Au temps du conseillisme

Histoire

Avant même la fin de la première guerre mondiale, des conseils d’ouvriers se forment un peu partout en Europe avec la volonté de casser les structures du pouvoir et de permettre aux travailleurs de défendre leurs intérêts. En Allemagne comme en Autriche, leur pression oblige gouvernements et patronat à faire d’importantes concessions. Mais l’institutionnalisation du « dialogue social » va contribuer à les neutraliser.

par Jean-Numa Ducange

 

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John Heartfield. — Couverture du livre « Deutschland, Deutschland über alles » (L’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout), de Kurt Tucholsky, Berlin, 1929 © ADAGP, Paris, 2023

Bureaucratie, étouffement, voire répression de la liberté d’expression. Dans le langage courant, on emploie souvent l’adjectif « soviétique » pour renvoyer à l’histoire de l’URSS dans ce qu’elle a de moins reluisant… Pourtant, les soviets (dont la signification initiale en russe désigne le « conseil ouvrier ») constituent la base d’une expérience démocratique d’une tout autre nature. Officiellement aux fondements du régime politique né en 1917 en Russie, ces conseils ouvriers ont aussi connu des développements importants dans d’autres pays, tout particulièrement en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Y revenir permet de comprendre à la fois la violence de la contre-révolution au début des années 1930 et l’émergence du fameux « modèle social » allemand. Des livres d’histoire les plus savants aux ouvrages de vulgarisation en passant par les manuels scolaires, le « mouvement des conseils » (Rätebewegung en allemand) a presque disparu.

Berlin, Vienne, Budapest, Munich, Leipzig, Graz, mais aussi Prague, Varsovie et d’autres villes de taille bien plus modeste : à partir de 1917, une vague révolutionnaire de grande ampleur s’abat sur toute la Mitteleuropa. Dans cette Europe centrale frontalière de l’espace historique de l’Empire russe apparaît un puissant mouvement de conseils d’ouvriers et de soldats, indissociable des multiples insurrections et mutineries qui s’observent alors. L’Empire austro-hongrois connaît en janvier 1918 une grève générale d’une ampleur considérable. Quelques mois plus tard, des républiques y sont proclamées, ainsi qu’en Allemagne. En novembre 1918, écœurée par les horreurs de la guerre et influencée par la révolution bolchevique venue de Petrograd, une partie importante de la population veut aller plus loin. Une des principales traductions de cette radicalisation est l’apparition et le développement spectaculaire de ces conseils. À Budapest, le pouvoir est même exercé pendant quelques semaines par un gouvernement « soviétique » sous la houlette de Béla Kun, férocement réprimé par des forces contre-révolutionnaires venues notamment de Roumanie (1).

Ces conseils viennent authentiquement « d’en bas ». À l’origine, il s’agit d’un mouvement exprimant les aspirations collectives de soldats (sur le front, en cours de rapatriement ou revenus chez eux) et d’ouvriers (principalement des grandes usines). Tous élisent spontanément des délégués qui doivent les représenter et défendre leurs intérêts. Leurs motivations sont variées, et avant tout matérielles. Dans certains cas, ces conseils remplissent des fonctions élémentaires que des États en pleine décomposition ne peuvent plus assurer : ravitaillement, attribution de logements, et de manière générale toute une série de tâches touchant à la vie quotidienne. De facto, ils constituent un nouveau pouvoir. Au niveau politique, on aurait tort d’y voir uniquement des foyers de contestation et de « rouges ». Dans les comités de soldats, on trouve toutes les sensibilités politiques. Un certain Adolf Hitler — qui taira cet engagement dans les passages autobiographiques de Mein Kampf — fut délégué suppléant d’un comité.

