Circulez, vous êtes filmés

Le souffle de l’infox

Circulez, vous êtes filmés

● Critique● Littérature● Société● urbanisme

Alors que l’espace urbain devrait être une zone de liberté pour le citoyen, les aménagements publics visent de plus en plus souvent à restreindre ses mouvements, depuis les blocs de béton bloquant les véhicules jusqu’aux plans d’eau pensés pour éviter les regroupements de manifestants. Plus inquiétant, de nouveaux dispositifs de surveillance massifs recourant à l’intelligence artificielle menacent les libertés publiques, hors cadre légal. Pour réaliser son enquête publiée sous le titre Circulez, la ville sous surveillance, le journaliste Thomas Jusquiame s’est fait embaucher par l’une des sociétés qui propose aux municipalités des logiciels de surveillance de leur population.

Si notre Constitution affirme que tous les citoyens sont libres et égaux, il semblerait que dans l’espace urbain tous n’aient pas les mêmes droits. Certains sont même considérés comme indésirables : les sans-abris (éjectés de Paris avant les Jeux Olympiques), les prostituées et les manifestants sont par exemple souvent entravés dans leur liberté de circuler, ou au contraire empêchés de se poser.

Depuis plusieurs décennies, gouvernements et collectivités locales se livrent en effet à une surenchère sécuritaire qui s’exprime d’abord dans une évolution de l’urbanisme régie par une règle implicite : le passant est incité à consommer ou à circuler. Chacun peut constater, quelle que soit la ville qu’il habite, qu’il est devenu difficile de passer du temps confortablement assis pendant des heures dans l’espace public. Les bancs sont peu à peu remplacés par des mobiliers hauts sur lesquels on se repose debout. Les espaces sur lesquels les sans-abris pouvaient s’allonger sont recouverts de grilles ou de picots. Les espaces ombragés sont proscrits, malgré les étés de plus en plus caniculaires. La même logique est à l’œuvre dans la conception des stades, désormais pensés pour empêcher la circulation entre les différentes zones et permettre une surveillance de tous les spectateurs.

Obsession sécuritaire

La volonté affichée par les pouvoirs publics est de lutter contre les incivilités, la criminalité et le terrorisme. Les associations de défense des libertés publiques qui luttent contre ces dispositifs n’y peuvent rien : malgré tous les efforts, ils n’impriment pas l’opinion publique, qui désavoue la maxime attribuée à Benjamin Franklin selon laquelle « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ». 

La répression du mouvement des gilets jaunes a même considérablement accéléré le mouvement. « La logique appliquée n’est plus de savoir comment mieux défendre la ville, mais comment la rendre plus offensive face aux individus qu’elle considère menaçants ou indésirables » considère Thomas Jusquiame dans son enquête : Circulez, la ville sous surveillance, publiée aux éditions Marchialy.

Il constate que la surenchère politique ne se borne pas à l’urbanisme : elle s’exprime aussi dans une effervescence législative qui grignote peu à peu les libertés publiques. La loi « Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme » de 2017 a par exemple autorisé plusieurs dispositifs autrefois réservés à l’état d’urgence. D’abord temporaire, la loi a été renouvelée six fois avant d’être ancrée dans le droit commun. Plus récemment, c’est une loi du 25 mai 2021 qui autorise la surveillance de la population à l’aide de drones.

Le concept de « prévention situationnelle » prévaut aujourd’hui, forgé par l’intuition d’une part qu’en agissant sur l’espace urbain il devient possible de réduire la criminalité, et d’autre part que la population dans son ensemble doit être mise sous surveillance par le déploiement massif de caméras. Cette doctrine a contaminé toute la France : aujourd’hui la quasi-totalité des communes en zones urbaines en est équipée.

Vidéosurveillance

Les premières caméras de surveillance vidéo sont installées en 1949 (l’année de parution du 1984 de George Orwell, rappelle malicieusement Thomas Jusquiame). Elles prolifèrent à partir des années 1980 dès lors que l’enregistrement des images devient possible, malgré les nombreuses études démontrant leur absence d’impact sur l’insécurité ou sur l’identification des auteurs d’infractions. La plus récente des études recensées par l’auteur, menée par le Centre de recherche de l’École des Officiers de la Gendarmerie nationale, révèle ainsi un taux d’élucidation des enquêtes grâce à la vidéo de 1,1 %.

