Un sursaut pour un sursis

Législatives, fascisation et retour de la gauche
Un petit point d’étape

paru dans lundimatin#436, le 9 juillet 2024

Au lendemain de ce 2d tour des législatives, un constat s’impose : la situation est politiquement quantique. On peut dire que chaque camp a perdu et gagné à la fois. Ce qui d’une certaine façon ne fait qu’acter le contraire de la conclusion qu’en tirent Gabriel Attal ou Raphaël Glucksmann : l’orbite de gravitation du pouvoir n’est pas passé du Président au Parlement. Le Président vient simplement de crasher le Parlement.

D’un point de vue décisif, on pourrait même dire qu’il ne s’est rigoureusement rien passé. Qui détient aujourd’hui la souveraineté – le pouvoir de décider ? Personne. La situation antérieure a simplement été précipitée et le lieu du pouvoir politique reste pour l’instant vacant. Cela signifie surtout qu’il n’y a plus, entre les âmes des brutes et nous, la médiation institutionnelle et légale. L’institution politique vient de buguer sous nos yeux.

Le parti macronien n’a de fait rien à perdre : son moment est machiavélien, son énergie inertielle. Il a pour dernière vocation la conservation – par tous les moyens – de sa position dans l’appareil gouvernemental. Sa légitimité ne se fonde plus sur son électorat mais sur cette vérité effective : il est là.
Quant aux gauches, des électeurs s’y investissent encore, toute alliance avec le centre les détruirait.
Malgré sa « défaite » l’extrême droite s’offre une retraite apaisée. Exclue du champs des alliances politiques, confortée dans son statut de première et numériquement plus puissante opposition, elle n’a plus qu’à attendre, le temps joue pour elle.
Purgés des Ciottistes, Les Républicains sont mûrs pour une alliance au centre. Et l’on doit au mépris de classe leur conjuration du RN.

Quoiqu’il en soit, la crise des institutions est incandescente, la méga-machine d’État est ensablée, et son action, dans les jours à venir, ne sera ni gouvernementale, ni présidentielle, ni parlementaire : elle sera administrative et, plus profondément, purement et simplement politicienne, soit un fatras de stratagèmes plus ou moins efficaces. Pour le dire autrement, la politique à cette heure n’est pas revenue au Parlement ; elle est retournée réellement à la masse ; et quiconque appréhende sérieusement le présent, sait que “notre sursaut n’est qu’un sursis”. ***

Ces trois dernières semaines, et pour la première fois depuis des décennies, le pays s’est retrouvé face à la possibilité tangible et à la menace bien réelle d’un parlement et d’un gouvernement d’extrême droite. Fascisme ou révolution, nous avons pu mesurer l’état des forces en présences et constater la dispersion des nôtres.

Nous n’avons pas vu de raz-de-marée dans les rues, à peine quelques petites manifestations sauvages. Pas de grandes banderoles aux fenêtres ni d’assemblées populaires dans les théâtres. Comme si toutes les forces qui ont bouillonné ces dernières années restaient paralysées par la sidération ou suspendues par l’espoir électoraliste. Le sentiment pressant que l’histoire s’accélérait se redoublait d’un autre : il risquait finalement de ne rien se passer. Lors de la « grande manifestation » parisienne du 15 juin, les petites mains jaunes ressuscitées de SOS Racisme erraient jusqu’au feu « cortège de tête ».

Il y avait pourtant de quoi être inquiets. Nous connaissions les premières étapes a minima d’une fascisation de l’appareil d’État, elles se claironnaient même sur tous les plateaux de télé. Administration de la xénophobie à coups de charters, harcèlement policier dans les quartiers, droit d’exception pour les étrangers et gestion antiterroriste de tout antifascisme conséquent ; simultanément, les premières « mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance » tombaient pour le JO.