Serait-on alors en présence d’un « mouvement civique », pour reprendre l’expression de l’Oxford Handbook of Weimar History (2) ? Plusieurs études récentes ont plutôt montré leur portée éminemment politique. Animés par des militants chevronnés ou de jeunes activistes sans expérience antérieure, les conseils constituent l’embryon d’une nouvelle force visant à se substituer au parlementarisme — ou au moins à le corriger fortement. En 1918-1919, les situations de double pouvoir se multiplient dans de nombreuses villes : de Lübeck à Brême, de Rostock à Francfort, partout des manifestations et soulèvements entraînent la contestation des autorités civiles et militaires, qui sont parfois purement et simplement destituées. Hôtels de ville, gares, sièges du commandement militaire, rédactions des journaux : des lieux stratégiques et symboliques sont occupés par les comités.

Un des épisodes les plus connus de cette séquence est la fondation, par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, du Parti communiste d’Allemagne (KPD), le 1er janvier 1919. La nouvelle organisation veut instaurer un pouvoir soviétique. Pourtant « Karl et Rosa » n’ont pu se faire élire au grand congrès des conseils en décembre 1918 à Berlin : la majorité est largement contrôlée par la social-démocratie… Et le jeune Parti communiste est travaillé par des tendances contradictoires. Certains veulent en découdre, proposant le boycott des élections au Parlement (3). Pour les plus radicaux, le binôme parti-syndicat doit être dépassé : place à la démocratie à la base avec les conseils ouvriers.

L’écrasement du mouvement d’extrême gauche des spartakistes, le 15 janvier 1919, ne met pas fin à ces aspirations. Au moins jusqu’au début de l’année 1922, la persistance des conseils entretient la flamme révolutionnaire. On ne saurait dissocier ces aspirations d’une situation sociale explosive touchant des franges importantes de la classe ouvrière industrielle. Une partie de celle-ci pense en effet que l’utopie socialiste peut désormais devenir une réalité concrète. Plusieurs organisations naissent, refusant les partis politiques traditionnels et surtout les syndicats. Elles entendent promouvoir le principe d’une démocratie strictement ouvrière et « de classe » (les classes dominantes perdant, par exemple, tout droit de vote), fondée sur les conseils dans les entreprises. Ces conseillistes, que Lénine stigmatisera comme « gauchistes » (c’est là l’origine de ce terme voué à une grande fortune au XXe siècle), représentent en 1919-1920 la sensibilité d’une partie du monde ouvrier radicalisé, à l’image du KAPD (scission du KPD, le « A » voulant dire Arbeiter : ouvrier). Ces jeunes prolétaires, souvent traumatisés par l’expérience de la guerre, envisagent la sortie de cette dernière comme une occasion historique de se débarrasser des conflits armés et de toute forme d’exploitation. Ils stigmatisent les « bonzes » syndicaux et sociaux-démocrates — souvent bien plus âgés qu’eux — et veulent mettre à bas le vieux monde. Ils regardent initialement vers la jeune Russie soviétique avant de s’en détourner. Leur vision quasiment apocalyptique de la situation sociale et politique comme leur refus de prendre en compte la réalité d’une social-démocratie encore massivement implantée dans le monde ouvrier les entraîneront rapidement dans une spirale de déclin. Mais ce « gauchisme », à la différence d’autres périodes historiques, correspond à une véritable dynamique sociale et politique.

En Autriche, la configuration est différente. Le conseillisme y a eu un autre caractère, et le Parti communiste n’a jamais été très influent. Ici, c’est au sein même de la social-démocratie que des tendances favorables à l’extension des prérogatives des conseils ouvriers s’expriment. Comme le rappelle l’historien autrichien Hans Hautmann, « au sein du mouvement des conseils, l’Autriche se distingue par le fait que les conseils y ont existé plus longtemps et ont pu, grâce à une base solide, intervenir activement dans les questions économiques et sociales (4)  ». Jusqu’en 1924, ils demeurent en effet une réalité vivante. Une figure comme Max Adler — membre de l’aile gauche de la social-démocratie — propose toute une réflexion sur l’articulation entre démocratie des conseils et démocratie parlementaire : la seconde serait étroitement contrôlée par la première pour éviter les dérives oligarchiques des démocraties « bourgeoises » (5).

