23 juillet 2024 par Emma Bougerol
À Bordeaux, un lieu unique permet aux livreurs à vélo de se protéger du froid ou de la pluie, de recharger leur téléphone et de prendre soin d’eux. Cet espace commun voit aussi naître la solidarité et les revendications collectives.
Publié dans Alternatives
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« Le travail le plus dur en France, c’est la livraison. » Accoudé à une table de la Maison des livreurs de Bordeaux, l’homme secoue sa tête, encore coiffée de son casque de moto. « À quel moment la livraison marche le mieux ? Quand personne ne veut être dehors. Quand il pleut, quand c’est la canicule, quand il fait froid… Parfois, on n’arrive même plus à fermer nos sacs tant nos mains sont gelées », mime-t-il avec le bout de ses doigts sur sa sacoche en bandoulière.
Désormais, les livreurs bordelais disposent d’un lieu pour se réchauffer ou se reposer, poser leur imposant sac cubique, charger la batterie de leur téléphones et des vélos, ou juste passer du temps ensemble. L’homme au casque, assis dans la cuisine, s’appelle Youssouf Kamara. Il est président de l’association Amal, pour Association de mobilisation et d’accompagnement des livreurs. « Amal, ça veut aussi dire espoir [en arabe] », précise-t-il.
L’organisation de coursiers a pour but de défendre les droits de ces travailleurs. Elle est partenaire de la Maison des livreurs et a participé à sa création, avec Médecins du monde. Ce lieu, situé à deux pas de la gare de Bordeaux et à quelques coups de pédales du centre-ville, accueille depuis février 2023 des travailleurs ubérisés en quête d’un peu de répit. Il leur permet aussi de se rencontrer puis de s’organiser pour porter leurs revendications, notamment grâce à Amal.
Prévention routière et droit des étrangers
« L’ambition, c’était de proposer un lieu ressource bien situé, qui ouvre à des heures intéressantes pour les livreurs. C’est un lieu de pause, de réparation, d’accompagnement médical et social », tente de résumer Jonathan L’Utile Chevallier. Le coordinateur de la Maison des livreurs, seul salarié de la structure, énumère les missions et les projets construits autour du lieu : prévention routière, accès au numérique, droit des étrangers… Mais, avant tout, le message aux travailleurs est simple : « On prend soin de vous », lance le salarié.
En ce début de mercredi après-midi, la cuisine, de l’autre côté du mur de son bureau, commence à se remplir. Un homme frappe à la porte attenante : « Il reste du sucre ? » Jonathan L’Utile Chevallier va voir. « Bah non, il n’y en a plus. En même temps vous en finissez un kilo par semaine ! », rit-il.
Pas étonnant, vu que la Maison compte désormais près de 250 adhérents – le statut d’adhérent est nécessaire pour profiter du lieu. La croissance rapide semble dépasser même son coordinateur. « Rien que ce mois, on a eu 50 inscriptions en plus. On n’est pas loin de la masse critique », alerte le salarié.
« On est à environ 70 personnes par jour qui passent. » 70, c’est aussi le nombre de mètres carrés des locaux. « Ça fait un mètre carré par personne… C’est une boîte de nuit, quoi », ironise Jonathan l’Utile Chevallier. Le sourire parti de son visage, il poursuit : « L’hiver dernier, c’était déjà compliqué alors qu’on n’avait que 150 adhérents. Alors avec 100 de plus… » Le seul espoir serait de récupérer le bâtiment mitoyen. La demande a été faite à la mairie, sans date ni réponse définitive pour l’instant.
Si la Maison des livreurs ne désemplit pas, c’est qu’elle répond à un fort besoin de la part des travailleurs des plateformes. Slimane, 27 ans, vient de poser sa trottinette électrique et son imposant sac à bandoulière – « Ça renverse moins les boissons que sur le dos », glisse-t-il.