Mais l’événement s’est essentiellement passé sur nos écrans et comme dans tout bon film d’horreur, la peur et l’excitation se chevauchaient.
On s’est accroché à cette campagne éclair comme à une série télé irréelle, avec ses intrigues, ses alliances et ses trahisons, son scénario parfois ubuesque, — Ciotti barricadé seul en son manoir —, ses nouveaux personnages venus sauver le monde — la veste verte de Marine Tondelier —, ses figurants grotesques — les candidats RN et les vidéos virales de leurs hésitations risibles— et surtout, son commentaire live permanent sous la forme d’un brouhaha constant de sondages anxiogènes et de tweets plus ou moins bien trouvés. L’ambiance était bizarre, suffocante et comme suspendue : comme si avant d’agir, il s’agissait d’éviter le pire — et nous pouvons en effet dire que le pire a été évité. M. Bardella ne sera pas premier ministre, en tout cas pas tout de suite. Et si nous ne plaçons aucun espoir dans la gauche parlementaire, affirmer que tout se vaut serait une insulte à toutes celles et ceux qui subissent directement le fascisme dans leur chair et leur corps. Mais faut-il le rappeler ? Non seulement les victoires et les acquis sociaux du Front Populaire de 1936 ont été permis par des grèves et des blocages massifs ; mais à la liesse de 1936 a succédé 1939.

Il ne s’agit pas ici de jouer les oiseaux de mauvais augure, ni de placer un signe égal absolu entre fascistes et fascisateurs, ni d’entendre des échos par plaisir ou de se faire tristes prophètes – “Les années trente sont devant nous” – mais de ne pas perdre de vue la double exigence qu’appelle ce double risque : comprendre et anticiper la fascisation en cours tout en refusant d’en devenir les spectateurs médusés, ne pas se laisser contaminer par la paranoïa tout en balayant les promesses d’un sauvetage sorti des urnes.
« La marée continue de monter et notre victoire n’est aujourd’hui que différée. », twittait Marine Le Pen au soir du 7 juillet. Il serait démentiel d’avoir pour seule perspective politique de s’accrocher aux dernières bouées d’un électoralisme défait.***

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les résultats en terme de sièges à l’Assemblée ont été très mal anticipés par les sondeurs et donc par le commentariat politique. Le jeu des désistements, de l’arc républicain et du vote barrage en rendent d’ailleurs le déchiffrage presque impossible. Des anarchistes ont dû voter Darmanin et des mémés gaullistes Philippe Poutou. Les seuls électeurs dont on peut être certain qu’ils ont voté pour leur candidat sont ceux du RN. Leur défaite par rapport à la vague brune annoncée, les place néanmoins en tête en termes de nombre de voix (plus de 10 millions) avec une progression en sièges de 58%, passant de 89 à 143 députés. Le RN demeure également le premier parti français au Parlement européen. La France Insoumise reste stable avec un député perdu pendant que l’habilité du Parti Socialiste dans les négociations l’amène à ressortir des poubelles de l’Histoire avec la plus forte progression comparée à 2022, +109%.

Le NFP peut revendiquer sa victoire en ayant fait mentir les sondages qui prédisaient encore, quelques jours auparavant, une majorité absolue au RN. En attendant qu’il se disloque, il est le premier groupe à l’Assemblée Nationale.
Le RN a gagné en obtenant le plus grand nombre de sièges de son histoire au parlement et en s’imposant, avec 37% des suffrages exprimés, comme le premier parti de France en termes de nombre de voix, et le plus important groupe pour représenter la France au Parlement européen.
La macronie que tout le monde pensait enterrée a gagné quelques mois ou années de survie supplémentaire. En préservant un nombre conséquent de sièges, elle peut continuer de jouer le rôle de pivot et d’arbitre à même de se coaliser ou de tempérer les ambitions présentées comme excessives ou irréalistes de ses rivaux. Emmanuel Macron n’a pas débranché son gouvernement, il a seulement appuyé sur reset et la machine s’est relancée.