Les raisons de l’inefficacité de la vidéosurveillance sont nombreuses. La quantité faramineuse d’images prises sur le vif rend en fait la surveillance impossible : il a été calculé que les opérateurs parviennent à voir environ 4% des caméras disponibles. De plus, les délinquants repèrent en général ces caméras et se déportent de quelques mètres pour se rendre invisibles. Enfin, il est souvent difficile d’utiliser les images a posteriori en raison de phénomènes de masquage, d’orientation des caméras ou de résolution trop faible.

Pourtant, les habitants des villes sont aujourd’hui filmés à leur insu à chaque instant de la journée. Malgré le coût affolant de ces technologies (20 000 euros en moyenne par caméra, sans compter le salaire des agents de surveillance), ces technologies ne sont jamais remises en question. Si la Cour des comptes a pu s’interroger en 2021 sur un contrat de plus de 343 millions d’euros pour un projet d’équipement destiné à la Préfecture de police de Paris, le sujet n’a jamais été porté au niveau du grand public par les médias.

Plus inquiétant : cette surveillance s’opère aujourd’hui en dehors de tout cadre légal avec l’utilisation d’algorithmes d’intelligence artificielle pour en interpréter les images. Le media Disclose a ainsi révélé en 2023 que la police nationale et plus d’une centaine de polices municipales utilisent depuis 2015 un logiciel israélien (Briefcam) qui permet la reconnaissance faciale des citoyens français (une pratique interdite), sans aucun contrôle. Ces révélations n’ont rien changé aux usages dénoncés, au contraire : on estime aujourd’hui qu’environ 150 projets expérimentaux de vidéosurveillance algorithmique sont toujours menés en France par des collectivités.

Le recours à l’IA

Pas moins d’une cinquantaine d’entreprises (la plupart étrangères, sans réglementation particulière sur ce point très sensible) travaillent aujourd’hui avec les villes, mais aussi les bailleurs sociaux, les chaînes de fast-foods… pour leur proposer des solutions rarement conformes aux législations nationales. Comment fonctionnent ces logiciels ? Quelles sont les conséquences de leur utilisation sur la liberté de circulation ? Comment les images sont-elles exploitées ? Où sont-elles stockées ? L’anonymat des passants est-il respecté ? Ces questions restent en suspens.

Pour comprendre, Thomas Jusquiame s’est fait recruter comme commercial par l’une de ces sociétés dont l’algorithme branché aux caméras urbaines permet de « détecter des situations », c’est-à-dire des comportements jugés comme « anormaux » selon les critères imaginés par cette société. Il participe à la prospection auprès de collectivités, et constate que le respect de la loi et la question des libertés publiques n’est jamais abordé. Certains logiciels proposent par exemple la détection de plaques d’immatriculation et la reconnaissance faciale, ce qui inciterait à exploiter des bases de données de photographies de visages des citoyens. Thomas Jusquiame constate aussi des techniques de contrôle de la population de plus en plus intrusives. A Toulouse et au Cannet par exemple, la police municipale interpelle les passants via des haut-parleurs disposés dans l’espace public.

Si la CNIL s’est érigée contre ces pratiques, elle affronte aujourd’hui des lobbies puissants sur le sujet et semble être en passe de perdre la bataille. Ses dernières recommandations ont été largement contournées au prétexte de l’imminence des Jeux Olympiques de Paris, ce qui a créé une nouvelle situation d’exception. Des techniques de vidéosurveillance algorithmiques ont été testées en mars dernier lors d’un concert de Depeche Mode à Bercy ainsi qu’au Stade de France lors d’un match de football OM-PSG. Interdites par le droit commun, elles sont provisoirement autorisées jusqu’au 31 mars 2025. Comme toute loi d’exception, il est à craindre que les nouveaux usages s’installent de façon permanente tant “surveiller et punir” semble être devenu le nouveau mot d’ordre des États modernes, selon les mots de Michel Foucault repris par Thomas Jusquiame. Ces nouvelles pratiques ne sont bornées par aucun contre-pouvoir. Elles n’ont ouvert, pour l’instant, aucun débat démocratique.

Circulez, La ville sous surveillance, de Thomas Jusquiame. Éditions Marchialy, 256 pages, 20 euros.

Crédits photo/illustration en haut de page :
Diane Lataste

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