Il s’installe dans le canapé de la salle commune. Il est venu pour la première fois il y a deux semaines. « Je connaissais avant, mais je n’osais pas venir. Les gens sont sympas, ça va, on ne m’a pas mangé en fait, s’amuse le jeune homme. Je viens surtout pour me renseigner sur les assurances, sur ce que j’ai le droit de faire ou pas. »
Sur les murs autour de lui, des affiches donnent des informations sur les droits des livreurs en cas d’accident de la route, sur des cours de langue, où aller se soigner, ou encore sur comment obtenir des documents d’autoentrepreneurs. Sur la table, les tracts de la Maison des livreurs sont écrits en français, anglais et arabe.
Dans la pièce commune, une partie de baby-foot se dispute, les sacs Deliveroo cachés sous la table où les petits joueurs s’agitent. Dans un coin, un homme au t-shirt turquoise fixe un écran d’ordinateur où passe un documentaire sur Lionel Messi. Dans la cuisine, un petit groupe discute, des tasses de café bien fort (et sans sucre) à la main. Les fenêtres sont grandes ouvertes pour profiter du beau temps. Les passants ou les livreurs qui descendent de vélo y jettent un œil pour examiner les occupants.
Accidents et accès aux soins difficile
À la Maison des livreurs, les trois quarts des personnes ont moins de 35 ans. « Ce sont des travailleurs très très abîmés, très très jeunes », déplore Jonathan L’Utile Chevallier. Il avertit non seulement sur les risques d’accident, mais aussi sur l’exposition quotidienne à la pollution, un « scandale sanitaire » ignoré selon lui. Il explique aussi que certains vivent à la rue ou en squat, parfois en foyer. Les mieux lotis sont en colocation. « Il n’y a quasiment pas de location individuelle, souligne le coordinateur. Ce qui fait une grosse différence sur les conditions de vie, c’est le fait d’avoir des papiers ou pas. »
Selon Youssouf Kamara, président de l’association Amal, une grande majorité des livreurs sont sans-papiers. Cela pose des problèmes notamment lorsqu’ils ont un accident de la route. « Le mieux, c’est presque d’avoir un accident tout seul. Quand un livreur se fait renverser, le premier à prendre la fuite, c’est lui, de peur que la police arrive », déplore-t-il. L’accès aux soins est d’ailleurs parfois très difficile pour ces travailleurs.
« On ne s’attendait pas à être considérés et entendus »
C’est pour cette raison que l’équipe mobile santé-précarité du CHU de Bordeaux est là cet après-midi. La petite équipe vient toutes les deux semaines. D’autres permanences ont lieu entre temps, assurées tour à tour par Médecins du monde et la maison départementale de promotion de la santé.
Ce jour-là, Gaude et Margot font le tour des groupes de livreurs pour demander si tout va bien. En privé, elles s’inquiètent des problèmes qui pourraient être passées sous silence. « L’enjeu, c’est qu’ils se présentent devant nous », exposent-elles au coordinateur du lieu. « C’est peut-être le moment de créer un lien », essaye de se rassurer Margot.
Devant la Maison des livreurs, un homme regarde autour de lui, l’air dérouté par tous ces visages qu’il ne connaît pas. Il tient fort dans sa main un tract, où trône en haut le nom du lieu. « C’est ici ? », demande-t-il à Jonathan en montrant le papier. Il pointe du doigt un autre homme, resté en retrait : « Il a mal au genou. » On lui indique l’entrée du large camion blanc au logo Médecins du monde, garé juste devant le local, où attendent déjà Margot et Gaude.
Lieu prêté par la mairie
À deux pas, Camara, béret casquette et chemise à carreaux, passe dire bonjour à la ronde. « Maintenant, on se connaît tous ici », affirme-t-il. L’ex-livreur Uber est passé ce mercredi pour imprimer un papier, mais impossible de ne pas s’arrêter faire un brin de discute. Il y a pas plus d’un an encore, il ne croyait pas que l’existence d’un tel lieu serait possible.
