« Cette confusion qui tue la gauche »

Philippe Corcuff

Il y a trois ans, le politologue publiait un livre sur le confusionnisme. Il signe aujourd’hui un pamphlet avec Philippe Marlière. Tous deux y interpellent les six « tontons flingueurs de la gauche » : Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin et Onfray. 

Votre intuition que le confusionnisme s’étend se confirme-t-elle avec le temps? 

Depuis la sortie du livre, en 2021, les choses se sont accélérées. Il paraît clair aujourd’hui qu’il y a un brouillage des repères. J’appelle « confusionnisme » le développement d’interférences entre des thèmes et des postures appartenant à des traditions politiques et idéologiques différentes, et cela en profitant du recul du clivage gauche-droite. Ces hybridations contribuent au processus d’extrême droitisation en cours. Le confusionnisme, c’est, par exemple, un intellectuel comme Michel Onfray, ancienne figure de la gauche dans les années 2000, qui adoube la théorie du « grand remplacement », reprend la notion de « francocide » à Eric Zemmour et accepte une émission sur CNews. D’ailleurs, sa revue « Front populaire », en agrégeant des écrits de gauche, de droite et d’extrême droite, est une des premières revues confusionnistes.  Mais c’est aussi Valérie Pécresse, issue de la droite modérée, qui, en février 2022, en plein meeting de campagne présidentielle, reprend elle aussi la théorie du « grand remplacement ». Le confusionnisme n’est pas une idéologie cohérente, il ne relève pas d’un courant politique consistant. C’est pourquoi j’ai emprunté à Michel Foucault la notion de « formation discursive » : cela permet de mettre l’accent sur le caractère composite d’un espace en mouvement. 

Y a-t-il un lien entre le confusionnisme et et la crise de la gauche? 

Oui. La boussole de la gauche se dérègle et les hybridations confusionnistes s’étendent sur cette base. Mais en vertu de ce que Pierre Bourdieu appelle la « loi des cécités et des lucidités croisées », on le voit peu. La gauche dite républicaine se focalise sur la minoration de l’antisémitisme ou la faible réactivité à l’islamoconservatisme dans la gauche radicale. La gauche radicale, elle, se concentre sur la participation de la gauche républicaine à l’islamophobie ambiante. Les deux pôles ont une part de vérité et … d’autoveuglement. 

C’est pourquoi il faut fa ire l’effort d’embrasser l’ensemble de ce brouillard idéologique. Le macronisme, par exemple, a dans un premier temps incarné une vision pluriculturelle et non identitaire de la société française. Puis, à partir des « gilets jaunes », il verse progressivement dans l’identitarisme et une stigmatisation des musulmans qui se traduisent, cinq ans plus tard, par sa participation à une loi sur l’immigration inspirée en partie par le RN. Bref, ce brouillage des repères aboutit à ce que même ceux qui disent combattre l’extrême droite contribuent, souvent pour des motifs de tactique politicienne, à ses succès. 

Dans votre nouveau livre, vous mettez en cause Jean-Luc Mélenchon comme l’une des figures contribuant à « flinguer la gauche ». Pourquoi?

Outre ses accents nationalistes – et sa germanophobie -, outre ses ambiguïtés vis-à-vis de l’antisémitisme, et sa valorisation de schémas conspirationnistes, nous montrons avec Philippe Marlière (professeur de science politique) que Jean-Luc Mélenchon est l’homme du « dégagisme ». Ce dégagisme s’est appuyé sur la théorisation par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe d’un « populisme de gauche » simplifiant tout, au profit de l’opposition peuple-élite. En s’en inspirant, le chef de LFI a surtout travaillé politiquement l’aigreur, il a « enkysté » les gens dans la rancoeur vis-à-vis des « riches » et de Macron… Or le rôle historique de la gauche, c’est de déplacer la frustration, la souffrance ou la colère vers l’horizon d’une émancipation individuelle et collective, vers la possibilité d’une société meilleure où les individualités pourraient se déployer. 

Du côté du PS, vous faites un sort à François Hollande, autre « tonton flingueur »…

Quand François Hollande devient président de la République en 2012, la gauche n’arrive plus vraiment à porter ses thématiques historiques autour de la justice sociale parce que les politiques qu’elle a menées depuis le tournant néolibéral de 1983 ont démenti cette exigence. Du même coup, dirigeants et technocrates socialistes vont croire que le manichéisme porté par le groupuscule Printemps républicain, ou les thèses simplistes de l’essayiste Christophe Guilluy sur la « France périphérique », pourraient pallier leurs insuffisances. Le thème de l’insécurité culturelle, l’usage islamophobe de la laïcité vont ainsi alimenter le vide socialiste pendant la présidence Hollande. Face en vrai défi du djihadisme meurtrier des attentats de 2015, on va même déboucher sur la proposition de déchéance de la nationalité. Le PS, qui avait perdu sa légitimité sur le terrain social, va le perdre aussi sur celui des droits humains, en ébranlant son héritage « Ligue des Droits de l’Homme ». Et, ce faisant, participer à son tour au confusionnisme et contribuer, d’une autre manière que Mélenchon, à nous rapprocher du précipice.

Faut-il faire une comparaison avec les années 1930? Vous aviez signé, il y a dix ans, un petit essai : « Les années 1930 reviennent et la gauche est dans le brouillard ». 

Le confusionnisme existait dans les années 1930, notamment chez ceux qu’on a appelés les « non-conformistes », qui mêlaient catholicisme et fascination à la fois pour le fascisme et pour l’URSS, mais il était endigué par la force des partis de gauche et des structures syndicales et associatives. Le confusionnisme aujourd’hui est beaucoup plus dangereux puisqu’il n’y a presque plus de barrières pour contenir son extension. Le tissu politique, syndical et associatif de gauche a beaucoup perdu en volume et en dynamique

Comment la gauche peut-elle rebondir? 

Une critique globale de la façon dont les figures de gauche ont largement failli est nécessaire. La veine polémique de notre essai veut susciter cette prise de conscience. Il n’est pas du tout dit que les idées d’extrême droite soient dominantes dans la société. Une même personne va pouvoir être émue de la situation des migrants en voyant le corps d’un enfant sur une plage, ou en pensant au sort des Ukrainiens, et, dans un autre contexte, dire que les étrangers prennent nos allocs. L’extrême droite s’engouffre dans le thème des allocs, et peu, à gauche, incarnent l’autre aspect, dans le cadre d’une politique clairement sociale. Il y a un substrat idéologique et affectif de la gauche qu’il faut revivifier. 

Mais comment? 

Grâce aux repères raisonnés et émotionnels qui cheminent à travers les chansons, les séries télévisées, le cinéma, à travers la culture populaire qui circule dans nos vies ordinaires. Souvenons-nous du PCF des années 1960 : il est beaucoup moins fort s’il n’a pas les chansons de Jean Ferrat. Cette bande-son a nourri les imaginaires de millions de personnes à l’époque. Le défi, c’est de refaire la bande-son d’une gauche à réinventer. 

https://www.nouvelobs.com/politique/20240406.OBS86761/philippe-corcuff-et-cette-confusion-qui-tue-la-gauche.html

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