RACE ET HISTOIRE

19 janvier 2024

Dans le cadre d’une campagne de l’UNESCO contre le racisme, Claude Lévi-Strauss rédige deux textes, à presque vingt ans d’intervalle, pour réfuter la notion de race et celle d’inégalité des cultures qui l’a remplacée.

RACE ET HISTOIRE (1952)
Claude Lévi-Strauss affirme tout d’abord que s’il existe bien une diversité intellectuelle, esthétique, sociologique parmi l’humanité, celle-ci n’a absolument « aucune relation de cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains aspects observables des groupements humains ». Cette diversité des cultures humaines n’est aucunement statique : des forces internes travaillent au maintien ou à l’accentuation de particularismes, d’autres recherchent la différenciation. N’étant jamais isolées, toutes les sociétés réagissent à leurs voisines, désirant s’en distinguer ou à en adopter certaines règles. L’attitude la plus ancienne consiste à répudier les formes les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. Ainsi, l’Antiquité désignait comme barbare tout ce qui n’était pas grec, puis gréco-romain. La civilisation occidentale utilisa ensuite le terme de sauvage. « La notion d’humanité, englobant toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition forte tardive et d’expansion limitée. » Pour nombre de « populations dites primitives », l’humanité s’arrête aux portes du village ou du groupe linguistique, au point que beaucoup se désignent d’un nom qui signifie les « hommes ». « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. » Un « faux évolutionnisme » s’emploie à supprimer la diversité des cultures, en traitants les différents états où se trouvent les sociétés humaines comme des stades ou des étapes d’un développement unique, partant du même point et convergeant vers le même but. Alors que la notion d’évolution biologique correspond à « une hypothèse dotée d’un des plus haut coefficient de probabilité qui puisse se rencontrer dans le domaine des sciences naturelles », celle d’évolution sociale ou culturelle demeure « un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de présentation des faits ».
Sans rejeter la notion de progrès, Claude Lévi-Strauss considère toutefois qu’il est difficile d’établir une série régulière et continue. Les différentes techniques identifiées de la pierre taillée, par exemple, ne correspondent pas véritablement à des périodes successives mais ont certainement coexistées. Les connaissances scientifiques des indigènes américains dans les domaines du tissage, de la céramique, du travail des métaux précieux, de l’arithmétique (les Mayas connaissaient et utilisaient le zéro au moins un demi-millénaire avant sa découverte par les savants indiens de qui l’Europe l’a reçu par l’intermédiaire des Arabes) montrent qu’elles ne sont pas le privilège d’une civilisation ou d’une période de l’histoire.
Il conteste également la distinction fréquente entre histoire cumulative et histoire stationnaire, considérant qu’elle résulte avant tout d’une différence de localisation. Imprégnés dès notre naissance par « un système complexe de références consistant en jugements de valeur, motivations, centres d’intérêt », nous sommes portés à qualifier de inerte ou de stationnaire une culture humaine, ignorants de ses intérêts véritables. C’est le point de vue, le critère retenu qui définissent le classement. Selon le degré d’aptitude à triompher des lieux géographiques hostile, les Eskimos et les Bédouins vivent en tête. Les Arabes ont occupé une place prééminente dans la vie intellectuelle du Moyen Âge grâce à la formulation par l’Islam d’une théorie de la solidarité de toutes les formes de la vie humaine (technique, économique, sociale et spirituelle). « L’Occident, maître des machines, témoigne de connaissances très élémentaires sur l’utilisation et les ressources de cette suprême machine qu’est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et le moral, l’Orient et l’Extrême-Orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires. »
Depuis un siècle et demi, la civilisation occidentale tend à se répandre dans le monde, les autres adoptant progressivement, l’une après l’autre, ses techniques, son genre de vie, ses distractions et jusqu’à ses vêtements. Cette adhésion est loin d’être spontanée : « La civilisation occidentale a établi ses soldats, ses comptoirs, ses plantations et ses missionnaires dans le monde entier ; elle est, directement ou indirectement, intervenue dans la vie des populations de couleur ; elle a bouleversé de fond en comble leur mode traditionnel d’existence, soit en imposant le sien, soit en instaurant des conditions qui engendraient l’effondrement des cadres existants sans les remplacer par autre chose. »
Claude Lévi-Strauss conteste également la vision naïve – ignorant totalement la complexité et la diversité des opérations impliquées dans les techniques les plus élémentaires – selon laquelle connaissances et inventions auraient été longtemps dues au hasard, labeur et illuminations du génie étant réservés à l’homme moderne.
De même, il explique « la chance » qu’a eu l’Europe au début de la Renaissance par le nombre de ses rencontres et contacts culturels : traditions grecque, romaine, germanique et anglo-saxonne, influences arabe et chinoise. Il soutient que « tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures » qui consiste en une mise en commun des chances que chaque culture rencontre dans son développement historique. Plutôt que de considérer les transformations sociales comme la conséquence de transformations techniques, il préfère évoquer une corrélation fonctionnelle entre les deux phénomènes.


RACE ET CULTURE (1971)
Dans cette seconde intervention, Claude Lévi-Strauss rappelle que même Gobineau reconnaissait que la diversité des cultures était issue de mélanges successifs entre groupes humains. L’idée d’un progrès continu d’un Occident en avance sur les autres sociétés, s’est peu à peu substituée à la notion de choix dans des directions différentes. Si l’analogie a pu être utilisée entre l’hérédité biologique et les accomplissements culturels, alors que les biologistes décrivaient « un monde vivant toujours croissant dans le sens d’une plus grande différenciation et d’une plus haute complexité », elle est sans doute plus pertinente maintenant que ceux-ci ont adopté la notion d’ « arbre », puis de « treillis » (figurent dont les lignes se rejoignent aussi souvent qu’elles s’écartent) pour décrire les « rapports de cousinage » entre les espèces. Il considère que l’hérédité détermine chez l’homme une aptitude générale à acquérir une culture quelconque qui dépendra des hasards de sa naissance et de la société dont il recevra son éducation. Il suppose toutefois que certains traits préculturels puissent parfois être rattachés à une base génétique de façon partielle ou par l’effet lointain de maisons intermédiaires et que chaque culture pourrait sélectionner « des aptitudes générales qui, par rétroaction, influent sur la culture qui avait d’abord contribué à leur renforcement ».

L’UNESCO ferait bien de promouvoir de nouveau (et distribuer) ces brochures dont la pertinence actuelle est au moins aussi flagrante qu’à l’époque de leur parution.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

http://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2024/01/race-et-histoire.html#more

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