Quant à la (dé)composition du gouvernement, on ne peut qu’être réduits à des conjectures de plateau-télé. Le RN ne gouvernera pas et sa position de vainqueur perdant est probablement la plus confortable. Pour le reste, tout se jouera dans les petits arrangements et le bluff mais à la fin, si le NFP gagne, ses adversaires l’empêcheront de gouverner et si Macron parvient à recomposer le centre, idem. Rappelons-nous que la Belgique a été administrée sans gouvernement pendant 541 jours.***

Ce que les analyses électorales et politiques ratent systématiquement, c’est la manière dont les résultats et leurs représentations affectent psychiquement et subjectivement les individus.

Dans quel état se trouve l’économie morale de l’électeur ordinaire du RN ?

Probablement à vif. Il se sait majoritaire, majoritairement représentatif et pourtant il a perdu et s’est vu publiquement et médiatiquement moqué, humilié, expulsé du pouvoir et de l’acceptable républicain. Jean-Philippe Tanguy l’avait promis : “une majorité absolue, c’est certain”, au lendemain des résultats, Marine Tondelier le piétinait en direct sur France 2, dans une séquence d’anthologie.

Que se passe-t-il actuellement dans les viscères d’un “garde-côte de l’ordre racial” (Félicien Faury) ? Un ressentiment paradoxal – un sentiment de minorité majoritaire, et donc, un potentiel paranoïaque explosif. Que ressentent celles et ceux qui ont choisi de politiser leur racisme, de souhaiter qu’il se greffe à l’appareil d’État, qui ont gagné numériquement mais perdu politiquement ?

On peut entendre et supposer qu’affectivement, se joue en eux l’alliage dynamique d’une immense déception démoralisatrice stimulant la nervosité et le ressentiment, avec la joie cruellement patiente de se savoir majoritaire pour 2027. Déception, ressentiment, et assurance paradoxale d’une victoire à venir, le tout énervé à vif par le sentiment général d’être confronté à un système de “parti unique” allant de “Philippe Poutou à Édouard Philippe”, c’est là probablement la fluctuation affective la plus risquée. En elle repose la promesse du backlash, radicalisant la surnormalisation d’une main, approfondissant les compétences gouvernementales et les promesses de carrières et élargissant massivement leur volonté “révolutionnaire” marginale de l’autre, pour continuer d’ouvrir la fenêtre d’Overton et “centrer” le RN. En un sens, la situation est, objectivement, pour eux, la meilleure : d’un côté, ils sont majoritaires ; de l’autre, ils peuvent maintenir la tension et l’énergie propres à la position minoritaire de résistance et d’opposition. N’oublions pas que si le NFP est une coalition de partis fratricides, le Rassemblement National n’est qu’un seul parti, rallié par les ciottistes. Autrement dit, on doit s’attendre à la reprise de leur combat à une échelle encore jamais vue.

L’analyse de Julien Rochedy, pseudo-nietzschéen à la virilité fragile et ancien cadre de la jeunesse lepéniste, pose la nécessité “démographique” de ranger ses velléités nationalistes-révolutionnaires pour laisser la normalisation attraper les “vieux” de l’ordre LR pris d’effroi devant le désordre gauchiste. “Je suis au regret de rappeler quon ne peut avoir que la politique de sa démographie, oubliez pour linstant tout rêve révolutionnaire. / Toutefois, la radicalité bordélique de la gauche et sa poussée dans le pays peut aider à rameuter progressivement ces vieux apeurés dans le camp du RN, surtout si ce dernier conserve son alliance avec LR.” Selon lui, la non-victoire de LFI ou sa victoire seulement apparente dans le NFP, permettra à l’extrême droite ’dagiter la menace sans avoir à la subir”. Et il conclut sur la nécessité vitale d’élargir cette fenêtre d’Overton et de reprendre l’offensive audiovisuelle : “Notre rôle dinfluenceurs, écrivains, journalistes, artistes, politiques (reconquête ?) etc. est également très important dans les années à venir dans la mesure où il doit déplacer en permanence la fenêtre dOverton pour centrer toujours plus le RN. Il faut aussi que nous fassions un effort supplémentaire pour toucher bien plus les jeunes et proposer, tous, beaucoup plus de contenus audio visuel. Je précise que je suis le premier concerné et particulièrement coupable en la matière.
L’économie morale des identitaires et des nationalistes-révolutionnaires militants peut être synthétisée sous l’expression d’un désespoir critique revanchard. “Le désespoir est interdit, ce soir. Le RN augmente ses députés, malgré l’alliance bâtarde de la gauche et du centre. Au déclassement politique (sic) va s’ajouter le goût amer et revanchard du déclassement politique. Les troupes du camp national vont continuer à augmenter pour 2027.” (Rodolf Cart [1]

