorder à son rythme. L’entrée du village fut conquérante. « Durruti », dix mètres devant, annonça l’arrivée de la colonne. Son aboiement franc et joyeux dut réveiller quelques autochtones. Diego et Laure avançaient presque en mesure, chantonnant à voix basse El paso del Ebro. Il était l’heure des pauvres, celle où ils se lèvent pour aller au chagrin, un peu par habitude aussi. Le ciel était uniformément bleu. La chaleur collait déjà les chemises aux corps. La nuit fraîche sonnait déjà comme un regret, comme une attente aussi. Laure le regarda dans les yeux :
– Tu vis souvent ce genre d’aventure, compañero ?
– Sans vouloir vous froisser, et même si j’avance, semble-t-il, démasqué, je préférerais le vouvoiement. S’il ne vous déplaît pas, bien sûr.
Laure se laissa aller à un rire sonore, presque un fou rire, que Diego interpréta comme une exagération. Dans le soleil, les reflets roux de sa chevelure éveillèrent sa mémoire d’un autre temps et d’une autre femme. Il lui dit que son prénom lui allait bien, mais qu’Aube – ou Alba – aurait aussi pu faire l’affaire. Il ajouta qu’elle avait des cheveux d’incendie.
– Vous êtes un drôle de type, une sorte de Don Quichotte qui voit ce qu’il veut voir. Que voyez-vous donc en moi, compañero ?
– Plutôt Rossinante que Dulcinée. Je déteste Dulcinée. En inventant cette pétasse, Cervantès a merdé. Une vraie faute de goût.
Et Laure repartit de son rire infini. Un éclat si fort qu’en cette aube silencieuse il sembla molester, comme disent les Castillans, un Indigène du coin qui, sorti de sa ferme, jeta un regard sombre de reproche au trio de marcheurs :
– ¿Qué pasa, tío, te molesta la risa de la Roci ? ¿Prefieres los ladridos de Durruti ? [1]
À ces mots, l’épouse de l’Indigène se signa et intima à son mari l’ordre de rentrer. Diego entonna alors, poing levé, le premier couplet d’A la barricadas, puis, soulagé, lâcha, à l’adresse de la maisonnée close, un sonore ¡ Puta España, puta franquista España !
– N’en faites pas trop, l’ami, ce sont juste des autochtones qui se méfient des étrangers. La guerre est finie depuis longtemps…
– Finie ? Mais vous galéjez, jeune fille, ou vous cherchez à me mettre en rogne ? La guerre, elle est dans toutes les têtes chenues ou grisonnantes d’ici. Il n’y a pas d’innocents en cette terre. Tout le monde a choisi son camp en juillet 1936. Par nécessité ou par opportunisme, je vous l’accorde.
– Mais ça fait quarante ans, compañero.
– J’en ai presque soixante-dix, dont plusieurs années passées à traquer les bourreaux. Et vous voudriez que, parce que l’ordure est morte dans son lit, ma mémoire s’apaise. Vous rigolez, je les renifle, ces chacals, et je veux qu’ils aient peur, comme j’ai eu peur, moi, dans les maquis des années 1940-1950 quand les paysans nous dénonçaient à la Garde civile pour toucher une misérable prime. Il vous reste beaucoup à apprendre de la vie, Laure. C’est une sale école, mais elle forme le caractère.
Puis ce fut le silence, un silence que Laure ne songea pas un instant à troubler. Diego était entré en lui-même.
Plusieurs fois depuis cette rencontre, ils s’étaient revus, Laure et Diego, dans le village ou les environs. Il habitait une masure un peu brinquebalante que lui avait léguée, avant de mourir, une amie proche avec laquelle il avait partagé quelques belles années de vie du côté de Saint-Jean-de-Luz. Ici, il ne venait qu’à certaines occasions, quand son esprit dérivait par trop vers le passé – ou, tout simplement, quand nécessité faisait loi. En cette fin de printemps 1977, la nécessité, c’était d’assister, entre le 22 et le 25 juillet, aux Journées libertaires internationales qui devaient se dérouler à Barcelone et qui promettaient d’être à la fois joyeuses et tumultueuses. Un soir, dans le jardin chaotique de sa masure, entre deux verres de merenzao et deux bouchées de manchego, il s’en ouvrit à Laure en lui proposant, si elle n’avait pas d’autres projets, de faire la route avec lui.