Lorsque, pour la première fois, Khalifa Koeta – l’un des cofondateurs d’Amal – a évoqué l’idée avec lui, il n’y croyait pas du tout : « En tant que livreur, et en tant que sans papiers, on ne s’attendait pas à être considérés et entendus. Pour nous, nos démarches pour trouver une maison pour les livreurs, ça n’allait pas aboutir à quelque chose. Quand il nous en parlait, je me disais que c’était une perte de temps. » La mairie de Bordeaux lui a donné tort, en donnant un lieu à ce projet. « On n’en finit pas de les remercier pour ce local », complète-t-il.
Pour l’instant, Camara est sans activité. Uber lui a fermé son compte livreur. Il cherche depuis un moyen pour reprendre les livraisons : « Malgré le fait que ça ne bosse pas bien, je vais le faire pour ne pas rester à rien faire. Un vaut mieux que rien. » Quand Camara dit que « ça ne bosse pas bien », il sous-entend que le nombre de missions réduit de mois en mois.
Il montre les personnes autour de lui : « J’ai travaillé pendant plus de trois ans pour Uber, depuis 2020. Ça a beaucoup changé depuis. Vous voyez ? Il y en a beaucoup qui sont là, les téléphones ne sonnent pas. Ça ne travaille pas. Et le peu que l’on travaille, ce n’est pas bien rémunéré. »
Il sort son téléphone pour montrer des captures d’écran envoyées sur la discussion de groupe intitulée « Maison des livreurs ». « Là par exemple… 35 kilomètres pour 16 euros. » Il change d’image, et trace du doigt un trajet de part et d’autre de la Garonne.
« De là jusqu’ici, vous savez combien ça fait ? C’est très long. Pour quatre euros. Il y en a plein comme ça, ça ne finit pas. » Il ouvre une autre image. « Et là, vous allez traverser tout le boulevard pour même pas trois euros. Parfois, il faut le faire quand même. Si tu ne le fais pas, tu n’as rien à faire. »
Entraide
Adossé au camion Médecins du monde, un livreur en veste Deliveroo discute de loin avec un autre qui se fait coiffer sur le trottoir. Il habite loin du centre de Bordeaux, et n’a pas le temps de rentrer chez lui entre les commandes du midi et du soir.
Alors, il vient à la Maison des livreurs pour passer le temps. « On travaille de midi à 15 heures, et puis on reprend à 19 heures jusqu’à parfois 2 heures du matin. Ici, on peut se poser, prendre un café. » Il est 16 heures. Devant la Maison des livreurs, les vélos et les scooters s’alignent et sont serrés pour essayer de ne pas trop déborder sur le reste de la rue. Et encore, disent les habitués, c’est un jour calme.
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En face du travailleur à la veste Deliveroo, dans l’atelier, trois hommes s’affairent autour d’une roue de vélo. Il les pointe du doigt : « Si on casse notre vélo et qu’on va à Décathlon, ils nous disent de venir le récupérer dans deux semaines. Si on va chez un réparateur le matin, il nous dit de revenir le soir. Mais on ne peut pas se permettre de perdre une journée. Ici, au moins, on en a pour 15 minutes et c’est bon. » Ce sont des livreurs qui ont de bonnes connaissances en réparation de cycles qui aident les autres avec leur matériel.
Dans l’atelier, la roue sur laquelle les trois réparateurs du jour s’affairaient finit par exploser. Il faut changer la chambre à air. Pendant de ses collègues s’y attaquent, Mohamed les observe. « On se sent chez nous ici, dit-il en montrant le local. Je suis Malien, lui, il est Guinéen et lui, Sénégalais. Un Guinéen qui répare mon vélo, pour moi, c’est ça la solidarité. »
Emma Bougerol
Photo de une : La Maison des livreurs, à Bordeaux/©Emma Bougerol
https://basta.media/maison-des-livreurs-un-peu-de-repit-pour-travailleurs-plateformes-Uber-Deliveroo
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