[1] Influenceur fasciste chez Michel Onfray et Alain de…

). Ce qui se joue dans la fluctuation affective raciale, c’est une descente déceptive, protégée des prolégomènes de la dépression par un sentiment inverse d’accroissement d’une puissance collective.

D’un côté, donc, on va avoir des gens comme le dessinateur fasciste Marsault, pour qui la victoire de la gauche est le signe d’une alliance entre “les Français qui veulent mourir” avec les “gens qui veulent les tuer” (les noirs et les arabes) pour en conclure que “la solution ne viendra pas de la démocratie”. La fonction repoussoir de cette « gauche », espèrent-ils, sera de radicaliser une partie rebelle de la jeunesse blanche autoritaire, de conquérir la tête des gens et d’exciter leur instinct de survie, leur détresse paranoïaque. Et comme le souligne Rochedy, cela se fera dans des conditions financières optimales, étant donné le nombre de le nombre de députés du RN.***

Quelques accélérationnistes en surplus d’optimisme ont voulu voir dans cette séquence condensée et radicalisée « à droite » les conditions objectives et favorables à l’émergence d’une contre-violence révolutionnaire, soit d’un sursaut. Force est de constater qu’il n’a pas eu lieu et que le seul camp pour lequel le résultat n’a pas été quantique (ni une victoire, ni une défaite ou bien les deux), c’est bien le nôtre. Nous nous retrouvons coincés entre la renaissance fébrile et bancale des illusions de gauche, la stabilité effective du parti de l’économie et le ressentiment rance de la réaction.

Les pulsions autoritaires sont partout et ce ne sont pas les crevards qui manquent pour tenter de les investir. Julien Rochedy évoque le « ressort révolutionnaire de jeunes blancs nombreux, unis et en colère ». N’oublions pas, comme le soulignait déjà Wilhem Reich en son temps que le fascisme n’est jamais révolutionnaire. « Si l’on entend par “esprit révolutionnaire“ une révolte rationnelle contre les abus insoutenables de la société humaine, la volonté rationnelle “d’aller partout au fond des choses“ («  radical  » = «  radix  » = «  racine  ») afin de les améliorer, le fascisme n’est jamais révolutionnaire. Mais il peut se présenter sous le déguisement d’émotions révolutionnaires. » [2]

[2] Wilhem Reich, La psychologie de masse du fascisme,…

Nous nous devons d’être honnêtes et lucides, la situation est mauvaise. L’Assemblée Nationale nous a ravi le projet de devenir ingouvernables et des abrutis racistes se prennent pour des rebelles. Mais des périodes sombres, « nous » en avons traversé et nous savons ce qu’il faut faire ou du moins par où recommencer : se retrouver, penser, s’organiser. Le reste en découle.

L’enfer des vivants n’est pas chose à venir, s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

[1] Influenceur fasciste chez Michel Onfray et Alain de Benoist

[2] Wilhem Reich, La psychologie de masse du fascisme, 1946

https://lundi.am/Un-sursaut-pour-un-sursis

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