– Je peux vous assurer que vous ne le regretterez pas. Les anarchistes catalans ont cela d’épatant qu’ils surprennent toujours, dans l’excellence comme dans le laisser-aller. Et vous pouvez me faire confiance, je les connais bien, et depuis longtemps.
– Et on y va comment, compañero organizador ? Parce que c’est loin d’ici, Barcelone, je ne sais pas si vous savez.
– Six cent kilomètres environ… Une paille avec cette voiture que vous conduisez si délicatement que « Durruti » y pique des siestes de légende…
– Parce qu’on amène aussi « Durruti » ?
– Comment pourrait-on aller à Barcelone sans « Durruti ». Je vais même lui confectionner un foulard noir et rouge pour l’occasion. Quant aux frais, je me charge de tout. Je sais que la jeunesse est désargentée. Au fait, la voiture, elle est à vous ?
– Non, à mon père, mais je ne l’en prive pas, il est mort. J’en ai héritée.
– Ah ! pardon…
– Pardon de quoi ?
– D’avoir éveillé une douleur, éventuellement…
– Tranquille, compañero Diego, on a les parents qu’on peut. Entre mon père et moi, il n’y avait pas beaucoup d’atomes crochus.
– Et avec votre mère ?
– Ça, c’est différent. C’est la femme que j’admire le plus. Après Louise Michel, bien sûr, qui, elle, fut assez maline pour ne jamais se marier. Mais bon, à chacun sa vie.
– Et la vôtre ?
– Ça va, merci. Bon, alors on part quand ?
– Deux jours avant, le 20 par exemple, histoire de flâner un peu, et si le paysage s’y prête, je vous raconterai la bataille de l’Èbre, où j’eus l’occasion de comprendre, en octobre 1938, que la réputation des staliniens en matière militaire était décidément surfaite. Mais c’est une longue histoire…
Le dernier verre fut de connivence. « Durruti », sûrement content de faire la route, paressait aux pieds de Laure. La soirée était belle, étoilée, douce. Diego se dit qu’il avait décidément le béguin pour cette femme aussi libre que l’air, mais plus l’âge pour le lui dire. Et il pensa que c’était dommage.
Au jour dit, le 20 juillet, dans la douceur de l’aube, le trio se mit en route. « Durruti » avait son foulard, Diego ses doutes sur ce qu’il allait voir à Barcelone et Laure cette curiosité qui l’habitait pour les êtres qu’elle jugeait d’exception. La route fut longue, mais bercée des récits et anecdotes dont Diego était friand sur ce temps où de quichottesques combattants d’une guerre sociale perdue d’avoir été trahie ne cessèrent jamais de croire que le bref été de l’anarchie qu’ils avaient vécu fut, même dans la défaite, les prisons et l’exil de l’après, le plus beau moment de leur vie. Au soir du premier jour, le trio fit halte dans une auberge de campagne du côté de Tarragone.
Le lendemain, Diego et Laure s’accordèrent le temps d’apprécier le copieux petit-déjeuner de l’auberge. Ils arrivèrent tôt à Barcelone, assez tôt pour faire une grande virée dans une ville bariolée et vivante où, du côté des Ramblas et du Barrio chino, nombreux étaient les drapeaux noir et rouge aux fenêtres et les affiches annonçant le programme des festivités libertaires dont les deux lieux centraux étaient le Salon Diana, un théâtre de la centrale rue San Pau, et le Parc Güell, limitrophe de Gracia. Diego, en terrain connu, et Laure, qui avait prévu une sorte de corde tressée pour éviter que « Durruti » ne fût victime d’un accident de la circulation, firent un crochet jusqu’au Syndicat des spectacles de la CNT, rue Escudillers, pour savoir si des lieux d’hébergement étaient prévus. Ils l’étaient, mais ça débordait. Les visiteurs étaient plus nombreux que prévu. On en compta un demi-million.
C’est au son de sa voix que j’ai reconnu Diego, une voix posée mais sonore, à l’élocution déliée et au ton sarcastique. « Ainsi – disait-il à la jeune camarade préposée à l’indigne tâche de renseigner les visiteurs de passage sur les endroits de repos –, quand l’anarchie fait recette chez les jeunes, il n’y a plus de place pour les vieux que sur un banc, et encore… »
Je suis sorti de mon studio d’enregistrement où, avec des amis italiens, je travaillais à monter des témoignages de compañeros sur la révolution espagnole. Il n’avait pas tellement changé le bougre, le guérillero de légende d’un après-guerre de féroce répression. Je l’avais connu en Mai 68, la presque soixantaine alerte, dans la cour de la Sorbonne, tenant merveilleusement tête à quelques gauchistes de la dernière averse qui, léninistes en diable, ne rêvaient que de construire le « parti révolutionnaire ».