Bref, limiter ou non le pouvoir desdits conseils était alors un enjeu et une bataille de premier ordre. Au moment où le débat fait rage, un nombre record d’acquis sociaux est obtenu en quelques mois. D’avril à août 1919, alors que la Bavière connaît une éphémère République des conseils et que la Hongrie bascule dans le camp de la Russie soviétique, l’Autriche adopte de nombreuses lois : reconnaissance des conseils ouvriers comme conseils d’entreprise, adoption des premiers congés payés, ou encore une « loi sur les châteaux » (Schlössergesetz) confisquant les biens des Habsbourg pour les redistribuer aux victimes de guerre et aux plus pauvres. C’est alors la législation sociale la plus avancée de l’Europe occidentale. Sans la vague des conseils, elle aurait été inenvisageable. Une partie des élites autrichiennes (entre autres…) se tournera vers l’extrême droite nationaliste pour écraser ces concessions jugées inacceptables.

Comment expliquer qu’une culture de consensus ait fini par prévaloir dans les relations sociales en Allemagne tout comme en Autriche avec le fameux « partenariat social » (Sozialpartnerschaft) ? Si, dans les années 1920 et jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir, des militants de l’aile gauche tentent de réactiver l’esprit de 1918-1919, les conseils ouvriers finissent par être vidés de leur contenu. Très vite, la social-démocratie met tout en œuvre pour marginaliser les courants radicaux et appuyer la transformation de ces conseils en des comités d’entreprise au service de ce que nous appellerions aujourd’hui le « dialogue social » (6). Syndicats de sensibilité sociale-démocrate et représentants patronaux s’accordent pour faire face au « péril rouge » qui se développe sous leurs yeux. En Allemagne, quelques jours après l’armistice, et alors que le pays voit fleurir des conseils d’ouvriers et de soldats, sont signés les accords Stinnes-Legien le 15 novembre 1918. Hugo Stinnes, un industriel de la Ruhr, représente alors le patronat, et Carl Legien, membre du Parti social-démocrate (SPD), est le représentant des organisations de travailleurs. Reconnaissant les syndicats comme interlocuteurs, créant des comités paritaires pour régler les différends patronat-salariat, ces accords constituent l’armature juridique et politique d’un modèle visant à canaliser les aspirations « soviétiques » nées à la fin de la Grande Guerre.

Un siècle plus tard, en 2018, ces accords sont célébrés en grande pompe à Berlin par les partenaires sociaux et le gouvernement, en même temps que le centenaire de la République de Weimar. Quant aux expériences conseillistes, elles sont à peine mentionnées, évoquées uniquement à la marge des commémorations officielles.

Jean-Numa Ducange

Professeur d’histoire contemporaine à l’université Rouen Normandie. Auteur de La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme, Armand Colin, Paris, 2022.

(1) « La naissance des premiers partis communistes », Molcer, n° 3, Aulnay-sous-Bois, 2021.

(2) Nadine Rossol et Benjamin Ziemann (sous la dir. de), Oxford University Press, 2022.

(3) Marcel Bois, « “Vous voulez faire de votre radicalisme une position confortable et expéditive”. Les conflits autour de l’héritage de Rosa Luxemburg dans les débuts du KPD », Actuel Marx, vol. 71, n° 1, Paris, 2022.

(4) « Le moment des soviets », entretien accordé à la revue en ligne Période, 9 octobre 2017.

(5) Lire « Vienne la Rouge », Le Monde diplomatique, mai 2022.

(6) Lire Sophie Béroud et Martin Thibault, « Du dialogue social à l’épreuve de force », Le Monde diplomatique, avril 2023.

https://www.monde-diplomatique.fr/2023/05/DUCANGE/65769

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