– Mais c’est déjà fait, jeunes gens, il y en a pléthore ; ce qu’il convient, désormais, c’est de les déconstruire pour que les énergies combattantes se libèrent et se conjuguent enfin.
Plus tard, je l’avais suivi à Nantes – terre fertile en têtes dures –, où il résidait et dont il m’avait vanté les exploits du désormais célèbre Conseil de Nantes, où il s’était improvisé stratège, ce qu’il était de fait. La dernière fois que nous nous étions vus, dans la foule d’une assemblée générale enflammée, son intervention avait été acclamée. « Il nous faut des armes », avait-il dit. Comme en juillet 1936. Sans y croire vraiment, mais avec la conviction qu’en ces jours l’Histoire reprenait sens.
Et encore plus tard, lors d’un séjour sur la côte basque, où je savais qu’il s’était installé avec sa compagne, et où j’avais en tête de le faire parler de sa vie aventureuse, proposition qu’il avait déclinée en prétextant qu’il rédigeait déjà ses mémoires. « Ça ferait double emploi, m’a-t-il dit. Après tout, je ne suis pas un personnage historique, juste un témoin – et de seconde main. »
Et voilà qu’il était devant moi, Diego Ventura, accompagné d’une jeune femme tenant en laisse un chien portant foulard rouge et noir.
– Alors, Diego, te voilà revenu aux sources ? Je croyais que la tierra chica [2] n’avait plus d’intérêt pour toi, que le monde était vaste, que, ressassés, les souvenirs rétrécissaient l’horizon. Au fait, tes mémoires, tu les as terminées ?
Le chien, visiblement contrarié par mon intervention, me fixa en aboyant.
– Holà, compañero, procédons par ordre, coupa Diego. D’abord, je te présente « Durruti », qui suivit ma trace un jour où j’avais le cœur à marée basse et qui ne m’a jamais quitté depuis. Et Laure, ma Rossinante, ma lumière intérieure, Laure et son rire gargantuesque, un rire à faire tomber les murailles…
– Rossinante ou Dulcinée ?
– Rossinante, bordel, la seule compagne de Don Quichotte. Celle qui le transporte dans ses rêves. L’autre n’est pas seulement une « vision », comme disent les exégètes, c’est une pétasse. Quant à mes mémoires, l’ami, elles sont toujours en cours. Je suis ici pour en écrire le dernier chapitre. Au fait, tu ne saurais pas qui pourraient nous héberger pendant ces jours de festivités libertaires annoncées ?
– Il y a un lit et un divan où je crèche. Ils sont à vous. C’est vers Gracia, pas loin du Parc Güell.
– Sans te chasser ?
– Si, mais j’irais dormir ailleurs. Ici, par exemple, j’y ai un divan réservé. En primera linea de fuego [3].
Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre pour une accolade qui mêla nos émotions réciproques. « Durruti » sembla approuver nos débordements. Particulièrement quand je fis la bise à Laure, dont j’avais du mal à admettre, par ailleurs, que le si perspicace Diego ait pu l’assimiler à Rossinante. Sûrement son penchant pour les bêtes, nos semblables en misère.
La soirée s’acheva Plaza Real dans un restaurant populaire dont j’étais un habitué.
– Alors, compañero, tu me dis quoi de Barcelone, ça bouge ?
– Pour bouger, ça bouge, mais dans tous les sens, sans boussole. Entre toi et la jeunesse, il manque deux générations. Le passage de relais est difficile entre peques y abuelos [4].
– Et tu comptes t’y installer dans cette ville des prodiges ?
– Non, Diego, je suis, moi aussi, un exilé, par procuration et à l’envers, un exilé d’un autre type, en somme. De l’âme, peut-être. C’est con à dire à un dur à cuire dans ton genre, mais Paris me manque d’autant que, même si je suis bilingue, c’est en français que je pense. Ici, tu as raison, ce n’est pas votre Espagne, mais ce n’est pas non plus la mienne. Mon imaginaire, celui que vous m’avez transmis, ne la reconnaît pas. Et toi, comment tu vois les choses ?
– Je ne les vois pas. Je crois que nous sommes entrés dans un autre temps historique où la CNT n’a plus sa place.
– Pourtant elle progresse, elle se développe, tu peux me croire, d’autant que je ne suis pas de ceux qui se bercent d’illusions…
– Oui, mais sur quelles bases ? C’est toute la question. Une CNT sans prolétaires conscients, c’est une coquille vide. À vrai dire, je n’ai pas de réponses, j’ai des doutes en pagaille. Cette Espagne, mais aussi ce monde me deviennent incompréhensibles. Question d’âge, probablement…
– Tu as de beaux restes, Diego, et de belles histoires à raconter aux jeunes femmes. Peut-être à moi aussi, d’ailleurs. Alors, on le fait quand cet entretien dont nous avons parlé il y a longtemps déjà…
– Les occasions perdues, l’ami, ne se rattrapent jamais, mais au fond ce n’est pas grave ; tu en sais assez sur moi pour raconter mon histoire, en en rajoutant un peu si nécessaire. Tous les anciens combattants le font, d’ailleurs. Par avance, ma confiance t’est acquise, et ma bénédiction aussi.
– Et toi, Laure, tu fais quoi dans l’existence.
– Des rencontres, et parfois bien surprenantes, comme ce type d’un autre âge qui vit dans un monde de fantômes et déteste Dulcinée. Pour le reste, je me le demande, mais je ne désespère pas de trouver. Avec son aide, et peut-être la tienne. Et si on chantait A las barricadas, compañeros ?
Ce qui fut fait, et bien fait puisque plusieurs tablées de la Plaza Real reprirent le vieux chant anarchiste de la Confédération, en faisant la fête à « Durruti » – qui aboyait de table en table.
Rentré de Barcelone, Diego m’écrivit un de ses messages dont il avait le secret : « Compañero, Rossinante est revenue conquise, “Durruti” épuisé et moi dubitatif. Il n’est pas sûr que la révolution soit une fête, et encore moins qu’elle soit encore réellement désirée. Cela dit, Barcelone était belle en noir et rouge et riches furent nos nombreuses rencontres et discussions. » Puis plus rien jusqu’à ce que, trois ans plus tard, Laure m’écrive, à son tour, pour m’apprendre que Diego Ventura était mort à Bogota au printemps 1980. Un an et demi avant, il avait vendu sa masure des environs des ruines du château à quelque touriste de passage en quête de dépaysement et décidé de s’offrir un dernier voyage au pays de García Marquez où de jeunes amis, éblouis par son encyclopédisme et son attrait pour les révolutions, l’avaient adopté. C’est du moins, me disait-elle, ce qu’il écrivait dans les cartes postales colorées qu’il lui envoyait de cette contrée des solitudes, en la priant toujours de saluer « Durruti », dont elle avait hérité et qui, me disait-elle, se faisait vieux, mais se portait bien.
Sa lettre se terminait ainsi :
« Nous sommes quelques riverains des sources rares dont le secret importe plus que tout. Nous sommes quelques connivents à avoir su rompre le temps comme on brise le pain. Les visages sont toujours fascinants quand il y a quelque chose à lire dessus. C’était le cas de celui Diego. Il m’a fallu le lire beaucoup avant d’entrer dans son univers de vieux-castillan rompu aux espérances, aux ruses et aux trahisons de l’Histoire, cette putain fardée qui n’en fait qu’à sa tête. Je sais qu’on ne sauve presque rien d’un être qu’on a aimé, mais on persiste à résister à l’anéantissement de la mémoire. Car on sait que la vie est faite de projets sans suite et de regrets éternels.
Je sais que ce fut un homme couleur d’audace qui jamais ne s’enfonça dans l’inexcusable, même au temps du combat, quand l’ennemi n’est qu’une bête à abattre. La “morale anarchiste”, disait Diego, oblige : “Elle apprend qu’il y a des assauts qu’il est toujours préférable de ne pas donner si l’on veut préserver – et il le faut – sa dignité d’être humain.”
Il m’aura beaucoup appris. »
Freddy GOMEZ
Notes
[1] « Que se passe-t-il, mec : le rire de “Roci” te dérange ? Tu préfères les aboiements de “Durruti” ? »
[2] « La petite patrie ».
[3] « En première ligne du front ».
[4] « Les mômes et les grands-pères. »
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